"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

30/10/2022

Métaphormose - chapitre 8

 

FLOODLANDThe Sisters Of Mercy, 1987

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César, Jack, Cat, Virginia et notre homme restèrent cois devant la grande gueule en uniforme. Les bouches passaient de l’autre côté des noirs miroirs. Et il n’y avait nul lapin blanc pour les guider. C’est Virginia qui tira les quatre mecs de l’inertie provoqué par la vision cauchemardesque du flic à grande gueule. Ils reprirent leur marche d’un pas lent et passèrent devant le flic, évitant de lui lancer le moindre regard, ni direct, ni de travers.

Le retour vers l’appart de notre homme se fit dans le silence. Un silence encore plombé par la stupéfaction. Un silence où l’on pouvait entendre les cellules grisées par cette essence nouvelle mettre en marche leurs méninges. Un silence lourd et pesant, assourdissant. Un silence qui ne savait pas encore quoi dire. Une fois la petite troupe posée chez lui, le silence explosa en mille questions. Bien sûr, iels avaient été surpris de voir ces lèvres gigantesques s’agiter entre l’uniforme et la casquette du keuf, IRL, dans la vraie vie, hors des écrans. Bien sûr, ça changeait pas mal de choses. Le petit reste auquel leur esprits rationnels s’agrippaient encore, cette infime possibilité que ce soit le média, les écrans quels qu’ils soient, qui fut l’origine de la métamorphose venait de se dissoudre dans la réalité brute. Bien sûr, iels avaient évoqué cette possibilité en posant comme responsable de l’hallucination leur propre cerveau. Bien sûr, l’idée que les gens d’armes puissent eux aussi se transformer, étant l’instrument de la domination, étant ceux qui donnaient corps aux lois, qui faisaient tomber les coups de la loi, n’était pas absurde. Et pourtant, la sidération engourdissait encore leurs membres et leur esprit. L’abîme qui s’ouvrait sous leurs yeux faisait tomber l’empire de leurs sens. La terre était inondé de mensonges et le monde sombrait dans la folie. Iels avançaient sur un terrain meuble qui s’évanouissait sous leurs pas, sans plus de repères que ceux qu’elleux-mêmes poseraient. Iels étaient tels des flocons de neige poussés par le vent de la corruption. La sensation de vertige était saisissante.

Tout en cuisinant, le petit groupe affinait sa réflexion, découpant les faits comme les poivrons, lavant les chapitres de cette drôle d’histoire comme les bonnes feuilles de la salade, éminçant les observations tel du blanc de poulet, débitant quelques analyses grossières comme iels coupaient grossièrement le bœuf ou les oignons, faisant revenir quelques spéculations délaissées en même temps que les lardons. Iels firent macérer quelques idées farfelues dans une sauce coco, citron, piments. Iels assaisonnèrent de sel de poivre et de quelques pincées de pensées piquantes. Bientôt les feuilles vertes trônaient dans le saladier, la viande grillait au-dessus des braises. La table était dressée. Lucrèce, la femme de César, avait appelé, elle arriverait pour le dessert. Les ami.e.s servirent les légumes braisés, disséquèrent la chaire grillée et leurs pistes de raisonnement, accompagnèrent tout cela de quelques pensées plus légères. Iels avaient beau tourner et retourner toutes ces salades, aucun sens ne se dégageait explicitement. Ils avaient bien plus de mal à avaler cette métamorphose dont iels étaient les témoins qu’iels n’en auraient à digérer leur repas.

Lorsque les plats furent vidés et les estomacs remplis, la discussion prit une tournure plus apaisée. Les sentiments contradictoires qu’iels éprouvaient formaient comme la mousse onctueuse et amère des cafés et donnaient aux fumerolles des cigarettes une âcreté prononcée. Toustes avaient été surpris de voir la métamorphose toucher un simple flic, pas une grande gueule de la télé, bien qu’iels s’y soient attendu. Iels avaient (sans vraiment la formuler) émis l’hypothèse que les médias ne soient pas le vecteur de la transformation, que ce soit le pouvoir symbolique et que par conséquent, il n’y avait aucune raison valable pour que le phénomène ne se limite aux écrans. L’idée que leur filtre d’analyse du monde soit ce qui en transforme leur vision revenait de plus en plus dans la discussion, comme une arme à double tranchant. D’un côté, iels se sentaient perdre la raison, débordé.e.s par le sentiment d’être responsables de ce cauchemar et d’un autre y voyaient une planche de salut. Iels avaient le pouvoir de rendre explicite la domination, de lui donner corps… ou plutôt bouche. On sonna à la porte puis on tambourina. Notre homme se leva et alla ouvrir. C’était Lucrèce, mais son visage était déformé par un mélange de stupéfaction, de colère et de peur. « Toi, t’as vu une bouche IRL... », suggéra notre homme. « On sait, on en a vu une en revenant du marché. On était, et sans doute qu’on l’est encore, dans le même état que toi. Mais vient, entre. » « No… non. Pas une bouche » fit Lucrèce en franchissant le seuil. Elle reprit son souffle en traversant le couloir qui menait à la cour où la troupe était installée. « C’est pas une bouche géante que je viens de voir dans la rue. C’est… une énorme oreille ! »

Les yeux de César, Jack, Cat, Virginia et notre homme étaient aussi rond de stupéfaction que leur bouche béantes. Notre homme failli défaillir et du s’asseoir avant même d’avoir proposé une chaise à Lucrèce, qui en prit une toute seule. Elle tremblait et césar la prit par les épaules et lui offrit un très large sourire plein d’une compassion un peu trop paternaliste. Puis, il lui frotta le dos comme pour la réchauffer, bien que le soleil fut du même plomb que le silence qui s’installa. Virginia prit les mains de Lucrèce. Elles étaient glacées. Et, lui tendant l’oreille, elle lui demanda de raconter ce qui s’était passé. Des larmes roulèrent sur les joues de Lucrèce qui hoqueta et commença à s’épancher. « Je venais de… J’étais en voiture. Je roulais tranquillement et je me suis arrêté à un feu. Il y avait la musique et je regardais à droite et à gauche en chantonnant. Il y avait une camionnette, vous savez, le plombier, celui qui dit « Eau près de chez vous depuis 1959 ». Et là, il y avait un homme… enfin deux mais je n’en voyais qu’un seul, l’autre était caché par la porte de la camionnette. L’homme que je voyais… son visage se décomposait. Il rentrait la tête dans les épaules, comme un enfant qu’on gronde. Malgré la musique j’ai commencé à entendre des mots forts, criés, sûrement par l’autre homme, celui qui était derrière le camion. J’ai baissé la vitre, prête à intervenir, parce qu’on n’a pas le droit de gueuler comme ça sur quelqu’un. Mais le visage de l’homme… il a commencé à disparaître. Comme si il y avait une ligne de partage des os, qui courait du sommet de crâne jusqu’au menton. Et le visage s’engouffrait dans cette faille. D’abord j’ai cru que c’était le soleil qui m’éblouissait et obscurcissait le visage du mec, mais non, parce que très vite, il ne restait plus entre le col de son t-shirt et le bonnet qu’il portait, que ses oreilles. Ses oreilles qui grandissaient au fur et à mesure, comme si la soufflante de l’autre gonflait ses pavillons. C’est la voiture derrière moi qui m’a sorti de ma torpeur. Le gars klaxonnait car le feu était vert. J’ai démarré et le feu passa à l’orange puis au rouge, mais le gars derrière moi me grilla la priorité et le feu. Quand il a été à ma hauteur il gueulait tout seul dans son gros 4x4 en me regardant. « Pauv’ conne. Ah les gonzesses au volant, j’vous jure ! » Lui, son visage avait commencé à se déformer sous le coup de sa colère machiste. Je l’ai vu dans le rétro. Et quand il est passé à côté de moi, son visage n’était plus qu’une bouche. Mais pas une de ces grandes gueules de la télé, une bouche à peine plus grande que la moyenne, mais juste une bouche, la bave aux lèvres. Je lui ai fait un doigt en gueulant « ta gueule ! » et il a accéléré et moi je me suis arrêté. J’ai regardé derrière pour voir si je voyais encore le gars aux grandes oreilles. Mais non, la camionnette était en train de partir dans l’autre sens. Et je suis venue. » Il y eut un nouveau silence. « J’en peux plus de ces machos et leurs grandes gueules ! On peut pas sortir sans qu’un abrutis nous fasse sentir qu’il est l’homme, et que nous, pauvre femme, on est rien ! » Elle fit une pause et demanda. « Est-ce que nous aussi, on va se transformer ? Et les enfants aussi ? » Submergée par le flot de larmes, les traits de ses émotions contradictoires formaient comme des îlots asséchés sur son visage.

Personne n’avait de réponse… et toustes se rendirent compte qu’iels n’avaient à aucun moment envisagé leur propre transformation. Biens sûr, les quatre garçons remplissaient pas mal des critères qu’ils avaient associés aux tenants de ce pouvoir symbolique associés à la métamorphose… Ils étaient des hommes, des quadras, blancs, de culture chrétienne (même si ils se définissaient comme athés), cis-hétéro (même si certains avaient pu expérimenter quelques relations homo). Certes, aucun d’eux ne gagnait outrageusement sa vie, l’un ou l’autre n’était même pas vraiment sorti d’une certaine forme de précarité, mais aucun d’eux ne vivait dans la misère et deux d’entre eux étaient même propriétaires. Une petite maison pour César et un appart’ en ville pour Jack, dont ni l’un ni l’autre ne finissait de rembourser le prêt.

« Lucrèce, mon reflet, ma sœurmoi aussi j’en ai marre de ces agressions quotidienne, de ne pas pouvoir m’habiller comme je le veux sans me demander si je n’aurai pas trop l’air d’une proie aux yeux de mecs prédateurs, de cette masculinité toxique, de ne pas pouvoir sortir dans la rue sans avoir l’impression d’être un bout de bidoche sur l’étale d’un boucher, de ce sexisme ambiant qui donne aux mecs leurs grandes gueules. Il faut que ça cesse ! » déversa Virginia. Elle fit une pause dans un silence sec. Puis elle reprit : « Finalement ça se tient… J’veux dire, qui dit bouche, entend oreille. Qui dit oreille, entend bouche. Et puis un pouvoir, même symbolique, s’exerce sur l’Autre. Si le masque du pouvoir est une bouche, l’Autre devait être une oreille. » Formulé ainsi, ça prenait sens. C’était grotesque, mais sensé. Dur à avaler, mais digeste. Virginia continua : « Visiblement, les transformation commence à se répandre. Après les rois de la com’ et les flics, les machos se transforment aussi en bouches. Par contre, si toutes celles et tous ceux qui entendent ces grandes gueules déverser leur flux de conneries doivent se transformer en oreilles, il va y avoir une véritable épidémie. À commencé par les femmes ! » Lucrèce demanda : « Pourquoi je ne me suis pas transformer en oreille, quand l’autre type m’a gueulé dessus ? » « Je ne sais pas. Peut-être parce que tu as réagi ? Peut-être que l’une des caractéristiques pour se transformer en oreille, c’est de se laisser faire ? »

Notre homme posa le gâteau sur la table et Jack plaqua une sentence : « Vous avez remarqué que certaines des suggestions qu’on a formulé la nuit dernière se sont réalisé… Comme dans l’idée de César, quand il a parlé de notre façon de voir qui transformait le monde. Si c’est en train d’arriver, comme le disait Cat, on peut infecter les gens avec nos visions et espérer une révolution. » « Tu sais, c’est très théorique, juste une idée… commença Cat. Et puis, on a pas la puissance médiatique pour que notre façon de voir transforme le monde. » « Par contre, vous avez un ego bien démesuré les gars ! Lâcha Virginia. Non mais vous vous entendez ? Vous pensez sérieusement que vous êtes à l’origine de la métamorphose de milliers de bouches ? Sans parler des centaines de millions d’oreilles à venir ? Que votre image du monde, née dans vos petits cerveaux pourrait avoir changer le président en grande et belle gueule ? Sérieux ? Vous êtes bien des mecs ! Redescendez ! Vous me faites chier avec vos grandes idées, vos grands discours et vos débats théoriques qui n’en finissent pas… alors que c’est la réalité, la pratique et celles et ceux qui la mènent qui tranchent. Mettez les mains dans le cambouis. Si vous pensez sérieusement que vous pourriez infecter le monde de votre image mentale, commencez par déconstruire les préjugés qui la hante au quotidien et commencez par construire des solidarités ici et maintenant. » « Mais on ne sait même pas ce qu’on a en face de nous. Est-ce que les gens se transforment vraiment ? On en sait rien ! Tout est peut-être dans nos têtes. Pour réagir, il faut bien qu’on ai une idée de ce contre quoi on se bat », affirma Jack. « Et là, c’est bien la réalité qu’on essaye de décrypter », renchérit César. « Tu veux qu’on fasse quoi ? Qu’on organise des groupes de paroles pour celles et ceux qui se transforment ? Pour les bouches ? Pour les oreilles ? Pour les deux ? » Elle les fixa et répondit : « Ok. Si les gens se transforment, visiblement ça ne change pas grand-chose à ce qu’on connaissait déjà comme situation. Les dominants se transforment en bouches et les dominés en oreilles. Est-ce que ça change fondamentalement les choses ? » « Elle a raison. Intervint Cat. De toute façon, nous n’avons pas les moyens de savoir ce qui a déclenché ces transformations. Ce n’est pas contre ces transformation qu’on doit se battre mais contre ce qu’elles symbolisent. » « Ouais, sauf que les gens se transforment, c’est pas le Pays Imaginaire ! insista César, Nous allons peut-être nous métamorphoser nous aussi. » « C’est vrai, intervint Lucrèce. T’as envie d’être changé en oreilles, ou en bouche ? Moi j’ai pas envie, pas plus que de voir mes gamins n’être que l’une ou l’autre. Et pour l’empêcher, si c’est possible, il va bien falloir qu’on comprenne ce qui se passe. Non ? » « Même si on comprend, est-ce qu’on est à même de changer le cours des choses ? On pourrait faire un parallèle avec l’apparition du Sida. Est-ce que ce sont les gens touché.e.s qui ont pu comprendre cette nouvelle maladie ? Qui ont pu trouver des médicaments ? Non, par contre en s’organisant, iels ont pu influer sur la recherche, pour que les malades soient pris en compte, vraiment. Iels ont organisé la solidarité autour des malades. » répliqua notre homme. « Ouais, mais on ne sait pas si c’est une maladie. Je sais que vous allez encore me traiter de complotistes, mais si ça se trouve c’est un truc que nous ont inoculé les puissants. » Les voix déferlèrent par vagues, se fracassant les unes contre les autres, un véritable déluge de mots trop hauts ; la raison faisait naufrage dans ce brouhaha générale dont la sonnerie du téléphone tira notre homme. « Oh, stop ! Arrêtez ! » Toustes se tournèrent vers lui. « Je crois qu’on devrait écouter les infos. Il se passe un truc. »

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