"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

31/12/2019

Révolte sociale, le Chili en première ligne


Première ligne,

les héros anonymes de la résistance au Chili

 

Depuis le 18 octobre, le Chili connaît le mouvement social le plus important depuis la fin du règne de Pinochet. C’est l’augmentation du prix du ticket de métro qui a mis le feu aux poudres. Le président Piñera a retiré sa mesure, mais la fronde n’a fait que s’amplifier, nourrie par l’accroissement des inégalités sociales et une démocratie toujours et encore confisquée par une classe politique ne représentant qu’elle-même. La répression est féroce, des centaines de manifestants ont été énucléés par les LBD et près de 40 personnes sont mortes. Pourtant les manifestations et émeutes se poursuivent et ont vu apparaître de nouveaux héros et héroïnes, celles et ceux qui forment la « première ligne ».

 

source: https://desinformemonos.org/primera-linea-los-heroes-anonimos-de-la-resistencia-en-chile/

Photos, Gerardo Magallón / texte, Gloria Muñoz Ramírez / traduction du Serpent@Plumes

 



Santiago du Chili. La première ligne des manifestations dans la capitale chilienne est devenue l’emblème des mobilisations. Envers et contre tout, ce sont les héros et héroïnes de la protestation qui la forment. Dans les médias, ils sont appelés vandales, clochards, délinquants. Dans les manifestations, ils sont applaudis, acclamés, presque hissés sur les épaules. Ils existent.
Ils sont des centaines d’hommes et de femmes, jeunes dans leur majorité, à, chaque jour, affronter les carabiniers. Ils se regroupent autour des points stratégiques afin d’empêcher les gaz lacrymogènes, les tirs de munitions et les jets d’eau avec des produits chimiques, d’arriver jusqu’à la mobilisation pacifique. Ce sont les gardiens et gardiennes des dizaines de milliers de personnes qui depuis plus de 40 jours protestent dans les rues contre un système qui les exclue.


Le coin de Ramón Corvalán et de la rue Carabineros de Chile est l’un des camps de l’inégale bataille. Des pierres contre des blindés, de ceux qui tirent des munitions ayant rendu borgnes plus de 200 personnes, ou des bombes lacrymogènes ou les véhicules appelés canons à eau qui envoient des jets d’eau avec des agents chimiques, qui lacèrent, laissant la peau brûlante pendant des jours. Le Chili est expert dans ce genre de bassesses.
Les nuits sont un bouillonnement. D’un côté des groupes de jeunes cassent le bitume à la masse afin de ravitailler en pierres la première ligne. Des files de garçons avec des sacs de béton traversent les rues et les laissent à celles et ceux qui résistent aux attaques frontales des carabiniers. « Merci, frères », entend-on depuis les échauffourées et la fumée. Car oui, la première bataille remportée le fut contre l’individualisme et l’ego, ici tout est collectif.


Des dizaines, des centaines de personnes attendent les manifestants qui courent avec les yeux en larmes. « Eau avec du bicarbonate ! Eau avec du bicarbonate ! », crient-ils. Et les autres s’approchent pour qu’ils leur aspergent le visage, leur disent quelques mots de réconfort, les secourent. Pour chaque personne blessée, ils sont quatre ou cinq à s’approcher immédiatement. C’est un jaillissement.
La première ligne continue. Alors que le ciel s’obscurcit, des manifestants se regroupent face au canons à eau et aux blindés et les gênent avec la lumière verte des rayons laser sur les pare-brises. Le son et lumière inonde la rue. Le canon à eau recule. Les jeunes crient de joie.
Très vite l’infanterie carabinière, à pied, se déploie. Abritée dans les véhicules, elle reçoit l’ordre d’attaquer et ils courent après les jeunes et tous ceux qu’ils croisent sur leur passage. Ils frappent et donnent des coups de pieds à tous ceux qui s’interposent, ils en arrêtent quelques-uns et leurs compagnons essayent de les secourir dans une bataille au corps à corps. Parfois ils y parviennent. D’autres, le garçon ou la fille va grossir les files dans les commissariats. On parle maintenant de plus de 17000 détenus en 40 jours de protestations.


Claudia Aranda, reporter et activiste à temps complet, arrive en première ligne. Au cours de notre rencontre, elle reçoit par whatsapp l’échographie de son prochain petit-fils. Elle est heureuse. Il y a 40 jours elle a tout quitté et est partie vivre dans un squat pour se rendre disponible tout le temps. « La tante de l’eau », l’appellent ses milliers de nouveaux neveux des rues. « Hydratez-vous, canaille ! », leur crie-t-elle avec son bidon de cinq litres à la main. Dans son sac elle transporte son laser pour les moments où il faut désorienter les carabiniers, et son carnet et appareil photo, pour ses chroniques.
À l’autre coin de la scène, des groupes de jeunes tentent de faire tomber un feu de signalisation. Avec une corde ils le tirent pour le faire tomber au sol et faire du poteau une barricade. Des dizaines de coins de rues n’ont plus aujourd’hui de feux, c’est pour cela qu’un autre groupe de volontaires régule le trafic, recevant pour paiement le son des klaxons des automobilistes qui, de la même manière leur offrent une bouteille d’eau ou quelque chose à manger. 


Des dizaines de médecins, infirmiers et psychologues couvrent les points de santé. Ils arrivent ici dès la fin de longues journées de travail dans les hôpitaux publics et prives, et pendant des heures ils s’occupent des blessés de la révolte. On dirait, disent-ils, que chaque fois ils mettent des agents chimiques plus agressifs dans l’eau que lancent les carabiniers. Ces derniers jours les gamins arrivent avec des brûlures sévères de la peau.
Une jeune qui travaille comme organisatrice d’événements est maintenant chargée de la logistique au centre de santé. Elle reçoit et classe les dons des gens : masques, analgésiques, bandages, sérum, et une infinité d’articles qui s’amoncellent sur le côté. La solidarité, pour l’instant, est plus grande que l’urgence.


Dans la première file, les jeunes se protègent avec des boucliers faits de plaques arrachées aux rideaux des magasins, avec des couvercles de tonneaux, avec ce qu’ils ont. Ce sont quelques gladiateurs. Il y a des hommes et des femmes « pompiers » dont la mission consiste à étouffer les bombes lacrymogènes avec des bonbonnes d’eau, de bicarbonate et de soude caustique. La pire partie est pour eux, leurs poumons se remplissent de toxines. Les applaudissements de leurs compagnons sont leur seul paiement pour chaque bombe désactivée.
Dans la manifestation personne n’a faim. Et moins encore en première ligne; des cuisines collectives s’organisent et distribuent la nourriture dans des charriots récupérés dans les supermarchés. On ne manque jamais de lentilles et de patates. Parfois des contingents de cyclistes arrivent avec de quoi aider, d’autres fois c’est eux qui ont besoin d’aide.


Que se passerait-il si cette première ligne n’existait pas ? Il y a quelques jours une marche organisée par les maîtresses de maternelle essayait d’arriver Place de la Dignité, connue auparavant comme Place d’Italie, le centre névralgique des mobilisations, et face à elles déboulait la police avec des lacrymogènes. La première ligne sert à ce qu’elles et beaucoup d’autres comme elles puissent accéder à la place et manifester pacifiquement.
Les frondes et baïonnettes improvisées sont les armes de la première ligne. Barricades de pierres, planches, pneus, tout ce qui peut servir à obstruer le passage des carabiniers, dont la mission est de temps en temps rompre cette ligne, traverser les barricades, ouvrir le passage et pourchasser les manifestants. Depuis plus de 40 jours la mécanique est claire. Ils brisent la ligne, les jeunes se font tirer dessus, ils se dispersent et puis reprennent leurs positions. Jusqu’à la prochaine attaque. Et ainsi de suite.
« Embuscade ! Embuscade ! », crient-ils lorsque arrivent des deux côtés les canons à eau. Il n’y a pas grand-chose de plus à faire que se baisser et se protéger avec les corps. Ils se préviennent aussi lorsque l’un d’entre-eux est sur le point de lancer un cocktail molotov. « Mèche ! Mèche ! », crient-ils pour que leurs compagnons ouvrent un espace. La bombe artisanale vole dans les airs et tombe près des carabiniers. La joie se diffuse, cela leur offre un temps pour se rapprocher des carabiniers et continuer le combat avec les pierres.


La bataille est organisée. Certains vont à l’affrontement, d’autres construisent des barricades, d’autres regroupe le matériel, certains amènent la nourriture et l’eau, et d’autres s’occupent des blessées. Tout cela pour que le reste de la mobilisation contre un système qui les prive du plus élémentaire puisse avancer sans trop de difficultés.
Au milieu de la bataille jamais ne manque la batucada ou un saxophoniste qui s’approche avec « El derecho de vivir en paz » et imprègne l’ambiance de ses notes. La nuit tombe et les blocages s’éteignent peu à peu. Dans les rues sombres apparaissent des groupes de carabiniers qui patrouillent. Et, tel un fantôme, entre les ombres, on entend des cris : Miliciens de merde ! Jeunes de merde ! Assassins ! Une jeune fille avec une énorme pierre à la main passe près des rangs de carabiniers. Elle les insulte, cachant la pierre. Les carabiniers continuent. Et elle aussi.


04/12/2019

Préférer à la patrie des frontières, la matrie du sous-sol indien de l'Amérique


Je continue à propos de la Bolivie, avec la traduction d'une interview de Silvia Rivera Cusicanqui (dont j'avais déjà traduit une intervention). C'est une parole forte, une voie féministe vers l'autonomie, une voix dissidente dans un pays polarisé, dans une Amérique Latine entre populisme de droite et de gauche. Une pensée indigène qui veut substituer à la patrie des frontières, la matrie du sous-sol indien de l'Amérique, où fonder de nouvelles autonomies.



La société bolivienne « n’a pas renoncé à ses droits, à sa mémoire et à son autonomie » : Silvia Rivera Cusicanqui

La Paz, Bolivie. Silvia Rivera Cusicanqui, penseuse, féministe et activiste bolivienne, parle dans un entretien avec Desinformémonos de la complexe conjoncture actuelle de ce pays andin. Celle-ci commence avec ce qu’elle appelle « la négation de la fraude » de Evo Morales lors de sa quatrième réélection. Elle explique le machisme, le racisme et « l’interculturalité » durant les 13 années de gouvernement du MAS. Elle parle du capitalisme en Bolivie, de la pensée unique et la disqualification de la critique des gouvernements progressistes, et de sorties à partir d’en-bas pour la reconstruction de la Bolivie, entre autres thèmes.
L’entrevue a été réalisée dans sa maison de La Paz, le 22 novembre, un mois et deux jours après les élections présidentielles et 12 jours après le gouvernement de fait de Jeanine Áñez, au milieu de la polarisation et de la conflictualité politique du pays.
- Vu de l’extérieur, on ne parle que de l’existence du binôme MAS ou extrême-droite en Bolivie. Existe-t-il un entre-deux ?
- Le fait qu’on ne perçoive que l’extrême-droite et le MAS, est une construction. Tous les secteurs intermédiaires, nous, nous avons été privé de parole. Il n’existe pas en castillan une idée de médiation aussi intéressante que celle qu’il y a en aymara : le fait que dans une opposition se crée un espace Taypi qui articule les différences, et pour peu que tu fasses un pas de côté tu dois arriver dans un espace où la polarisation ne génère pas d’impossibilité sociale, de blocage mutuel. Ça, je l’ai vécu dès 1971 dans des communautés quechuas et aymaras. Mais aujourd’hui, les mots de médiation et d’intermédiaire, et de paix sont devenus des clichés.
Moi je crois possible de nous entendre depuis ces notions aymaras, quechuas, guaranis. Il y a beaucoup à discuter à propos de démocratie dans nos propres manières de faire les choses, qui ne suivent pas toujours le perfectionnisme linguistique.
- Quel système a été implanté par le MAS au pouvoir ?
- Parfois on parle d’un capitalisme andin, amazonien, mais c’est un projet capitaliste lié au BRICS, Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud. Mais, de plus, il est totalement lié à l’Initiative pour l’Intégration de l’Infrastructure Régionale Sud-américaine (IIRSA). Ça c’était un projet de la banque mondiale qui se cachait derrière l’Unasur en 2010 et qui devient IIRSA-COSIPLAN. Moi je l’appelle le Plan Condor contre l’Amazonie et contre les basses terres.
C’est l’alliance militaire en marge de la possibilité d’un Lula, d’un Bolsonaro, d’un Evo ou de n’importe qui d’autre. C’est une question systémique, avec un énorme lot de routes, de barrages, tous reliés à ce qu’on appelle le sous-impérialisme brésilien qui fut dans le temps l’une de nos thématiques, à l’époque des dictatures. Et ça, ça a été totalement effacé et oublié. Les gens ne se souviennent pas que ce pouvoir brésilien est lié au capitalisme et à l’obstination du lien avec la Chine, qui est un facteur fondamental d’expansion du capitalisme au Brésil et dans toute l’Amérique.
- Quelle est la forme du capitalisme en Bolivie ?
Je le regrette, mais il n’a pas la forme entrepreneuriale qui paye des impôts, plutôt des formes corrompues, de bourgeoisies pour qui tout s’achète. Et bien évidemment, en son centre on retrouve les producteurs de soja, de biodiesel, de bois et tous ceux qui veulent en finir avec les arbres pour faire de tout ça une partie de la République du soja ou de la palme africaine. Cela démontre combien est archaïque le modèle de développement qui a été installé dès avant le Mouvement vers le Socialisme (MAS) et qu’a poursuivit le MAS, mais recyclé avec cet utilisation symbolique puissante et avec un facteur de redistribution de pouvoir et de redistribution économique.
On parle d’une redistribution très tendancieuse. Ma fille a eu deux enfants à la maison avec une sage-femme aymara merveilleuse, une érudite. Mais aujourd’hui ma fille ne peut plus recevoir l’Assurance Universelle Maternelle Infantile (SUMI) car pour cela elle doit aller à l’hôpital, et que si tu refuses, tu travailles contre l’État. Mais n’es-ce pas, par hasard, pluriculturel, un accouchement avec une sage-femme aymara ? Ça l’est, et pourtant elle n’a pas le droit au SUMI. Mes petits-enfants ont grandi avec tout ce que le travail de ma fille a pu générer pour acheter amandes, châtaignes, toutes ces bonnes choses qu’on retrouve dans ces lots de subventions.
La subvention est alors un processus disciplinaire. Toutes les formes de bonus ou de subventions ont ce facteur disciplinaire, et ça me semble tout à fait sinistre en tant qu’État central, parce que ça n’a rien de plurinational. C’est une forme très étudiée, très intelligente, de créer un paravent idéologique permettant aux gens de confier leur subjectivité à ces entités qui pensent tout savoir. Et pour moi, cela est très centré autour du personnage d’Álvaro García Linerai et ses nostalgies de guérillas et du pouvoir, de toute une vie personnelle qui me semble mériter non seulement une analyse journalistique, mais aussi psychanalytique et sociologique.
Je suis profondément peinée en disant cela, parce qu’il y a des êtres humains masculins, merveilleux, rempli d’amour pour leur famille, qui n’utilisent pas leurs enfants pour faire de la politique, et qui de mon point de vue sont aussi un espoir dans les communautés. Mais le fait d’avoir privilégié une masculinité agressive, séparatiste vis à vis de la communauté, de cela la croissance des options évangéliques, de Chi, jusqu’à Camacho et Jeanine (Áñez) est également responsable.
Le paravent prétend qu’ici, maintenant, tout a été dit, tout a été fait, il y a un ministre gay, il y a des lesbiennes, et ainsi l’État a été assaini de tout son monolithisme. Mais non. La vie quotidienne n’a en rien changé, et c’est ce qui a explosé, parce qu’ont infusé la frustration, la désespérance, la rage. De plus, face au féminisme a également infusé la question que nous ne pouvons rien faire parce qu’il y a beaucoup de pouvoir distribué dans les strates masculines, et ce pouvoir continue d’être utilisé de manière obscure, mauvaise, très tendancieuse, bien loin du bien commun. On a perdu l’idée d’un bien commun comme un bien local, sur le terrain, dans la communauté, dans le quartier, et c’est devenu le bien public, où l’État définit les besoins des gens.
Ce qui a été redistribué n’est ni bien utile ni vraiment durable. Il y a donc un problème structurel, et c’est pourquoi je pense que les femmes pleurent en ce moment, mais tout en s’activant, en repensant nos communautés, nos réunions, nos quartiers, et dialoguant et exerçant un droit à la dissidence.
Lorsqu’on eut lieu les conflits, moi j’étais malade, et tout le monde sortait des drapeaux. Dans mon quartier c’est le drapeau bolivien. Moi j’ai sorti un drapeau noir, car j’enterrai une illusion, celle d’un État plurinational. Aujourd’hui nous tâchons de créer les bases pour la reconstruction du pluriel depuis en-bas, depuis les communautés, depuis chaque syndicat, depuis chaque réunion. Dépasser le racisme, dépasser la peur de l’autre, dépasser la binarité et redonner la parole à celles et ceux qu’on fait taire, afin de retrouver la possibilité d’une structure pluriel d’organisations sociales. Je ne parle pas de ces sois-disant mouvements sociaux qui génèrent une relation totalement verticale, comme la Coordination Nationale pour le Changement (Conalcam) de Bolivie, où les femmes servent de décorations.
La Conalcam était le moyen de retirer aux bases toute la pluralité qui avait permis qu’on débatte des autonomies. Les guaranis du parc Kaa Iya ont développé une proposition incroyable de relation avec les groupes non contactés, avec les gardiens du miel. Résultat ? Tout ça est cramé. Où est-ce cramé ? Dans tous les lieux contrôlés par l’Agence pour le Développement des Macro-régions et Zones Frontalières - ADEMAF.
Et rapidement le feu s’allumait, du parc il tombait sur l’extrême sud-est du pays jusqu’au parc Madidi, qui est à l’extrême nord-ouest. Il y a une frontière, frontière où je crois qu’il y a eu une incitation au feu, parce que c’est moins cher de brûler que de sortir les arbres à la force du poignet ou avec des machines. C’est pour ça que je pense que derrière ça, d’une certaine manière invisible dans cette conjoncture, on retrouve le Plan Condor contre les basses terres.
- Parlons du discours sur le racisme d’Evo Morales.
- Si toi, en tant qu’État, tu tombes dans une politique d’éducation pour la rage, pour que le ressentiment fleurisse et affleure en tant que rage, tu vas générer des organismes ou des organisations arbitraires. L’accumulation des arbitraires dans chacune de ces localités, la corruption des maires, les syndicats liés à des choses plus ou moins louches, les questions de misogynie, les scandales sexuels de dirigeants et de conseillers municipaux. C’est une accumulation de faits. Et les gens du commun vont dire « ces indiens masistesii ». Ils ne représentent pas tout ce que sont les bases du MAS, mais s’est accumulée une rage contre ces arbitraires systématiques que donne le pouvoir arbitraire, parce que ce n’est pas un pouvoir qui vient d’en-bas, ce n’est pas un pouvoir faire, c’est un pouvoir de domination, de contrôle.
Le contrôle est presque une exigence d’État. À certains endroits il y a eu négociation, mais à d’autres il s’agissait systématiquement de discipliner et, sinon de diviser l’organisation. C’est ce qui s’est passé sur le Territoire Indigène et Parc National Isiboro-Sécure (TIPNIS) et partout. À Totora Marka les maris l’ont emporté sur les femmes au sujet de l’autonomie, les autonomies existantes ont été énormément mises sous tutelles. Mais nous sommes sur le point de les récupérer.
Il y a, au-dessus de nous, quelque chose de très sérieux, c’est un secteur de la droite qui est revanchard. C’est pour moi une manière d’attiser aussi le racisme. D’un côté il y a les gens du commun qui enragent face à l’arbitraire du pouvoir distribué aux secteurs populaires, et eux, qui sont et restent les secteurs populaires et qui ont renié ces formes arbitraires ; et de l’autre côté il y a le ressentiment accumulé par les oligarchies suite à la perte du pouvoir et de l’influence publique, et ça c’est du revanchisme.
- Evo Morales et Alvaro Garcia ont déclaré au Mexique qu’ils avaient été expulsés pour avoir gouverner pour les indiens.
- Le racisme se niche également au sein du MAS. Pour moi c’est raciste de dire à un rassemblement indigène que le soleil va se cacher et que la lune va s’échapper si ils ne votent pas pour eux. Ça c’est croire que les gens sont idiots. De plus il ne l’a jamais dit en aymara, il ne l’a jamais dit en quechua, c’est une allocution tronquée, parce qu’il parlait et il y avait un médiateur qui traduisait et qui a possiblement traduit de façon biaisée. Pendant ce temps il n’y a pas de possibilité pour la population indigène de parler ses propres langues et penser avec sa propre tête au sien de n’importe quelle instance publique, et ça c’est mauvais.
- Pourquoi l’indien est-il vu, et traité par le pouvoir, comme un pauvre ?
- Il y a toute une stratégie mondiale que j’appelle le misérabilisme, qui dit qu’être indien équivaut à être pauvre et que pour cette raison il faut tout lui donner, et tout lui apprendre car il ne pense pas. La pensée qui se niche chez les gens du commun, qu’il parle ou non une langue natale, est nourrie d’une expérience de vie qui fait que ses idées ont un ancrage et qu’elles expriment des choses puissantes. Moi, je me nourris de ça. La pauvreté, appelée ainsi en ce qui les concerne, est pour moi une richesse oubliée, une richesse niée.
- Qu’est-ce qui se passe quand on critique un gouvernement progressiste ? Pourquoi les qualificatifs de traîtres, de vendeur de la patrie, de droitard pour ceux qui se questionnent ?
- C’est une gauche archaïque qui nous accuse, une gauche qui en plus a pour ambition de représenter les indiens sans les connaître. Une gauche masculino-centrée qui a entraîné tout le monde à se sentir honteux d’avoir une pensée critique. J’appelle ça la nouvelle pensée unique. Le cas bolivien entretient une relation très forte avec une coalition de gauches continentales liées à ce qu’on nomme les progressismes, qui ont des remords parce qu’ils sont procapitalistes, et qui, par exemple, veulent faire une centrale nucléaire à El Alto, où il y a une faille géologique, mais en réalité ils veulent l’uranium.
Les journalistes qui ont le devoir d’enquêter sur ce que font ces BRICS en Amérique Latine et sur leur façon de faire pour que les progressismes fassent en sorte que leurs investissements ne soient pas remis en question par le peuple. Ça se fait à travers les manipulations symboliques. Les gens doivent se souvenir de la manière dont des porte-paroles blancs, qui ne parlent pas les langues natives et qui font d’importants investissements, ont fait taire les personnes indigènes dans les forums publics.
Qui sont ceux qui rentrent dans ce schéma capitaliste ? De quelle couleur sont-ils ? Quel langue parlent-ils ? Et on va se retrouver avec la même structure que toujours.
- Quelle relation entretient ce que tu viens de décrire avec ce qui se passe en Colombie, en Équateur, au Chili…
- Moi, je fais partie de celles qui regardent depuis en-bas. Avec le Chili, il y a des aymaras des deux côtés de la frontière et tout un processus de désirs de quelque chose de différent. Au Chili il y a une cordillère qui est toujours menacée par ces BRICS et par tous les investissements néfastes, tel des parcs éoliens et autres projets. Il se passe la même chose avec l’Argentine, de même en Bolivie. Ici, nous n’avons pas de nations, nous avons des régions, des territoires. Moi, j’appelle tout cela la matrie. La patrie ce sont les frontières, la matrie c’est le sous-sol indien de l’Amérique, de notre continent. C’est dans ce sous-sol que nous devons poser les fondations des nouvelles structures politiques, le plus loin possible.
- Crois-tu qu’il existe en ce moment en Bolivie un espace pour cette construction depuis en-bas ?
Tout ce que tu aimes demeure, comme le dit Ezra Pound. Ce que tu aimes, les gens, la vie, perdure. Au milieu de l’incendie refleurissent de petites plantes. Nous sommes en train de reconstruire ce tissus abîmé. Il y a un texte au Musée d’Anthropologie qui dit que notre vie s’est transformé en un réseau de trous, selon un poète anonyme nahuatl. Ces trous nous devons les raccommoder, et ce raccommodage ce sont les collectifs, les collectives, et les petits groupes, les quartiers et les petites associations et coopératives qui le font. Chaque jour nous tissons plus de liens.
Nous avons mis en place les veillées palabrementaires, et nous allons continuer car cet imaginaire est en train de se multiplier. Les Mujeres Creando ont créé le Parlement des Femmes, mais il y a également je ne sais combien de parlements convoqués partout où il y a des femmes, des hommes, des grand-mères, des nonnes. Cette société n’a pas renoncé à ses droits, à sa mémoire, à son autonomie, et au fait que l’indien est en chacun de nous. Nous n’allons pas renoncer ni retourner en arrière, il y a 17 ans.
Je dis bien 17 ans, et non 14. L’Agenda d’Octobre comportait un quatrième point : nous auto-représenter sans l’intermédiaire de partis politiques. Mais ce qu’a fait dernièrement le MAS, à l’apogée de son abâtardissement, c’est de faire une loi pour les partis politiques où on ne vote plus de façon uninominale et où il n’y a plus d’associations citoyennes. Il devrait y avoir un ayamara à la cour électorale. Chez moi, le candidat c’est Williams Bascopé, civil de La Paz, né à Santiago de Okola, une région sacrée du lac Titikaka, également locuteur de l’aimara mais avocat constitutionnaliste. Ceci est un exemple, mais il doit y en avoir beaucoup d’autres.
Il est nécessaire de rompre avec cette loi absurde d’élections primaires et de partis politiques et reprendre, bien que ce soit boiteux, la loi précédente qui donnait aux associations citoyennes la possibilité d’avoir une personnalité juridique et la capacité de décider de bien plus de choses depuis en-bas. Comme ils ont vu qu’ils ne pouvaient plus contrôler cela, car ce n’était pas entre leurs mains, alors ils ont imposé le monopole du parti.
Au début de leur gestion, Alvaro et Evo disaient que le MAS n’était pas un parti, mais une articulation de mouvements sociaux, quelque chose dont l’histoire a démontré qu’il n’en était rien. C’était tellement un parti et tellement archaïque qu’il n’y avait même pas de démocratie interne. Ils faisaient leur petite cuisine et ils distribuaient le discours, et ensuite les organismes entre information, communication, presse, radio, se chargeaient de générer une conscience revancharde.
- Qu’est-ce qui a plongé la Bolivie dans cette crise politique actuelle ?
- Ce processus vient de la fraude et de la négation de la fraude. La négation de la fraude a quelque chose à voir avec la distribution échelonnée de l’information. Il y a des endroits où rien d’autre n’arrive que le canal 7iii et les chaînes de l’extérieur entièrement distractives, mais cette information va entrer dans la conscience. Si à cela on ajoute que le vice-président, en son temps, avait dit qu’ici le soleil allait disparaître et la lune se cacher si Evo ne gagnait pas, et ce n’était pas juste des paroles, ils venaient aussi avec des tas de cadeaux. On disait ça et ils offraient des cuisines ou des terrain de gazon ou n’importe quoi d’autre, une véritable campagne de prébendes.
J’ai distingué trois formes de fraude qui ont fonctionné, dont deux d’entre-elles notoirement lors de l’élection précédente. Lors de l’élection précédente il y avait ce que j’appelle une fraude de prébendes, c’est à dire qu’en échange du vote ils offre des cadeaux. Le deuxième type c’est la fraude coactive, où c’est le syndicat qui dit qu’ici tous votent comme ça, les femmes se taisent, il n’y a pas de délibération. C’est le contrôle du vote, où les gens sont obligés de montrer qu’ils ont voté. « Si vous votez à 100 % je vous donne tout ce que vous voulez », a dit Morales, et le « tout ce que vous voulez » faisait briller les yeux des dirigeants, mais ce n’était que des principes symboliques.
La possibilité de donner de bonnes choses aux communautés, comme un système de sauvetage de semences ou un système pour l’eau, n’a pas été réalisée. Tout ce qu’on a vu ce sont des terrains, des stades, des choses ornementales qui ont tout à voir avec des biens de prestige. Et ainsi, si une communauté possède un stade, l’autre veut un autre stade, même si il ne doit y passer que quatre chats, rien de plus. On a généré une culture de l’État paternel, de l’État qui te donne tout.
Tout cela est donné grâce à l’argent du gaz, qui est le produit d’années de lutte et de collectivités entières qui ont cherché à ce que ces ressources soient portées sur la formation d’une société harmonieuse, forte, belligérante, capable de vivre par elle-même. Les collectifs de l’eau, des semences, les gens qui travaillent pour que les gens aient foi en leur propre capacité de gérer leur vie, leurs ressources, c’est tout ce qui a été systématiquement retiré aux gens durant des années. Il y a une idée masculine répandue qui dit qu’il n’y a pas d’autre forme qu’un État qui te donne tout. C’est pourquoi il doit être centralisé, et pour cela l’autonomie indigène doit être mise sous tutelle, c’est pour ça que celui qui s’oppose est antipatriote, antinational. L’idée du nationalisme a fait beaucoup de mal parce qu’à chaque frontière, il y a un peuple indigène qui se retrouve des deux côtés.
Le troisième niveau de fraude c’est l’informatique, c’est l’actuel. Avant ça existait déjà, mais c’était de la micro-fraude, parce qu’ils faisaient voter quelques morts, quelques femmes retraitées ou je ne sais qui. Selon moi, aujourd’hui la majorité parlementaire est le produit de l’addition de ce genre de fraude. L’autre chose qui me semble avoir été très astucieux, c’est que tout espace intermédiaire au parlement, en tant que potentialité, a été nié et rogné. On a refusé toute personnalité juridique à tous ceux qui n’étaient pas d’extrême droite. L’extrême-droite sert à polariser le pays et à prétendre que rien d’autre n’existe.
Je considère Carlos Mesaiv (le candidat d’opposition à la présidence, pour Comunidad Ciudadana) un peu à côté de la plaque quant à ce qui a cours dans le pays, mais il a fait un effort en s’alliant au PRIN (Parti Révolutionnaire de la Gauche Nationaliste), même si de manière insuffisante, de façon à ce que le MAS a pu dire que c’est la droite et que prospère ainsi l’idée du coup d’État, avertissant que si Carlos Mesa devait gagner s’en serait fini du soleil, de la lune, de l’eau, du gaz et tout. La campagne a vraiment été sale.








i Homme politique bolivien, il fut élu vice-président à l’élection de 2005 d’Evo Morales, puis réélu en 2009, 2014, ainsi qu’en 2019 lors de la réélection contestée de Morales en 2019 et qui ont débouché sur son exil au Mexique en compagnie du président et sur les évènements en cours depuis.
ii Partisans du MAS, Mouvement Vers le Socialisme, parti d’Evo Morales.
iii Chaîne de télévision publiques bolivienne, critiquée pour sa proximité avec le pouvoir.
iv Homme politique bolivien, il fut vice-président de Gonzalo Sánchez de Lozada, avant de lui succéder à la présidence suite à la guerre du gaz en 2003. Vice-président, il porte une responsabilité dans la répression des mouvements sociaux contre la privatisation du gaz, qui fit 80 morts et 500 blessés.