"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

La Bestia, train de l'enfer

Le bon, la belle et la Bête

Voyage dans l'enfer mexicain 

Soldaderas (1) en armes et en jupes. Sombrero et cartouchières croisées sur la poitrine. Figures féminines de la révolution mexicaine. Silhouettes guerrières sur les trains d’il y a cent ans. Images qui telles des fantômes hantent les rêves d’América. Mais le présent n’avait pas la charge révolutionnaire du passé et les trains ne servaient plus qu’aux marchandises, parcourant le pays du sud jusqu’au nord en lançant leurs cris lugubres.

"Ici commence le règne de la Bête. Et elle aime dévorer bras et jambes." Une soixantaine de personnes, hommes et femmes, souvent jeunes, parfois plus mûrs, écoutaient bouches-bées celui qui parlait, le passeur qui leur ouvrirait les portes du rêve américain. El Santo, porte-flingue à gueule d’ange, avait collecté l’argent de son groupe. "Elle sort de l’obscurité en rugissant, avec ses yeux brillant dans la nuit et son haleine chaude et fétide. Parfois elle s’arrête l’espace d’un instant, dans un vacarme de métal assourdissant, comme pour laisser une chance aux plus faibles, aux vieux, aux femmes, aux enfants de grimper sur son dos. Mais souvent elle ne s’arrête même pas et ne fait que se traîner lentement, alors seuls les plus forts réussissent à monter sur son dos." América sentit un frisson parcourir son échine. Les soldaderas seraient dévorées par la Bête dans les rêves de la nuit. Une nuit pleine de lumières et de bruits. Mais il faudrait dormir car le repos serait rare pendant le voyage. "Si vous vous endormez, vous risquez de tomber sur les voies et de perdre une jambe, vos rêves ou la vie." avait ajouté El Santo. Il s’éloigna en clopinant jusqu’à l’un des stands plantés là par les habitants de Tenosique. América s’approcha et commanda un coca. Le campement avait l’apparence surréaliste d’une fête foraine. Il ne manquait plus que le train fantôme.
A 27 ans, Pedro avait perdu une jambe et toutes ses illusions en chevauchant la Bête. Il était mexicain et avait passé quelques années de l’autre côté, "à Gringolandia, le Gabacho comme vous dites chez vous. Pas vrai ?" "Oui, c’est comme ça qu’on appelle les Etats-Unis dans mon pays." dit la hondurienne. "Tu sais, c'est pas pour devenir riche que je veux y aller. Ma famille est mon seul trésor. C'est simplement pour ne plus être pauvre. Avec Zelaya un espoir s’était levé… mais ils nous l’ont enlevé et maintenant je ne crois plus que mon pays connaîtra la justice. C’est pour ça que je veux partir. Pour aider ma famille avec ce que je gagnerai là-bas."
Quelques heures plus tard, dans cette nuit agitée le rugissement de la Bête se fit entendre. Les commerçants ramassèrent leurs marchandises et démontèrent les stands. Les sans-papiers, des centaines d’hommes avec l'espérance pour seul bagage, et des femmes avec parfois un enfant pleurnichant sur le dos, formèrent des files des deux côtés des voies. América, aux côtés de Pedro, attendait le moment exact pour sauter sur la Bête. Le soleil était sur le point de se lever mais ce fut de l’obscurité qu'elle surgit. La Bête les appelait. La locomotive commença à se frayer un chemin entre les files. Les sans-papiers rompaient les rangs. La course avait commencé. Beaucoup criaient pour se donner du courage. Une course qui les sortirait de la misère ou les séparerait à tout jamais d’un ami, d’un frère… América courait à en perdre haleine. Ses pieds tremblaient sur le ballast. Elle ne voyait rien d’autre que la carapace de fer de la Bête. Des larmes coulaient de ses yeux. Elle allait tomber quand elle sentit la main ferme de Pedro. Il la rattrapa. Elle courait pour s’accrocher à ses rêves. Elle attrapa enfin la Bête. Elle monta sur son dos et depuis ce qui lui apparut comme un moment de bonheur total, elle ouvrit les yeux et aperçut tous ceux qui n’étaient pas encore montés à bord. Elle vit deux corps mutilés, les membres arrachés que les mâchoires de fer de la Bête broyaient sur les rails. Elle cria… Tous criaient et mêlaient au rugissement du train le bonheur, la peur ou la douleur.
Le soleil se cachait derrière sa couverture nuageuse. Le vert-émeraude de la forêt de la Sierra Nord du Chiapas se profilait à l’horizon. Le vent était froid et América mit la capuche de son sweat, se pelotonna contre Pedro. El Santo ! Il avait gagné son surnom en sauvant il y a quelques années le bébé d’une jeune femme qui allait tomber sur les voies. América voulait en savoir plus sur la Bête. "Ses maîtres sont gringos depuis la privatisation des Chemins de Fer en 1999. Elle transporte de l’huile, du charbon, de la cellulose, des véhicules assemblés, du riz, du combustible..." La gueule d’ange de Pedro contrastait avec sa voix rocailleuse et le neuf millimètres à la ceinture qui rappelait à tous qu’il était un tueur. L’un des quatre qui travaillaient avec le fameux Balam Negro. Bien que "saint", il ne faisait preuve d’aucune pitié lorsqu’il s’agissait de refuser l’accès à la Bête. "Qui ne paie pas, ne voyage pas ! Le business c’est le business !" avait-il appris du Balam Negro. Le chef de la bande était une légende. Il avait 35 ans. Il était né dans le Yucatan mais avait grandi au Guatemala. Selon les autorités son âme était aussi sombre que sa peau. Il était svelte et portait cheveux longs et moustaches. Pour lui les frontières n’existaient pas. "Je ne comprends pas ce que sont les frontières. Les gringos nous ont chouré la moitié du pays et maintenant ils nous interdisent de marcher sur notre terre… Qu’ils aillent se faire foutre ! On a tous le droit de circuler partout sur la Terre." Balam Negro avait fait du passage de postes de contrôle et de barrages, de l’esquive de radars, de caméras infrarouges et même de drones - les yeux de l’Oncle Sam dans le ciel mexicain - un véritable art. Et son talent se payait cher… jusqu’à 5000 dollars ! Son sourire était jaune, comme ses dents d’or et de tartre. Armé de sa corne de bouc (2), de son flingue et de sa machette, il déambulait avec souplesse sur la colonne de fer. Les sans-papiers s’étaient installés comme ils avaient pu sur les toits et sur les balcons, entre les wagons. Les plus chanceux avaient une place dans un wagon à bestiaux. Les passeurs se retrouvèrent, eux, dans le fourgon central.
Peu après, vers Palenque le train ralentit. La Bête hurlait, s’efforçant d’avancer à travers le terrain accidenté. Neuf hommes profitèrent de son pas nonchalant pour y grimper. Chava, jeune cuisinier du Nicaragua les vit monter sur son wagon. "Du calme, nous aussi on va vers le nord." Mais après quelques minutes pour reprendre leur souffle, ils sortirent machettes et 9mm. Quatre d’entre eux avaient des AK-47. Ils enfilèrent leurs passe-montagnes et sautèrent sur le wagon suivant pour en détrousser les occupants. Chava les suivit de loin. En arrivant sur le wagon d’América ils emportaient déjà un joli butin et trois jeunes femmes. Ils fouillèrent les passagers du wagon et les délestèrent de leurs économies. Lorsqu’ils aperçurent América et son teint pâle, c’est une montagne verte dollars qu’ils virent. L’un des assaillants la tira par les cheveux. "Viens ici !" América pensa à son amie qui lui avait conseillé, avant de passer le Suchiate, de prendre la pilule. "Au cas où…" Comme América gardait la tête basse, le type lui posa la main sur la nuque. "Si t’es bien sage ma jolie, il ne t’arrivera rien." Mais un autre gars, plus âgé, commença à crier en pointant son flingue sur tout le monde. "Baisse ton putain de froc! Grouille !" Le vieux avait de grands yeux, le nez aquilin et une cicatrice qui lui barrait la joue gauche. Le jeune assaillant, lui, baissait déjà son froc. América figea son regard dans celui du vieux. "Vous êtes les Zetas (3), pas vrai ?" Le jeune se raidit et jeta un œil au vieux. Lui s’approcha d’elle et la braqua. América cracha. « Bande de lâches ! Les plus rats d’entre les rats ! Vous êtes tout juste bons à enlever des sans-pap’ mais vous n’auriez jamais les couilles de vous en prendre à un Carlos Slim. Et… Sur quoi on voyage, hein ? On est assis sur des marchandises qui valent je n’sais même pas combien mais la seule chose qui vous intéresse c’est le peu de thune qu’on a sur nous. Pauvres connards." Le vieux était sur le point de lui tirer une balle entre les yeux quand Chava sortit de l’ombre. "Ne la tue pas l’ami ! La belle blanche vaut bien plus vivante que morte !" Le vieux se retourna et braqua Chava. "Eh même, plutôt que de la vendre à un bordel tu pourrais la vendre comme pute de luxe à Juarez.Y'a sûrement tout un tas de rupins qui payeraient cher pour la culbuter." Le jeune reboutonnait son pantalon. Le vieux éclata d'un rire que couvrirent des coups de feu. La fusillade paraissait intense. Les autres assaillants étaient arrivés dans le wagon des passeurs. Ils avaient récupéré la thune mais Balam Negro et ses porte-flingues refusaient de les laisser partir avec les femmes. Le vieux envoya le jeune en avant voir ce qui se passait, et lui gardait un œil sur Chava et América. En passant entre les sans-pap’ le jeune planta un petit vieux, d’un coup de machette, puis le balança hors du train. Les détonations durèrent encore 15 minutes. Quand le jeune revint, il expliqua avoir vu un corps avec une cagoule tomber sur les voies. Puis le silence. Quelques instants plus tard le groupe d’hommes masqués arriva sur le wagon d’América. Ils descendirent tous, profitant une fois encore de la marche lente de la Bête. América les vit s’éloigner en camionnette. Au loin, les ruines de Palenque brillaient telles des perles mayas dans un écrin émeraude. Le rugissement de la Bête laissa les singes hurleurs sans voix.
Quelques 50 km plus loin, dans une zone connue sous le nom de La Aceitera, la Bête une fois de plus avançait au ralenti… jusqu’à l’arrêt total. Cinq camionnettes étaient garées le long des voies. Les tueurs, sans attendre, commencèrent à tirer sur le fourgon de la concurrence. Balam, Pedro et leurs compagnons étaient pris entre deux feux. Les sans-pap’ jetaient des regards affolés de tous côtés, essayaient de se cacher dans les entrailles de la Bête. Après 20 minutes, les armes cessèrent de cracher la mort. El Santo et Balam Negro déposèrent les armes et descendirent du train les mains en l’air. América et Chava virent leur exécution, d’une rafale en pleine tête, sans plus de pitié qu’un loup égorgeant un agneau.
Chava attrapa América par la manche de son sweat. "Tirons-nous ! On va pas attendre qu’ils viennent nous chercher." Ils pensaient gagner les derniers wagons, descendre et tenter de se réfugier dans les bois tout proches. Mais à peine avaient-ils posé pied à terre qu’ils entendirent rugir les AK-47. Une balle faucha Salvador (4). América se jeta au sol. Pendant qu’elle rampait pour se mettre à couvert, elle entendit arriver des hommes. Ils tombèrent sur Salvador à coups de pieds et de crosses de fusils. América s’aplatit au sol tout en se creusant un abri. Les cris de Chava remplaçaient ceux de la Bête. América aperçut le vieux qui l’avait visée avec son pistolet et le jeune qui l’avait braquée avec sa bite. Le vieux sortit un couteau, arracha les yeux et la langue de Salvador, les lui fourra dans la bouche, lui tira une balle dans chaque genoux et le laissa agoniser de longues minutes avant de l'achever d'une balle dans la tête. Les Zetas avaient fait monter dans des pick-up sans plaques la centaine de prisonniers, dont les femmes qu’ils avaient été contraints d’abandonner lors de la première fusillade. Le chef des Zetas, l'Alpha, donna une grosse liasse au machiniste. Il l’avait appelé par radio pour qu’il stoppe son train. La bande prit la poudre d'escampette, la Bête rugit et reprit elle aussi sa marche sanglante.

América marchait comme un zombie. Elle se sentait perdue. La seule chose qu’elle connaissait un peu par ici c’était les ruines de l’antique cité Maya. Son sac sur le dos, elle prit la direction de Palenque. Elle y rencontrerait, pensait-elle, quelqu’un pour la conduire jusqu’à un village, et de là trouverait le moyen de remonter sur la Bête. La forêt était dense et la protégeait des rayons du soleil. Après une heure de marche, elle s’arrêta pour manger quelque chose. Elle eut une fois de plus la sensation d’entendre le cri de la Bête ou ceux de Chava. Elle pleura. Assise sur le tronc d’un arbre tombé, elle entendait mille bruits. Elle eut peur tout d’un coup de se retrouver face à un jaguar ou tout autre animal sauvage. Mais non, ce fut un homme trapu à lunettes qu’elle vit sortir des profondeurs de la forêt. Il portait des moustaches et une machette mais sur son visage América pu lire l’étendue des sentiments qui font de l’être humain un animal civilisé. Il s’appelait Ricardo. Il l’invita chez lui. Ricardo lui offrit à manger, un repas chaud. América put profiter d’un lit. Elle put même se baigner dans le ruisseau qui courait derrière la cabane. Ensuite América s’endormit et ne se réveilla que le lendemain matin.
Le soleil était déjà haut dans le ciel. Ricardo et son frère Enrique imperméabilisaient le toit. Ils l’accueillirent par de grands sourires. Dans l’après-midi Ricardo l’emmena jusqu’à la nouvelle Palenque. Là, en face de l’arrêt des bus nationaux, dans une ruelle au sol en terre battue, América trouva une boulangerie et acheta un petit pain. Puis elle alla au bout de la rue principale, sur la place de l’église. Elle s’assit sur un banc en attendant Ricardo. "Je vais te présenter quelqu’un." Avec son frère, ils faisaient partie d’une communauté zapatiste et connaissaient des activistes susceptibles de l’aider. Ricardo revint avec un curé. Le père Emiliano avait une soixantaine d’années, d’énormes moustaches et un sombrero en paille. Ses yeux brillants semblaient voir au-delà des apparences. Ils allèrent boire un coup. Le curé offrit le café à América. "Attention, tous ceux qui voyagent sur la Bête ne sont pas des migrants. Enfin, peut-être l’ont-ils été un jour. Puis les Zetas les ont enlevés et de victimes ils sont devenus indics de leurs bourreaux. Ils sont très dangereux parce qu’ils parlent comme toi et te mettent en confiance. C’est pourquoi vraiment, si tu as de la famille de l’autre côté, ne parle jamais d’eux, tu m’entends, à personne. Parce que si ces mouchards découvrent que tu as de l’argent, ils préviennent leurs chefs… Dans le cinquième wagon, avec un sweat vert et une casquette Nike, voyage une Hondurienne avec de la thune." Les yeux d’Emiliano brillaient. América sourit. Il l’accompagna jusqu’à une auberge. "Tu peux attendre la Bête ici. Elle ne devrait pas trop tarder à se montrer." Au large des côtes du Yucatan, un ouragan empêchait le débarquement des marchandises. Les bateaux ne pouvaient pas approcher des ports et la Bête dormait encore de son sommeil de fer. Elle dut attendre que le vent se calme. "Beaucoup de ceux qui viennent ici se ressemblent, comme toi ils sont à la recherche d'une vie de rêve. Mais n’oublie pas América, n’oublie jamais que les rêves sont des fleurs qui naissent de ta chair, pas de la terre que tu foules."
Les migrants étaient nombreux à l’auberge. Ils se réunissaient le soir, pour cuisiner, discuter pour oublier l’attente. C’était tout le sous-continent qui se retrouvait dans le petit salon. América rencontra des compatriotes. Elle parla aussi avec Ernesto. Il en était à son deuxième essai pour gagner les USA. Il n’était pas très loquace. Les traits de son visage étaient emprunts d’une infinie tristesse. Les cheveux longs sur son visage brun étaient comme une pluie battante sur une terre noire. Puis il y eut des rumeurs. Elles disaient que la Bête allait enfin revenir. Troisième nuit blanche de veille. Mais finalement, alors que le soleil était encore loin de se lever, les coqs se réveillèrent. Beaucoup de ceux qui avaient dormi au pied des voies s’approchaient maintenant de l’auberge. Deux activistes essayaient d’interdire l’accès au train à ceux qui portaient des armes, demandaient aux migrants d’où ils venaient. "Vous avez été attaqués jusqu’ici ?" Le cri de la Bête approchait. América se répétait: "Tous ceux qui voyagent sur la Bête ne sont pas des migrants."
Juchée sur le dos de la Bête, sur sa colonne de fer, América avait retrouvé Ernesto. Les conseils du prêcheur de la théologie de la Libération lui revenaient. Pourtant elle avait envie de se confier à lui ; quelque chose dans les traits d’Ernesto le lui rendait sympathique. Peut-être cette tristesse qu’il portait comme un fardeau sur l’épaule. Peut-être ces yeux qui brillaient malgré tout sur un visage sombre. Mais América redoutait de trouver derrière ses traits d’ange déchu l’histoire terrible qui l’aurait converti en balance. América avait déjà vu beaucoup de violence et elle ne voulait plus voir couler le sang. Elle garda donc le silence. Emiliano lui avait conseillé de descendre de la Bête un peu avant d’arriver à Medias Aguas. "C’est l’un des endroits où il y a le plus d’enlèvements. Les voies du Chiapas et du Oaxaca se joignent là-bas." avait dit le prêtre. "Ma fille, essaie de sauter de la Bête quand elle avance plus lentement, vers Matias Romero par exemple. Si tu peux, essaie de convaincre le machiniste d’arrêter le train, mais pour l’amour de Dieu ne continue pas jusqu’à Medias Aguas. Mieux vaut arriver tard que jamais !" Depuis les hauteurs de son trône, chaire de la Bête de fer, le chauffeur avait répondu : "M’arrêter là-bas ? Pourquoi ? Enfin bon, on verra…" Tous ne travaillaient pas pour les Zetas, mais tous obéissaient sous la menace.
Après de longues heures avec comme unique perspectives la terre du Chiapas puis celle du Veracruz, après avoir longé le bleu de la mer du Golf à Coatzacoalcos, la Bête s’enfonça une fois de plus dans l’intérieur des terres. Alors qu’ils arrivaient vers Matias Romero, América attrapa ses affaires et s’accrocha aux flancs de la Bête. Elle aperçut alors Ernesto surveillant des types qui tournaient un volant jaune entre deux wagons. Lentement la Bête s’arrêta en hurlant, projetant des étincelles sur la voie. América allait descendre lorsqu’elle sentit une main sur son épaule. Ernesto lui interdisait la descente. Elle voulut crier mais il posa son doigt sur ses lèvres. "N’aie pas peur. Regarde !" Ils virent descendre cinq silhouettes. "Ce sont des espions des Zetas. Ils vont tout dire à leurs chefs." Ils attendirent un petit peu et descendirent lorsque la Bête reprit sa course vers le Nord. Ils commencèrent à marcher. Ernesto semblait savoir ce qu’il faisait. Il commença alors à raconter son histoire à América, peut-être pour lui donner confiance. Pas grand-chose à voir avec celle qu’il lui avait servie à l’auberge. C’était bien la deuxième fois qu’il montait la Bête, mais il ne cherchait pas à passer de "l’autre côté ". Sa femme avait été enlevée et assassinée alors qu’elle voyageait vers les USA il y a quelques mois. "Elle était enceinte et on devait partir pour avoir une autre vie, plus digne. Elle est partie d’abord et moi je devais attendre son coup de fil avant de la rejoindre là-bas. Mais elle n’a jamais appelé. Elle a disparu quelque part dans le Nord, peu avant la frontière. Après plusieurs semaines passées à la chercher, après avoir suivi ses traces, je suis rentré chez moi. Deux mois après, l’ambassade m’a envoyé des photos. Sur l’une d’elles j'ai reconnu le cadavre de Maria, ma fiancée. Ils lui avaient coupé les mains. Ils ne l'avaient même pas enterrée dans une fosse commune. Non, ses assassins l'avaient posée sur un tas de cadavres, ceux de soixante-dix autres migrants, dans l’Etat du Tamaulipas. Je suis revenu au Mexique pour tuer ses assassins."
Ils marchaient et chaque pas les menait sur des terres toujours plus intimes. Ernesto offrit à América les mots qui définissaient la tristesse de ses traits. Les derniers doutes qu’elle avait encore s’étaient dissous en chemin et elle ne tarda pas à se confier à son tour. Un gars en 4x4 les prit en stop jusqu’à un bled après Medias Aguas. Ils y attendirent la Bête deux jours de plus. Le cri du train manquait à América. Lorsqu’il retentit par un après-midi nuageux, ils attrapèrent leurs affaires et se dirigèrent vers les voies. Une heure plus tard, la Bête arriva de son pas lent et bruyant. Ils grimpèrent une nouvelle fois sur son dos. On apercevait des silhouettes sur chaque wagon, semblables à ces oiseaux qui sautillent sur le dos des rhinocéros. Avec la lune, les migrants sortirent de leurs cachettes. América et Ernesto changèrent de wagon. Ils trouvèrent un fourgon qui les protégerait des nuits à la belle étoile.
Entre les deux fleuves, le Suchiate au Sud et le Rio Bravo au Nord, le train traverse forêts, montagnes, vallées et déserts. Il passe par des zones où les températures, de négatives peuvent atteindre les 50° à l’ombre. Et de jour comme de nuit la Bête rugit. Pour atteindre "l’autre côté" les émigrants parcourent sur son dos près de 5000 kilomètres. Le voyage peut durer presque un mois. Pour eux, le Mexique devient infini parce que la Bête zigzague sur tout le territoire sans horaires ni fréquences fixes, mais toujours en poussant ses rugissements lugubres. La Bête peut mesurer jusqu’à deux kilomètres et avance à presque 70 km/h dans les zones inhabitées. Celle que chevauchaient América et Ernesto mesurait un peu plus d’un kilomètre et semblait suivre les caprices de ses propres démons. Elle comptait quatre locomotives, près de 120 wagons et n’arrêtait pas de rugir. Elle transportait un bon millier de migrants. Seuls quatre de chaque centaine arriveront de l’autre côté.
América et Ernesto descendirent encore plusieurs fois de la Bête. América souffrait de crises d’angoisse et ils durent lui trouver des médicaments. Puis ce fut Ernesto qui se sentit mal. Mais à chaque fois, après quelques jours loin du dos de métal, ils montaient une nouvelle Bête. Ils dormirent sous des ponts, couchaient à côté des voies. Ils furent contraints de mendier leur nourriture. Ils avaient peu d’argent, encore moins d’informations et portaient sur leurs épaules de lourdes menaces appelés police et Zetas. América avait les pieds en compote à cause des longues marches. Les jours et les nuits s’enchaînaient pour les mener de Veracruz à Puebla puis de Puebla jusqu’à Tultitlan au Nord du Defectuoso. Le cri de la Bête faisait partie de leur vie, résonnait dorénavant en eux. Le froid avait remplacé la chaleur et la pluie tombait sur les migrants comme plus tôt les rayons ardents du soleil. Le fer de la carapace de la Bête ne brûlait plus, il était devenu glissant et chaque pas sur l’échine du train pouvait être le dernier. Plusieurs hommes endormis tombèrent sur les voies. Quelques jours durant América avait souffert de la faim. Elle était restée sans force, déshydratée. Heureusement, dans quelques villages, parmi les plus misérables du pays, ils virent des femmes, postées le long des rails et offrant des repas, de l’eau aux migrants. Elles se levaient avant l’aube pour cuisiner. Ensuite, alors que les heures défilaient lentement, elles attendaient le passage de la Bête pour nourrir plus pauvres qu’elles. Peut-être le rugissement de la Bête de fer leur rappelait-il un frère, un mari ou un fils parti il y a bientôt dix ans. Un être disparu qu’elles ne voyaient plus que sur les photos qu’elles portaient collées sur le cœur. En pensant à un être cher descendu de la Bête dans les plantations de tabac de Caroline, dans les ranchs du Texas, dans le Sasabe ou trempé par les eaux du Rio Grande, ces femmes redonnaient du sens à leur vie.

Ernesto parcourait la Bête, prenant en notes des centaines d’histoires sur un cahier d’écolier. L’histoire d’un gosse de 13 ans qui lui confessa avoir tué un homme et qui depuis fuyait de fourgon en wagon. Celle d’un autre gamin qui fut violé et qui pour oublier ses bourreaux et ses peurs cherchait sur le parcours de la Bête l’amour d’une femme. Celle encore de ce gars s’étant donné pour mission de protéger les migrants de ceux qui ne le sont pas mais qui font tout pour leur ressembler afin de leur voler jusqu’à leur dernier souffle. Chaque nuit, à la lumière de la lune Ernesto lisait à América l’une de ces histoires qui remplissaient son carnet. Quelques jours après le Defectuoso, Ernesto rencontra son destin, sous les traits d’un jeune homme d’à peine 20 ans. Il s’appelait Alejandro et c’était le cousin d’un des oncles de sa femme. Lorsqu’ils se reconnurent ils pleurèrent comme des enfants. Mais après la joie des retrouvailles vinrent les doutes et les questions. Ernesto voulut savoir pourquoi il n’avait pas appelé ni envoyé de nouvelles. Il voulut savoir s’il avait su pour Maria. Ce qu’il faisait encore sur la Bête. Pourquoi ? Comment ?
Alejandro lui raconta tout. Après quelques semaines sur le dos de la Bête, lui et Maria étaient arrivés au Tamaulipas, près de Nuevo Laredo. Ils pensaient toucher au but quand ils furent enlevés. L’Etat du Tamaulipas peut être considéré comme le QG des Zetas en ce qui concerne le trafic d'hommes. « Ils nous ont d’abord conduit dans un hôtel et ensuite, avec près de 100 autres migrants, dans une maison sécurisée à San Fernando. Pendant le transfert, on a vu une patrouille. Les flics se sont retournés, ils ont vu qu’on était sous la menace d’armes et pourtant ils ont continué droit devant eux. Circulez, y’a rien à voir ! Dans la maison ils nous ont attaché les pieds et les mains, ils nous ont bâillonnés et voilé les yeux. Ils ne nous donnaient rien de plus à manger qu’un bout de pain sec de temps en temps. On n'avait pas d’autre choix que de se chier dessus, couchés à même le sol. Ils nous insultaient à longueur de temps. Après une éternité, ils nous ont demandé les numéros de nos proches aux Etats-Unis. Ils ont exécuté ceux qui n’avaient personne pour les aider. Les femmes, ils les violaient chaque jour, jusqu’à épuisement… alors ils les achevaient d’une balle dans la tête. J’ai vu mourir je ne sais plus combien de compagnons d’infortune. Maria refusait de donner le numéro de ses parents. Elle a été très courageuse, vraiment très courageuse. Ils l’ont tuée au bout cinq jours de torture. Ils lui avaient coupé les mains parce qu’elle avait griffé le troisième gars qui avait voulu la violer. Tout ce stress provoqua un accouchement prématuré. Ils ont donné des coups de pieds au bébé jusqu’à le tuer face à Maria. Elle, ils l'ont laissée mourir à petit feu parce qu’ils ne lui ont pas enlevée le placenta. Elle se vidait de son sang, lentement. Quelques heures plus tard, on est parti de San Fernando parce que l’armée était sur le point d’arriver. Alors seulement El Coyote l’a achevée. On a laissé plus de soixante corps derrière nous. Nous, les survivants, ils nous ont emmenés dans une autre maison, et encore une autre à Matamoros. » Les yeux d’Alejandro se remplissaient de larmes alors que ceux d’Ernesto s’embrasaient de haine.
Ils ne tuèrent pas Alejandro car son frère accepta de payer près de 2000 dollars. Mais lorsqu’une fois libre, il voulut dénoncer les faits auprès de l’INM, le pire commença. Les agents de l’immigration le revendirent aux Zetas. « Ils ont payé les agents en cash, je l’ai vu comme je te vois, dans cette même maison où il y avait des dizaines de personnes retenues prisonnières. Cette maison était située juste derrière les bureaux de l’INM. Les agents travaillaient avec le chef local des Zetas et le laissaient entrer au poste et emporter certains détenus. Lorsque les Zetas détenaient des migrants sans l’sous et que ceux de la migra étaient solvables, avec de la famille aux States, ils se les échangeaient. » Après une nouvelle semaine de captivité, de tortures physiques et psychologiques, ils lui proposèrent de travailler pour eux. « Moi j’en pouvais plus. Je voulais que ça s’arrête, c’est tout. Chaque cellule de l’organisation, ils les appellent les pieux, en plus de l’Alpha et des soldats, compte un boucher chargé de faire disparaître les corps. Celui qui officiait dans mon groupe s’appelait Gustavo Diaz. Je l’ai vu assassiner, puis dépecer et enfin brûler dans un bidon plus d’une centaine de victimes. Un jour il m’a avoué aussi être spécialisé en lechada. Il avait appris cette technique à Ciudad Juarez pendant l’apothéose du féminicide. Tu ne peux pas imaginer. Il s’agit de plonger les corps, morts ou vifs, dans un liquide composé de chaux vive et d’acide. En peu de temps ça ronge toute la matière organique sans laisser la moindre trace. Il m’a menacé si souvent de me donner un dernier bain corrosif… Oh, mon Dieu, tu ne peux pas imaginer… Alors je suis devenu une taupe, un mouchard. Depuis je parcours la route des migrants, je dors dans les mêmes auberges, je gagne leur confiance pour mieux les trahir ensuite. Pour chacun de ceux qu’ils ont enlevés grâce à mes infos, je revis la mort de Maria. Je te jure, je souffre, c’est horrible. »
Il fallut presque cinq nuits à Alejandro pour révéler toutes les vérités cachées dans le labyrinthe de sa mémoire. Il y avait d’autres taupes des Zetas et Alejandro ne les connaissait pas toutes. Par sécurité il retrouvait Ernesto la nuit. Ils se cachaient. Ernesto semblait s’éloigner d’América et elle en éprouvait beaucoup de peine. La Bête rugissait, passant le Querétaro, San Luis Potosi et enfin Nuevo León. Ils n’étaient plus qu’à quelques jours de Matamoros. Mais peu avant le point de séparation entre les voies qui vont à Nuevo Laredo et celles qui prennent la direction de Matamoros, le Bête eut à subir une attaque. Durant de longues heures les passeurs indépendants affrontèrent les Zetas. Les sans-pap’ se cachaient, craignant une nouvelle fois pour leurs vies. Les assaillants formaient un groupe de quinze tueurs avec à leur tête El Coyote. Bien que valeureux, les passeurs n’avaient pas la puissance de feu de leurs adversaires. Les Zetas parvinrent à monter et parcoururent le convoi. Ils commencèrent à amasser leur butin et regrouper les migrants signalés par les balances. Ernesto reconnut tout de suite El Coyote. Il était grand et portait ses éternelles lunettes infrarouges, fumait le cigare et ne se séparait jamais de son AK-47 plaqué argent. Une cicatrice barrait sa joue droite. Il avait les cheveux courts et ses yeux étaient plus noirs que la nuit. Il avait perdu une oreille en même temps que son indépendance. Le passeur cruel s’était métamorphosé en porte-flingue docile des Zetas. Alejandro lui avait tant de fois décrit l’assassin de Maria qu’Ernesto aurait pu le reconnaître parmi mille autres visages. Ernesto avait un poignard et envie de l’utiliser, de le planter dans le cœur de l'assassin. Alejandro accompagnait El Coyote et son garde du corps, récoltant les portables, les montres et l’argent des pauvres rêveurs de l’American way of life.
América était cachée dans le ventre de la Bête. Elle respirait à peine. El Coyote alluma ses lunettes et la débusqua malgré l’obscurité de son refuge. La chaleur de son corps, la vie même avait trahi América. El Coyote ne put réprimer un sourire sournois en voyant la peau blanche de la jeune femme. Alors qu’il l’attrapait par le cou, Ernesto bondit à découvert. Il se jeta lame en avant mais ne put poignarder son ennemi ; El Coyote para l’attaque avec la culasse de sa corne de bouc. Le regard brutal du Coyote se posa sur Ernesto, puis sur América. Ernesto. América. El Coyote leva la gueule de son AK-47 et la ficha dans celle d’América. De brutal, le sourire du Coyote devint féroce. Soudain Alejandro se jeta sur le garde du corps de son chef. Il parvint à le désarmer et à le descendre. Il retourna alors son arme vers El Coyote mais celui-ci le tenait déjà en joue. Une rafale et Alejandro tomba raide mort, mais El Coyote ne put entendre Ernesto se remettre debout sur sa droite. Ernesto se saisit de l'AK-47 et retourna l'arme vers l’assassin de Maria. Il tira. La tête du Zeta explosa, sa cervelle vola en éclats. Le corps du Coyote retomba lourdement, ses yeux fixes interrogeaient l'éternité.
América et Ernesto étaient restés de longues heures assis, main dans la main, le regard sur la frontière, cette ligne qui divisait le monde en deux. Le soleil était sur le point de se coucher et incendiait l’horizon. Ils s'embrassèrent. Ni l’un ni l’autre n’aurait su dire de quel côté se trouvait leur futur, leur passé. Au loin la Bête rugissait toujours.

Break on through to the other side !





Retrouvez cette nouvelle en espagnol sur le blog d'Aguascalientes: El invitad@ incomod@ 
Retrouvez-la, ainsi que des tas d'infos sur les migrants, la Bestia, sur le blog... La Bestia en Mexico !



1: Surnom donné aux femmes ayant pris les armes pour la 
révolution mexicaine
2: cuerno de chivo est le surnom donné à l'AK47 au Mexique
3: Los Zetas est un gang formé d'anciens militaires et policiers qui servaient de bras armé au Cartel du Golf avant de prendre leur indépendance et de se spécialiser dans les enlèvements
4: Chava est le diminutif de Salvador







carte du Mexique