"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

30/06/2008

Cartes mexicaines - Poly novembre 2007


Le don de Cervantès

Bonne après-midi à tous. Nous sommes un peu en retard et nous vous demandons de bien vouloir nous excuser mais nous nous sommes heurtés à des géants multinationaux qui voulaient nous empêcher d’arriver. Le major Moisés nous dit que ce sont des moulins à vent, le commandant Tacho que ce sont des hélicoptères. Moi je vous dis que vous ne devez pas les croire : c’étaient des géants. (1)


Si je n’ai pas encore vu de moulins au Mexique, j’y ai vu de ces gens qui brassent de l’air… ceux qui se prennent pour des géants, et regardent les petits avec mépris.
Ce n’est certainement pas un hasard si le chevalier de Cervantès s’est attiré tant de sympathie au Mexique, et plus largement dans toute l’Amérique Latine. A travers les communiqués de presse de l’EZLN, le sous-commandant Marcos en a fait l’une de ses références récurrentes, à travers un petit scarabée qui se fait appeler Don Durito de la Lacandona. Ce chevalier errant, aussi peu conventionnel que son prédécesseur de la Mancha, a lui aussi son Sancho Panza : le Sup, Marcos. Ensemble, ils combattent la globalisation capitaliste et ses moulins à vent. Le 1er janvier 1994, l’équipement dépareillé de l’EZLN valait bien l’armure du gentilhomme à la triste figure. Si les rôles s’inversent parfois entre don Durito et son fidèle écuyer, ce sont pourtant les indigènes qu’incarne le "petit dur". Ce sont ces visages longtemps invisibles, ces tristes figures du Chiapas, que cachent les passe-montagnes. Comme le chevalier de la Mancha, les zapatistes peuvent être vus comme des fous et des poètes. "Le fou, entendu non pas comme malade, mais comme déviance constituée et entretenue" et le poète, celui qui "retrouve les parentés enfouies des choses, leurs similitudes dispersées" selon Foucault, parlant de l’œuvre de Cervantès (2). La déviance du sous-commandant rejoint alors celle du Comandante. Marcos a repris la lutte ou l’avait laissé le Che, sur la voie de la lutte armée. L’Argentin aussi avait lu les aventures de don Quichotte, sur les pistes de son voyage initiatique. Le mois dernier pour le 40e anniversaire de la mort d’Ernesto Guevara, chacun y a été de sa définition : ange ou démon, fou ou poète… l’autre, le différent. Une ressemblance entre les deux figures révolutionnaires. Le médecin argentin parmi les barbudos de Cuba. Le métis lettré parmi les mayas du Mexique. L’autre… la possibilité d’un dialogue qui reconnaît la souffrance jusqu’alors niée : "la gâchette de l’espoir" comme l’écrit le porte-plume zapatiste. Une gâchette qu’il faut savoir presser, comme Nanni Moretti dans son Journal intime, contre ceux qui ont perdu leur révolte : "Vous criiez des horreurs et vous êtes devenus moches ; moi, je criais des choses justes et je suis un superbe quadragénaire !"
Le secret pour garder son sang chaud, celui qui coule dans les veines ouvertes de l’Amérique Latine, et dans celles de tous les don Quichotte… d’hier, aujourd’hui et demain.


1 : Extrait du discours d’ouverture des premières rencontres Intergalactiques initiées par l’EZLN en 1996.
2 : Michel Foucault, Les mots et les choses, éditions Gallimard, 1966.


Les illustrations sont de Alejandro Swain... merci à lui

Cartes mexicaines - Poly octobre 2007

Chère tante Poly,
Ce mois-ci c’est ton anniversaire. J’ai senti un peu de nostalgie à farfouiller dans le cahier où j’ai gardé les textes qu’on s’écrivait. Je les ai relu presque tous. Et puis la digue des souvenirs a cédé…
Tu te souviens de notre premier rendez-vous ? Début 99. Je voulais faire bonne impression et j’avais passé un pantalon repassé, une chemise blanche et une cravate dont je ne défaisais jamais le nœud. C’est sûr que je dénotais parmi les membres de ta famille. J’ai bien vite remiser au oubliettes le costume-pingouin-entretien-d’embauche pour une tenue plus décontractée.
Je me souviens de l’une de mes premières interviews en arts plastiques. Moi j’avais appris les sciences à l’école et l’art, même figuratif, me semblait abstrait. L’artiste avait reproduit, en polystyrène, un urinoir en hommage à Duchamp… En rentrant chez toi tante Poly, j’ai du chercher dans un dictionnaire d’art comment s’écrivait Duchamp et qui il pouvait bien être. Et pourquoi un urinoir ? Mais c’était ta manière à toi de me faire apprendre. Moi je ne voulais pas te décevoir. Je me sentais parfois bien petit face à toi ou à mes nouveaux camarades. Mais tu me rassurais. Tu me disais que ce n’était pas grave de ne pas connaître Duchamp. Parce que l’art ce n’est pas juste une histoire de fond mais de formes aussi… Tu me disais qu’avec mon regard neuf je pouvais voir des choses que des spécialistes, en terrain trop connu, ne remarqueraient plus.
Tu m’as fait écrire sur des sujets pour lesquels je ne me serais jamais cru capable de dire quoi que ce soit. Avec tous les devoirs que tu me donnais, j’ai parfois eu la tête bien embrumée. Surtout quand on potassait nos leçons en retard. On en a passé des soirs et des week-ends à essayer de mettre du plaisir dans ce qu’on faisait… tout en essayant de rendre les devoirs du mois dans les temps ! Tu m’as appris à être polyvalent… danse, théâtre, musique… Photo ! Je me souviendrais toujours d’un grand monsieur que tu m’as fait rencontré. Patrick Bailly-Maitre-Grand. Un homme dont la grandeur est à la hauteur de son humilité et son humanité encore plus vaste que son art. Il y a tous les autres, toutes ces personnalités que j’ai souvent pris du plaisir à rencontrer. Et tous les copains : graphistes, rédacteurs, photographes, illustrateurs… Une sacrée équipe de gnoufs. C’est comme ça qu’on s’appelait entre nous.
Avec toi, j’ai compris que ce n’est pas tant une culture qui est universelle que le fait culturel. Ça aide à garder l’esprit ouvert. Bon tante Poly, je dois te laisser, sinon tu va me dire que je dépasse le nombre de signes autorisés. Je continuerais à t’écrire… Tu sais c’est l’Amérique ici, pas celle de Tom Sawyer, mais l’Amérique quand même, avec même des indiens qui dansent au soleil. Joyeux anniversaire
Stef

28/06/2008

Cartes méxicaines, Poly, septembre 2007

La vie en scène

Le théâtre de l’opprimé est un système d’exercices physiques, de jeux esthétiques, de techniques d’images et d’improvisations spéciales, dont le but est de sauvegarder, développer et redimensionner cette vocation humaine, en faisant de l’activité théâtrale un outil efficace pour la compréhension et la recherche de solutions à des problèmes sociaux et personnels. (1)

Il fait encore chaud ce 24 août lorsque la voiture de patrouille emmène Lupita au commissariat San Pablo. Quelques minutes plus tôt, à deux pas de la cathédrale, autour de la table de l’association Gays en acción positiva, quelques préservatifs ont volé. Lupita s’indignait de ce déballage honteux en public. Elle défendait avec conviction la foi et la fidélité contre le Sida, seule contre l’avis des passants. Un père, avec son jeune fils, tentait de lui expliquer le bien-fondé de la démarche militante. Lorsqu’elle a jeté les capotes et les tracts, la police l’a embarquée. Problème ! Lupita fait partie de notre groupe de théâtre de l’invisible… Bien que ce jeu de rue suppose qu’on ne dévoile jamais sa face cachée, nous en avons informé les policiers. Pour préserver leur masque d’autorité ils embarquèrent tout de même Lupita, avant de la relâcher peu après.

Le théâtre de l’invisible est l’une des techniques du théâtre de l’opprimé décrites par Boal dans les années 70. Pour lui, Aristote a étouffé la vocation présente en chacun de nous. En séparant le peuple-spectateur et l’aristocrate-acteur, le tragédien de l’antiquité a fait du théâtre une catharsis, un moyen de purger le spectateur de ses mauvais penchants. Pour Aristote l’art, comme la science, doivent suppléer la nature dans son mouvement vers l’idéal.

Boal, lui, a créé la scène d’un contexte révolutionnaire… Un théâtre conçu pour ces périodes où les repères moraux s’effritent, à la recherche d’une nouvelle culture. Un théâtre qui redescend dans la rue ou fait monter le spectateur sur scène. Théâtre-.journal, théâtre-image, forum ou de l’invisible… en sont des déclinaisons.

L’un des groupes du stage avait choisi le thème du Sida pour parler de ce qui d’ordinaire est tu. L’Etat d’Aguascalientes se targue d’être la terre des bonnes gens. Mais c’est aussi l’un des plus réactionnaires. Pourtant, loin des discours convenus de la masse, des médias, les hydrocalidos se sont montrés solidaires des gays et lesbiennes. La plupart des participants à l’atelier, comme les militants associatifs qui ont joué le jeu, ont été surpris par leurs concitoyens… Le théâtre de l’invisible ne cherche pas à vérifier la prévisibilité des gens. Les acteurs et le public vivent une situation imaginée, mais inspirée de la réalité. L’expérience est riche pour les spectateurs qui deviennent, un instant, acteurs de la vie, comme pour les acteurs parfois embarqués au bout d’eux-mêmes… et de leur personnage.


1 : extrait de Théâtre de l’opprimé, d’Augusto Boal, La Découverte/Poche

27/06/2008

Cartes mexicaines - Poly juin 2007

La maman et la putain

COUP DE GRÂCE VIOLÉE Étranglée transpercée d’une balle Non identifiée Fée marraine Fée Traîtres aux carrefours présomptueux Brûlée Amour Bâillonnée Attachée La tête recouverte d’un sac plastique Des yeux pour les fées Sourire de communicateurs transis dans la poche des puissants. Violée Poignardée Souillée
A moitié nue Glorification de l’horreur Étranglée Fée Fée Frappée NON IDENTIFIÉE
(1)

A Ciudad Juarez dans l’Etat de Chihuahua, depuis 1993, plus de 400 femmes ont été torturées, violées puis sauvagement assassinées. Le nombre des disparues s’élève à plus de 600! Malgré la mobilisation nationale et internationale, les gouvernements de l’Etat et du Mexique ne semblent toujours pas pressés d’élucider les meurtres. Il y a quelques années un politicien n’hésitait pas à fustiger les tenues indécentes des victimes.
Elles avaient entre 12 et 29 ans. Elles étaient pour la plupart ouvrières dans les nombreuses maquiladoras. Ces usines de production, attirant une main-d’œuvre aussi inépuisable que les profits des transnationales, ont fait de la ville l’une des plus peuplées
du pays. Située à la frontière avec les USA, Ciudad Juarez est un pont entre deux mondes.
Il y a dans le sort des femmes de Juarez un peu de la malédiction de
La Malinche. A l’arrivée d’Hernán Cortés en 1519, cette jeune indienne fut, avec 19 autres jeunes filles, offerte aux conquistadors. Baptisée Marina, elle parlait le nahuatl (2) et le maya (3) et devint vite l’interprète de Cortés… et sa maîtresse. Elle lui donna un fils illégitime, Martín. Les connaissances de Doña Marina facilitèrent la conquête de la Nouvelle Espagne, mais une fois Tenochtitlan (4) soumise, Cortés la délaissa.
Le mythe véhicule l'opinion contradictoire du peuple mexicain sur la condition de la femme. Pour certains La Malinche est la mère du Mexique métis. Mais dans la langue populaire elle est la victime consentante, celle qui a vendu son pays et son corps.
Une autre figure féminine de l’imaginaire mexicain peuple la frontière de deux mondes. Celle de La Llorona, ce spectre de femme qui hante les nuits mexicaines de ses cris déchirants. Dans la légende d’origine indigène, La Llorona était la déesse Cihuacóatl professant la fin de l’Empire Aztèque et pleurant la mort de ses enfants. Une autre interprétation y décèle l’esprit de La Malinche, condamnée aux larmes éternelles pour avoir livré son peuple à Cortés.
De la conquête espagnole à l’esclavage industriel, demeure cette culpabilisation de la femme. La mère de tous les maux, la catin vendue à l’étranger. Pourtant de Chihuahua au Chiapas des femmes se lèvent pour leurs droits. Pour effacer ces images qui parfois peuvent tuer… des salles d’avortement clandestin aux ruelles sombres de la cité des mortes. Ecoutez ! des pleurs résonnent encore cette nuit. Ce sont les larmes de Juarez.

Photos: Hélène Michoux


(1) : Extrait de DES YEUX POUR LES FÉES de Juan Pablo de Avíla, sorti en 2003. Le poème fait référence aux meurtres de Ciudad Juarez.
(2) : Langue officielle de l’empire Aztèque jusqu’à sa chute en 1521
(3) : Les mayas occupent le sud du Mexique et le Guatemala.
(4) : Nom de la capitale Aztèque, devenue Mexico.

26/06/2008

Cartes mexicaines - Poly mai 2007

Immortel Posada

Aussi grand qu’il fut humble, Posada fonctionne dans l’histoire de l’art comme le col étroit d’un sablier où le passé devient grain par grain, le futur.

Jean Charlot


Les élégantes ne déambulent plus depuis longtemps dans les rues de Mexico. Les scènes d’exécutions et d’émeutes populaires qui hantaient le Mexique au passage du XXe siècle, ont cédé la rue aux automobiles, à la pollution et aux hommes pressés. Pourtant il reste de cette époque des images encore vivantes, palpitantes : les gravures de José Guadalupe Posada.
Moins connu que le couple révolutionnaire Frida KahloDiego Rivera, Posada a pourtant marqué le Mexique de son empreinte indélébile. Asséchant son trait jusqu'à l’essentiel, ce précurseur a su exprimer à la fois l’atmosphère d’une époque et le caractère d’un peuple. Caricaturant du fil ténu de ses calaveras (1) la bourgeoisie, l’illustrateur de nombreux journaux donnait à voir aux Mexicains, encore largement illettrés, les excès dictatoriaux du régime de Porfirio Diaz (2).
Posada est né et a fourbi ses armes à Aguascalientes (3). A 19 ans, en 1871, il rejoint le journal du lithographe et pamphlétaire Trinidad Pedroza, El Jicote, à une époque de grande agitation de la cité. Il s’illustre déjà par la puissance de ses dessins, prenant part au bouillonnement social. En 1888, il gagne la capitale. L’effervescence politique y coule des artères de la ville à ses veines et se grave, par la magie de son art, jusque dans la mémoire collective du peuple. Son oeuvre évoque un regard aussi aiguisé que la pointe de son burin ; regard porté sur le siècle et le régime finissants, au travers de la baie-vitrée de son atelier. A sa mort, en 1913, il lègue au Mexique plus de 15000 gravures, parmi lesquelles la fameuse Catrina. Malgré sa renommée, il mourra seul et misérable, enterré dans une fosse commune, squelette parmi tant d’autres, comme il l’avait lui-même prédit.
Un siècle plus tard, les dictatures se sont succédées puis diluées dans les urnes, mais certains excès demeurent aussi encrés que les œuvres du maître. La dépénalisation de l’avortement en débat dans la capitale provoque l’ire de la réaction. Des groupes fascistes menacent de mort certains députés pro-avortement. L’Église écrase de son poids moral une république néanmoins laïque et la droite parade sous les couleurs du Vatican. Les avortements clandestins représentent pourtant la cinquième cause de mortalité des Mexicaines ! L’élégante Catrina aurait-elle, aujourd’hui, pris place dans ce long cortège funèbre ? Les cadavres aux sourires exquis de Posada auraient-ils pris part au débat acharné pour le droit des femmes à disposer de leur corps et de leur avenir ? Les eaux fortes du graveur hidrocálido (4) trouveraient certainement dans cette mascarade cynique une nouvelle source d’inspiration pour leur personnage favori : la mort.

1 : Têtes de mort et par extension les squelettes
2 : Président de 1876 à 1910
3 : Un superbe musée lui rend hommage
4 : habitant d’Aguascalientes

25/06/2008

Cartes mexicaines - Poly avril 2007

piment, chocolat et tortillas

Yo soy como el chile verde,
Llorona, picante pero sabroso (1)




On raconte qu’au XVIe siècle, les sœurs du couvent de Santa Rosa, à Puebla, ont inventé le mole. Prises de court par la visite de l’Archevêque, elles déposèrent tous les ingrédients à leur disposition sur la table. Elles mélangèrent les incontournables piments, des amandes, des tomates, de l’ail et des oignons, des bananes, des raisins secs, des herbes aromatiques, des épices, etc. Enfin, elles ajoutèrent un peu de chocolat amer. Le mole, dérivé du mot sauce en nahuatl, fut servi avec une dinde et des tortillas. Le prélat fut ravi et la sauce devint l’un des plats typiques du pays. Au fil du temps, de nombreuses régions se le sont réapproprié. Il y a aujourd’hui du mole rouge, du noir, du vert, du jaune... Certains sont simples à réaliser quand d’autres nécessitent de longues heures et une bonne centaine d’ingrédients.
Les livres de cuisine nous content ainsi l’histoire aussi bien qu’un ouvrage spécialisé.
L’an dernier, lors de mon premier séjour en terre mexicaine, je suis passé à San Cristobal de las Casas, au Chiapas. Quelques semaines auparavant une école de cacao avait ouvert. Tout en y préparant de petits dulces mayas (de petits bonbons de cacao), j’appris l’histoire de la fève amère. Cette dernière était bien connue des mayas et des aztèques, autant pour son goût que pour ses vertus curatives. Pourtant lorsque les Européens découvrirent le nouveau monde, ils n’avaient de papilles que pour le café. Ce dernier remplaça le cacao, dans d’immenses plantations, et tout un pan de la culture locale fut annihilé. L’atelier de cacao de San Cristobal est un moyen de réveiller une saveur oubliée.
Un goût qui a traversé le temps, c’est celui du piment. Il en existe une infinie variété, au piquant plus ou moins prononcé. Vert, jaune, rouge, il est partout, jusque sur les sucettes et les fruits ! De récentes recherches font remonter son usage sur le continent à plus de 6000 ans. Sa domestication a été, pour certains peuples précolombiens, antérieure à l’art de la poterie. Aujourd’hui beaucoup des piments consommés au Mexique viennent du Sud des USA. Mais c’est la main d’œuvre latino qui donne sa couronne aux nouveaux rois du piment.
Les gringos sont aussi passés maîtres du maïs. Au Mexique, les tortillas remplacent notre pain, comme base de l’alimentation des plus pauvres. Beaucoup de peuples indigènes se disent « Hommes de maïs », évoquant le caractère sacré de la céréale. Au début de l’année son prix a flambé, provoquant de nombreuses manifestations. La concurrence est rude pour les petits producteurs, d’autant que le maïs est de plus en plus utilisé comme biocarburant. Encore un ingrédient de la culture mexicaine qui risque de passer à la moulinette libérale…

1 : Je suis comme le piment vert, pleureuse, piquant mais savoureux. Extrait de Llorona, chanson traditionnelle ranchera.

24/06/2008

Sur technikart.com

http://www.technikart.com/2002/07/11/100-passe-moi-les-sardines-karl

http://www.technikart.com/2002/07/04/101-chirac-en-zonzon-jose-a-la-maison

http://www.technikart.com/2002/06/25/75-tu-te-fournis-ou

http://www.technikart.com/2002/05/16/5-ceux-qui-payent-prendront-le-train

http://www.technikart.com/2002/02/11/95-t-as-le-ticket-flic-t-as-le-ticket-cop

Articles publiés sur le site "technikart.com"

Cartes mexicaines - Poly mars 2007

Les Chichimecas

Depuis le centre du Mexique…
Aguascalientes, à six heures de bus au nord de Mexico. Capitale éponyme de son Etat, le plus petit du Mexique. C’est ici, à près de 10 000km de mon Alsace natale, que j’ai posé mon sac, ma vie et ma plume. Il y a quelques années, je découvrais le plaisir d’écrire dans Polystyrène, avant de m’envoler hors du nid. Aujourd’hui c’est à vous, lecteurs et lectrices de Poly, que je vais tenter de décrire cette terre aride et les gens qui l’habitent.



En ce début de saison sèche, la chaude lumière du soleil s’infiltre partout dans les rues, rehausse les couleurs des façades et réchauffe l’atmosphère d’Aguascalientes. Le dimanche, les hommes portent souvent santiags, stetson et ceinturon.
En arrivant, à part l’image d’un désert peuplé de cactus, serpents et bandits aux cartouchières et moustaches bien fournies, j’ignorais tout du passé indigène de la région. Un passé effacé de l’Histoire et du quotidien.
Le nord du Mexique accueillait pourtant de multiples peuples : Pames, Guachichiles, Zacatecos et ici, à Aguascalientes, Caxcanes. Le nom générique de Chichimecas s’apparenterait aux barbares de nos contrées. Un terme péjoratif, emprunt de récits sanglants, qu’utilisaient les Espagnols et leurs alliés indigènes pour justifier les massacres. Pourtant l’image tutélaire qu’avaient ces peuples du guerrier, à la fois chasseur et gardien de son clan, était bien éloignée de l’organisation de puissantes armées.
À présent, de ces peuples nomades qui habitaient la région, il ne reste rien… à peine quelques pointes de leurs flèches meurtrières. Ils n’ont pas légué au présent les temples de leurs démons. Ils dormaient souvent où la nuit les cueillait, dans des cavernes ou de sommaires habitations. On en trouve parfois l’évocation au détour d’un poème de Juan Pablo de Avíla (1) :

Je suis de terre j’ai le souffle de huizache (2)
Ma voix de vent déplace les dunes je suis de cœur jaune
mort et sécheresse.
Je suis nu et invisible je n’ai pas de maison je vis dans le vent
Je suis dans l’éternel mouvement des étoiles
Dans la plante magique saignant le papillon d’obsidienne

Leurs légendes leur ont survécu. Des récits qui prêtent vie au Cerro del Muerto, la colline aux lignes cadavériques qui dort au sud-ouest d’Aguascalientes. Refuges des gardiens indigènes de la ville, corps d’un prêtre Chichimecas… les rumeurs courent telles les sources d’eau chaude de la région.
Ces « chiens sans colliers » (l’une des interprétations du nom) ont résisté deux siècles durant à la colonisation. Cet esprit de révolte a depuis attiré l’attention de celles et ceux qui luttent pour rendre leur dignité aux peuples oubliés. L’idée « romantique » de tribus réfractaires au centralisme de la civilisation aztèque rejoint ici une théorie anthropologique. L’autonomie des campagnes serait l’une des causes du déclin des empires précolombiens, comme celui des Mayas. À l’arrivée des Espagnols le nomadisme des Chichimecas, qui avait décliné au contact des peuples mésoaméricains, retrouvait alors un nouvel essor. Mobiles et habiles guerriers, ils furent longs à accepter la fin de leur monde.
Ce passé indigène peut alors devenir une empreinte sur la terre rougeâtre de la colline du Mort, un pas hors des sentiers battus et asphaltés de la globalisation culturelle.

(1) Extrait du recueil historico-poétique Ojos de Agua, Editions Filo de Agua, 2004
(2) Arbre épineux de la famille du mimosa

Le retour de la cagoule


Douze ans après sa première apparition, le sous-commandant Marcos repointe le bout de sa cagoule. Et lance la Otra, l’autre campagne présidentielle du Mexique. Autonomie, anticapitalisme et nouveau pacte social : vaste programme pour un non-candidat.


San Cristobal de las Casas, Chiapas. En ce premier jour de 2006, la place de la cathédrale se remplit de soleil et de curieux venus écouter le sous-commandant Marcos. On y vend des bracelets, des ceintures colorées, des stylos à l’image du Délégué Zéro, la nouvelle identité du Sub…
A l’entrée de
la ville se regroupe l’EZLN, l’armée zapatiste de libération nationale de 12 000 hommes née en 1994 au sud-est du Mexique pour exiger le respect des droits des indigènes. Camionnettes et bus bringuebalants déversent par vagues ces indigènes, indigents sur leur propre terre. Ils ont quitté leurs villages le matin même, parfois la veille. Marches pour l’application des accords signés avec le gouvernement, rencontre Intergalactique, consultation populaire sur les demandes des Indiens du Chiapas… En douze ans de lutte, le Front Zapatiste, mouvement civile de l’EZLN, a multiplié les initiatives pour que le Mexique ne se fasse plus sans ses Indiens.

Visages Masqués

A San Cristobal comme à Oventic, l’une des capitales où est née la rébellion, les zapatistes construisent leur autonomie. Sur ces ex-patelins ruraux privés de tout, ils ont bâti des écoles et des cliniques. Dans leur municipalités autonomes, les zapatistes expérimentent ainsi de nouveaux mode d’organisation sociale. « Par exemple, les conseils de bonne gouvernance sont nés pour montrer aux hommes politiques au pouvoir qu’ils agissent mal et que nous, les indigènes nous savons nous gouverner par nous-mêmes », m’éclaire le représentant du Conseil d’Oventic, veste en jeans doublée, cagoule et tongs aux pieds.
De ces visages masqués par les passe-montagnes et les foulards se dégage une force impressionnante. Sur le carrefour se réunissent les groupes politiques appuyant la Sixième déclaration de la forêt Lacandone, la Sexta. C’est par cette Sexta, qui date de juillet 2005, que les zapatistes ont défini les tendances – anticapitaliste, en bas et a gauche, non-électoraliste – du grand mouvement social que la Otra doit mettre au monde. La Otra ? L’Autre Campagne, celle qui va s’écrire en parallèle de la campagne électorale pour la présidence.


Marche dans le noir

« C’est Marcos dans le 4x4 ! » s’écrie soudain une femme. La phrase court de bouche à oreille. La voiture (aux pneux non dégonflés), placée sous la protection d’un drapeau blanc, suit la rumeur et conduit le Délégué Zéro jusqu’à ses compañeros. La nuit tombe. Marcos est assaillis par des nuées de journalistes, de militants, de zapatistes heureux. On se bouscule. On grimpe aux arbres pour une photo, un regard ou un signe du Sub.

Puis les manifestants prennent la route de San Cristobal. Ultime mesquinerie, la municipalité coupe l’éclairage public et plonge la marche dans la nuit. Mais les zapatistes continuent précautionneusement jusqu'à la scène dressée face a la cathédrale. Les deux places principales refluent leur foule dans les rues adjacentes.
En 1994, en prenant une dizaine de ville du Chiapas, dont San Cristobal, l’EZLN émergeait sur la scène politique mexicaine et internationale. Douze ans après avoir pris la ville les armes à la main, la guérilla récidive, cette fois-ci armée d’une plume. Pourtant, tout n’a pas été simple. Dissous l’été dernier, le Front Zapatiste se reconstruit lentement. Jorge Sanchez, ancien du Front à Aguascalientes, reconnaît même que « l’EZLN a perdu sa capacité de mobilisation
. Et beaucoup d’Indiens qui formaient les bases d’appui sont entrés dans d’autres organisations. »

Le Sub par l’arrière

2 janvier, 10h00. Alors que la brume matinale n’en finit pas de se lever, le Centre indigène de capacitation ressemble déjà à une ruche. La foule attend la venue de celui qui, de porte-voix de la lutte indigène, s’est changé en porte-plume des opprimés. « La presse par ici, les observateurs étrangers… par là », tente d’organiser une zapatiste visiblement un peu débordé.
Marcos arrive, entouré d’un cordon de sécurité et d’un essaim de journalistes. Il entre par l’arrière de la salle octogonale qui accueille la rencontre. Le Sub joue de sa notoriété, photographie les photographes avant de s’asseoir et d’allumer sa pipe. Ici la salle parle, la tribune écoute. Le Délégué Zéro note les idées, les demandes qui doivent donner chair au squelette esquissé par la Sexta. Marcos joue avec les mots : « Il est bon que tout le monde s’exprime sur tout. Cela va nous faire aller plus lentement. Presque comme de la façon dont la marche d’hier a commencé. Dans le noir, sans que personne ne nous prête attention. »


La présidentielle de juin

La Otra ne présente aucun candidat pour les élections, mais elle en joue. Elle déroule son parcours en parallèle de la campagne présidentielle. En juillet prochain, les mexicains sont appelés à élire celui qui succèdera à Vincente Fox (droite) à la présidence. L’ancien maire de Mexico, Lopez Obrador (PRD, centre gauche) semble en mesure de l’emporter grâce a un discours social. Bien que la Otra ne prenne pas officiellement position, Marcos n’hésite pas à tailler des costumes à droite mais aussi à gauche.

La Otra ne vient pas non plus briser un silence médiatique qui aurait plongé ces Indiens dans l’oubli cathodique. Une lutte qui persiste depuis cinq siècles n’a que faire de la temporalité d’un monde qui s’agite au rythme effréné des tambours d’une galère globalisée. L’approche politique zapatiste est une invitation à mettre de la poésie dans les discours et éviter la politique-fiction !
Marcos justifie ainsi l’incursion zapatiste hors de la lutte indigène : « Un étendard des exclus a été hissé au grand jour en 1994, bien que beaucoup d’entre vous l’aient dressé longtemps avant. Mais il allait bien y avoir un moment où nous allions comprendre que l’ennemi, c’est ce système politique et social dans lequel nous vivons. »
Le Délégué Zéro, pipe aux lèvres et suspendu à celles de ces hommes et femmes, prête l’oreille. Les envies sont nombreuses : donner une place plus importante aux femmes, reconnaître le droit à une sexualité différente, prendre en compte la souffrance des migrants économiques…

« Où est mon stylo ? »

Devant le pupitre, micro à la main, le directeur de la revue Rebeldia, Señor Lascano, résume la situation : « Il s’agit de faire au niveau national ce qui s’est fait au Chiapas ! Construire un réseau d’insubordonnés. Les meilleurs apports des zapatistes ont été les municipalités autonomes et les conseils de bonne gouvernance. La question aujourd’hui, c’est comment faire de l’auto-gouvernement à l’université, en ville, à l’usine ? »
Parfois émues jusqu’aux larmes, plusieurs centaines de personnes ont pris la parole ce jour-là. Marcos, imperturbable, a pris des notes. Au retour de la pause déjeuner, il a dû demander un stylo à l’assistance. On lui en donna un à son effigie et sous les rires de l’assistance. C’est par cette proximité que les zapatistes souhaitent « acquérir cette autorité mor ale que personne ne possède dans le pays ». Un bon début pour inventer ce nouveau pacte social.
« Le temps passe. Lâche le Sub. Qu’est-ce qu’on peut y faire ?

Moi, j'ai changé de cagoule. De nouveaux visages font leur apparition, des visages qui étaient ceux d’enfants quand nous avons pris les armes ou qui n’étaient pas encore nés, comme mon homonyme qui est par-là. » Marcos rallume sa pipe. Une longue volute vient voiler son regard déjà parti à la recherche de l’enfant ou d’un autre futur. Sous la cagoule se devine un sourire.

Article paru dans Technikart numéro 100, mars 2006







Sur les traces des zapatistes, de San Cristobal de la Casas à Aguascalientes. C'était début 2006, le lancement de la Otra Campaña. Voyage en photo dans ce Mexique rebelle... et en musique avec Los de Abajo

Free play

Aujourd’hui, seules quelques franges culturelles radicales s’organisent aux marges de la légalité. Pourtant, le modèle politique appliqué par le gouvernement risque de faciliter l’extinction d’une certaine idée de la culture. Ce texte présente une vision désenchantée du futur qu’on nous prépare. Tout un pan de la culture, jugé incendiaire d’opinion et non rentable économiquement, faisant l’objet des mêmes poursuites que d’autres actuellement, s’organisera à son tour aux limites de la loi. Suivez-nous en Free play…

« T’as le numéro de l’infoline ? Au cas où ! » La voix de Cléa s’étouffe entre les parois feutrées de la camionnette et les rythmes tekno de l’autoradio. Je sors de ma poche le flyer photocopié, au dos duquel j’ai noté le numéro : « Contre ce gouvernement tête propre, mains hautes, représentation unique des Mains sales de Sartre, du Nuage en pantalon de Maïakowski par les troupes UTDM et Les Interluttants. Pour en savoir plus : www.utdm.be » Les couleurs saturées du tract figurent des mains multicolores, enfoncées dans des pantalons flottant dans un décor de ciel étoilé. Le court texte en caractères noirs semble jaillir de ce fond surréaliste.

Cléa était allée voir le site dès qu’elle avait eu le fly, lors de l’une de ses virées en free party. Connaissant mes penchants coupables pour ces deux auteurs, elle m’avait alors promis de m’emmener. Depuis quelques années maintenant les pièces jugées subversives n’étaient plus jouées. Il faut dire que la suppression du statut d’intermittent, il y a presque dix ans, empêchait les comédiens de s’investir ailleurs que dans la culture de masse. Oh ! Au départ, l’interdiction n’était pas formelle. Non. Mais les subventions ne concernèrent bientôt plus que les comédies musicales lénifiantes, les spectacles traditionnels et folkloriques et les auteurs-amuseurs-du-peuple. Pendant un laps de temps qui dura le (long) temps du chagrin des institutions culturelles, la contestation gagna la rue, en manifestations puis en spectacles. Mais une fois encore, le bâton se fit sentir sur les épaules de ceux qui refusaient la carotte.

À l’époque, j’étudiais la littérature à la fac. Les réformes de l’enseignement supérieur engageaient les universités dans un processus de partenariat de plus en plus étroit avec les entreprises. Les multinationales du spectacle vivant phagocytèrent ma filière. L’absence de tout succès populaire pour les pièces non subventionnées justifia le retrait des programmes de leurs auteurs. Nous avons appris à être rentables !

C’est alors qu’on a entendu parler, pour la première fois, des free plays, sorte de free-parties théâtrales. C’était il y a peut-être six mois. Comme souvent, le caractère illégal de ces représentations demeure le seul message délivré par les médias.

Cléa a toujours porté en elle cette révolte que je recherche dans la littérature. Pas étonnant qu’elle me guide aujourd’hui sur la route de ces pièces d’illégalité. Moi je me souviens avoir lu Le Nuage en pantalon. C’est l’ami de ma grande sœur qui me l’avait offert pour mon quinzième anniversaire. Pour moi, ce livre était auréolé de la passion que je vouais à ma sœur et à ses amis. J’ai lu et relu ce bouquin… je le lis encore de temps en temps.

« Tu n’as parlé de la play à personne ? » m’interroge Néo, tout en conduisant. « Non, bien sûr ! », ma réponse claque, sèche comme un coup de trique. De toute façon, l’idée même de ce genre de culture est à mille neurones de mes collègues de fac. Le rouleau formateur a rendu toute velléité d’intelligence aussi fine qu’une feuille de papier à cigarette, chez les étudiants.

Néo stoppe la camionnette et éteint les phares. Nous venons de nous garer sous la lumière au néon d’un magasin de la rue de la République, à Montreuil. C’est le point de rendez-vous ! Lorsque Cléa est allée sur le site d’UTDM, on lui a conseillé de lire attentivement les petites annonces de Libé, le mardi suivant. Ce qu’elle a fait. Elle a relevé alors une annonce, signée Vladimir, qui vantait un produit miracle pour « laver aussi efficacement les mains que les pantalons ». Il y avait un numéro. Elle m’a laissé téléphoner. Je suis tombé sur un message invitant à rappeler chaque jour. Vendredi enfin, le répondeur indiquait ce rendez-vous.

Nous avions une bonne dizaine de minutes d’avances, comme l’avait prédit Cléa lorsque je l’avais pressée. Quelques minutes passent et nous décident finalement à sortir du camion, histoire de griller une clope.

La lune est ronde et semble glisser sur les nuages. La lumière des réverbères grésille. Le halo blanc des codes d’une voiture vient s’éteindre face à nous. Puis, au fil des minutes, d’autres caisses se rangent de part et d’autre de la chaussée. Enfin un homme trapu, entièrement vêtu de noir, paraît, portable scotché à l’oreille. « C’est bon, on va pouvoir y aller ! », lance-t-il. Tout le monde regagne sa voiture. Ceux venus à pied trouvent des places libres. Les moteurs font entendre leurs ronronnements et la troupe file l’homme au portable sur le périph’. Les portes défilent dans l’enchaînement orangé de la signalisation routière, de Vincennes à Bercy. Soudain, les clignotants arythmiques des voitures se répondent dans un étrange dialogue coloré. Nous quittons la ceinture parisienne pour gagner les abords de la Grande Bibliothèque. On s’arrête et nous rejoignons les anciens Frigos à pied. Là, d’autres personnes s’agitent déjà en tous sens, pour monter décors et lumières dans deux salles voûtées. Les toiles de fond des scènes reprennent les motifs du flyer : les mains se pantalonnent nuageusement. On se met à débarquer le reste du matos. Il fait doux et la bière imbibe rapidement ces étranges travailleurs de la nuit. Au bout d’une demi-heure d’agitation frénétique, la troupe UTDM investit la scène. La représentation ne brille pas des feux de la rampe, mais de l’énergie revigorante de la passion. Ici les moyens techniques n’éclipsent pas le fond du discours. On est loin des spectacles aux budgets hollywoodiens de la culture officielle. Alors que le Nuage de Maïakovski passe son pantalon sur la seconde scène, les lumières bleues des forces de l’ordre déchirent la noirceur de la nuit, les sirènes rompent le silence attentif de l’auditoire. Tout le monde court, certains caillassent les flics pour couvrir la fuite forcée des comédiens. Cléa lance tout ce qu’elle trouve sur les keufs. Moi je me planque avec Néo. Mais le filet et les coups de la police font mouche et tachent de sang les mains, les nuages et les pantalons…

« C’est là que je me suis fait choper ! »

Le regard gris de mon avocat s’éteint sous ses lourdes paupières. « Vous risquez 15 000 euros d’amende pour ça. » Sa phrase se perd, quelque part entre lui et moi, dans les volutes bleutées de la fumée de son cigare. Alors qu’il s’enfonce dans on fauteuil moelleux, je me mure dans un silence désespéré… la tête entre les mains.

Article parue dans la revue Cassandre, hiver 2004

A l’aise dans leurs tongs!

Loin du bruit des bottes, ou du silence des pantoufles, une vingtaine de gamins de Belleville et de Mantes-la-Jolie chaussent la Tong! La compagnie Tamèrantong! s’organise autour d’un spectacle et d’une équipe dont certains ont traversé le courant (rock) alternatif. L’expérience pour ces amateurs du jeu s’étale sur une période qui varie entre 5 et 7 ans. Ils s’initient aux règles théâtrales, travaillent le spectacle, répètent et tournent.

Ils ont ainsi joué ZORRO EL ZAPATO, qui relie le mythe du vengeur masqué à la lutte zapatiste, jusqu’au Mexique. Ceux que j’ai croisés à Mantes-la-Jolie, avec leurs rencontres, leur respect et leur joie de vivre interrogent en profondeur le sens de la culture. Loin des pages du passé, c’est à partir du présent que la troupe aiguise son esprit critique jusqu’à nous rappeler que la culture n’est pas le but, mais le moyen. Celui de découvrir d’autres je.
Il y a parfois des renversements inattendus. Lorsqu’à Cassandre (1) on a préparé ce dossier, il me semblait important de prendre en compte l’avis des enfants, en tant que “cible” de la transmission. Tamèrantong! paraissait un cas intéressant car hors des sentiers battus. Après quelques minutes avec le premier groupe d’enfants, ils me retournent mon sujet. Sans crier gare, les voilà transmetteurs! Haby, 10 ans (dont cinq à Tamèrantong!) m’explique que “dans la vie il y a des gens qu’on n’écoute pas. J’aime bien le spectacle car c’est un moyen de montrer des gens qui veulent la paix. C’est un moyen de dire “Ecoutez-les!”. Au début je croyais que j’allais faire du théâtre ordinaire et puis on a voyagé et on a fait du théâtre pour les gens. On lutte avec eux.” Moïse (10 ans dont trois à TMT!) continue: “C’est un spectacle pour les gens. C’est important. C’est un rôle de témoin ; quand on fait un spectacle, ils ont la parole.” Il ajoute: “On prépare ici et on joue dans d’autres pays. Comme ça, ils ne nous oublient pas.” Ils m’expliquent qu’à l’école on les fait travailler sur des extraits de Molière, “du théâtre d’avant”, et qu’ici “c’est plus réel”. Pourtant ils semblent conscients des apports de l’école. Haby raconte qu’au Mexique les gens “nous regardaient, ils n’avaient jamais vu de Noirs. Pour eux il n’y a que les Indiens qui existaient.” “Ils voulaient voir si la couleur partait en frottant”, l’interrompt, tout sourire, Moïse mimant la scène. “Nous, on a été à l’école, on sait qu’il y a des Indiens”, poursuit Haby. Elle ajoute: “A l’école on imagine et on fait pas. Ici on fait. On imaginait les Indiens, on y a été et on les a aidés.”
L’air de rien, ces jeunes acteurs interrogent un point fondamental: qu’est-ce qu’on transmet? Me voilà bien. Je pensais aborder le “comment transmettre aux esprit en formation?”, imaginant que les adultes interviewés dans les autres articles s’empresseraient de définir le contenu. Si la culture est vraiment “l’ensemble des connaissances acquises qui permettent de développer le sens critique, le goût, le jugement”, comme le suggère le Petit Robert (qui ne joue pas dans TMT!), alors les textes classiques que l’école donne à lire ne sont qu’un moyen de forger des adultes libres-penseurs.
De la lettre à son esprit.
Pour exercer leur sens critique, les enfants veulent du “réel”, ils veulent faire. Il ne s’agit évidemment pas de remettre en question l’universalisme des textes d’un Moliere, ou d’autres. Mais ces enfants insinuent que les situations décrites par les classiques de la littérature ne leur parlent pas. Par contre, ils usent de leur sens critique à l’encontre de ce qu’ils connaissent: la télé. Pendant les exercices d’improvisation, deux des trois groupes ont pris comme cadre des émissions à succès, en y posant un regard distancié. Preuve que ces enfants ne sont pas exempts de l’influence cathodique. Les aider à développer leur sens critique peut les préparer à mieux intégrer les auteurs qui traversent le temps.
Leur expérience mexicaine leur a permis de mettre en lumière certains travers de notre société. “Quand on mange, ici on peut dire “J’aime pas”. Là-bas on avait pas le choix. C’est tout ce qu’ils avaient et ils le partageaient avec nous.” “Au Mexique, les petits des bidonvilles nous ont remis des cadeaux. Ils n’ont pas beaucoup d’argent mais ils ont fait des efforts. Nous, on a fait un escargot (en faisant une chaîne, ndla) avec eux (2).” Haby raconte: “Il n’y avait pas de différences, on souriait tous. Nous, juste pour une toute petite chose, on a pas le sourire. Au début on savait pas, on croyait que TMT! c’était juste faire des spectacles.”
Ils sont nombreux à avoir cru qu’en mettant un pied dans la Tong, ils feraient “un spectacle de fin d’année”. Aujourd’hui ils disent ne pas faire que du théâtre, mais aussi “apprendre d’autres cultures, d’autres langues. On parle des autres, de ceux qui souffrent”. Pour présenter Zorro el zapato au Mexique, devant le sous-commandant Marcos et plusieurs milliers de zapatistes, il faut se faire comprendre. Ils ont donc appris l’espagnol, l’histoire des Indiens. Et puis l’escrime et l’art des combats de scène.
La pièce devient prétexte à faire, à raconter, à acquérir des connaissances. Apprendre à écouter pour se forger sa propre culture. Apprendre devient plaisir, même pour des enfants turbulents à l’école, au vu de la saynète jouée par le troisième groupe d’improvisateurs. La rencontre n’a pas besoin d’avoir lieu à l’autre bout du monde. Ici aussi, Tamèrantong! tisse du lien social. La plus part des enfants sont arrivés par un frère, une soeur, des parents de camarades, les animateurs du centre social. Ce lien est primordial puisque “MC” (Marie-Claude) est en charge des relations avec les parents. Passer des heures en Tong demande quelques aménagements d’horaires, et l’implication de l’entourage. L’écoute et le respect glissent d’actes en paroles. Abdoulaye (9 ans dont cinq à TMT!) m’explique que dans la compagnie “si on est coincé on en parle”. Haby précise qu’il y a “le Conseil des Tongs! pour parler d’un problème ou annoncer des choses”. D’ailleurs, durant les entretiens, ces jeunes comédiens se sont très peu coupé la parole.
Il n’y a pas de casting pour joindre la troupe. On est loin des stéréotypes proposés dans les académies de l’entertainment. “Ici c’est pas noté. Il n’y a pas de meilleur.”, prévient Benoît. Le groupe prend de l’importance, avec les différences qu’il mêle. “C’est bien le mélange, car on apprend des autres. Ça sert à rien si on est blanc et qu’on aime les blancs!”, distillent les enfants.
Cette ouverture sur le monde et ses questionnements resurgit dans les paroles de ces adultes en devenir: “La compagnie a des problèmes à cause du gouvernement, car ils enlèvent les emplois-jeunes, les intermittents. A la fin des spectacles on en parle.” Moïse précise: “Bientôt il n’y aura plus d’intermittents. C’est important, c’est les éclairagistes, c’est eux qui font les décors. Ils risquent de partir.”
L’actualité rattrape les palabres d’enfants, et les conséquences leur vie quotidienne. Discussions d’adultes? Cette distinction pèse sur ces acteurs en herbe: “A l’école, il y a des clans: les grands et les petits. Ici on est mélangés.” Dans les pas des Tongs, il n’y a pas de contrôles, “pas de stress. Ils nous apprennent, nous montrent”, et si la demande se fait sentir, les animateurs expliquent encore. “Ici on peut faire une erreur”, lâche Jalel (13 ans dont cinq à TMT!). Yann (12 ans dont quatre de TMT!) résume: “Les parents c’est “blablabla” ; l’école c’est ennuyeux ; avec le théâtre on s’amuse.” Mais ils insistent, “le théâtre, c’est une ouverture sur le monde. L’école c’est le minimum du respect, c’est “bonjour”.” La solidarité de troupe se loge dans les mots de Yann: “C’est comme une classe avec les plus forts qui aident les plus faibles. A l’école c’est mal vu, on triche. Ici c’est pour progresser.”
Marine, du haut de ses 9 années, dont quatre en Tong, précise que Zorro el Zapato est “une pièce contre ce qui se passe, contre la misère. L’école c’est sérieux, mais ici on s’amuse en plus”. L’un d’entre eux raconte: “A Mexico on a vu ce que c’est que se droguer. A l’école on comprend pas car c’est des mots.” Marine répond: “Mais les mots c’est important!” La boucle est bouclée…



1: Voir Cassandre numéro 41
2: Les caracoles, “escargots” en espagnol, est le nom donné aux nouvelles instances d’auto-gouvernement mises en place par les communautés zapatistes du Chiapas


Article paru dans la revue Cassandre, numéro 57, printemps 2004

E-mail de la compagnie Tamèrantong!: tmt@club-internet.fr