"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

24/06/2008

Free play

Aujourd’hui, seules quelques franges culturelles radicales s’organisent aux marges de la légalité. Pourtant, le modèle politique appliqué par le gouvernement risque de faciliter l’extinction d’une certaine idée de la culture. Ce texte présente une vision désenchantée du futur qu’on nous prépare. Tout un pan de la culture, jugé incendiaire d’opinion et non rentable économiquement, faisant l’objet des mêmes poursuites que d’autres actuellement, s’organisera à son tour aux limites de la loi. Suivez-nous en Free play…

« T’as le numéro de l’infoline ? Au cas où ! » La voix de Cléa s’étouffe entre les parois feutrées de la camionnette et les rythmes tekno de l’autoradio. Je sors de ma poche le flyer photocopié, au dos duquel j’ai noté le numéro : « Contre ce gouvernement tête propre, mains hautes, représentation unique des Mains sales de Sartre, du Nuage en pantalon de Maïakowski par les troupes UTDM et Les Interluttants. Pour en savoir plus : www.utdm.be » Les couleurs saturées du tract figurent des mains multicolores, enfoncées dans des pantalons flottant dans un décor de ciel étoilé. Le court texte en caractères noirs semble jaillir de ce fond surréaliste.

Cléa était allée voir le site dès qu’elle avait eu le fly, lors de l’une de ses virées en free party. Connaissant mes penchants coupables pour ces deux auteurs, elle m’avait alors promis de m’emmener. Depuis quelques années maintenant les pièces jugées subversives n’étaient plus jouées. Il faut dire que la suppression du statut d’intermittent, il y a presque dix ans, empêchait les comédiens de s’investir ailleurs que dans la culture de masse. Oh ! Au départ, l’interdiction n’était pas formelle. Non. Mais les subventions ne concernèrent bientôt plus que les comédies musicales lénifiantes, les spectacles traditionnels et folkloriques et les auteurs-amuseurs-du-peuple. Pendant un laps de temps qui dura le (long) temps du chagrin des institutions culturelles, la contestation gagna la rue, en manifestations puis en spectacles. Mais une fois encore, le bâton se fit sentir sur les épaules de ceux qui refusaient la carotte.

À l’époque, j’étudiais la littérature à la fac. Les réformes de l’enseignement supérieur engageaient les universités dans un processus de partenariat de plus en plus étroit avec les entreprises. Les multinationales du spectacle vivant phagocytèrent ma filière. L’absence de tout succès populaire pour les pièces non subventionnées justifia le retrait des programmes de leurs auteurs. Nous avons appris à être rentables !

C’est alors qu’on a entendu parler, pour la première fois, des free plays, sorte de free-parties théâtrales. C’était il y a peut-être six mois. Comme souvent, le caractère illégal de ces représentations demeure le seul message délivré par les médias.

Cléa a toujours porté en elle cette révolte que je recherche dans la littérature. Pas étonnant qu’elle me guide aujourd’hui sur la route de ces pièces d’illégalité. Moi je me souviens avoir lu Le Nuage en pantalon. C’est l’ami de ma grande sœur qui me l’avait offert pour mon quinzième anniversaire. Pour moi, ce livre était auréolé de la passion que je vouais à ma sœur et à ses amis. J’ai lu et relu ce bouquin… je le lis encore de temps en temps.

« Tu n’as parlé de la play à personne ? » m’interroge Néo, tout en conduisant. « Non, bien sûr ! », ma réponse claque, sèche comme un coup de trique. De toute façon, l’idée même de ce genre de culture est à mille neurones de mes collègues de fac. Le rouleau formateur a rendu toute velléité d’intelligence aussi fine qu’une feuille de papier à cigarette, chez les étudiants.

Néo stoppe la camionnette et éteint les phares. Nous venons de nous garer sous la lumière au néon d’un magasin de la rue de la République, à Montreuil. C’est le point de rendez-vous ! Lorsque Cléa est allée sur le site d’UTDM, on lui a conseillé de lire attentivement les petites annonces de Libé, le mardi suivant. Ce qu’elle a fait. Elle a relevé alors une annonce, signée Vladimir, qui vantait un produit miracle pour « laver aussi efficacement les mains que les pantalons ». Il y avait un numéro. Elle m’a laissé téléphoner. Je suis tombé sur un message invitant à rappeler chaque jour. Vendredi enfin, le répondeur indiquait ce rendez-vous.

Nous avions une bonne dizaine de minutes d’avances, comme l’avait prédit Cléa lorsque je l’avais pressée. Quelques minutes passent et nous décident finalement à sortir du camion, histoire de griller une clope.

La lune est ronde et semble glisser sur les nuages. La lumière des réverbères grésille. Le halo blanc des codes d’une voiture vient s’éteindre face à nous. Puis, au fil des minutes, d’autres caisses se rangent de part et d’autre de la chaussée. Enfin un homme trapu, entièrement vêtu de noir, paraît, portable scotché à l’oreille. « C’est bon, on va pouvoir y aller ! », lance-t-il. Tout le monde regagne sa voiture. Ceux venus à pied trouvent des places libres. Les moteurs font entendre leurs ronronnements et la troupe file l’homme au portable sur le périph’. Les portes défilent dans l’enchaînement orangé de la signalisation routière, de Vincennes à Bercy. Soudain, les clignotants arythmiques des voitures se répondent dans un étrange dialogue coloré. Nous quittons la ceinture parisienne pour gagner les abords de la Grande Bibliothèque. On s’arrête et nous rejoignons les anciens Frigos à pied. Là, d’autres personnes s’agitent déjà en tous sens, pour monter décors et lumières dans deux salles voûtées. Les toiles de fond des scènes reprennent les motifs du flyer : les mains se pantalonnent nuageusement. On se met à débarquer le reste du matos. Il fait doux et la bière imbibe rapidement ces étranges travailleurs de la nuit. Au bout d’une demi-heure d’agitation frénétique, la troupe UTDM investit la scène. La représentation ne brille pas des feux de la rampe, mais de l’énergie revigorante de la passion. Ici les moyens techniques n’éclipsent pas le fond du discours. On est loin des spectacles aux budgets hollywoodiens de la culture officielle. Alors que le Nuage de Maïakovski passe son pantalon sur la seconde scène, les lumières bleues des forces de l’ordre déchirent la noirceur de la nuit, les sirènes rompent le silence attentif de l’auditoire. Tout le monde court, certains caillassent les flics pour couvrir la fuite forcée des comédiens. Cléa lance tout ce qu’elle trouve sur les keufs. Moi je me planque avec Néo. Mais le filet et les coups de la police font mouche et tachent de sang les mains, les nuages et les pantalons…

« C’est là que je me suis fait choper ! »

Le regard gris de mon avocat s’éteint sous ses lourdes paupières. « Vous risquez 15 000 euros d’amende pour ça. » Sa phrase se perd, quelque part entre lui et moi, dans les volutes bleutées de la fumée de son cigare. Alors qu’il s’enfonce dans on fauteuil moelleux, je me mure dans un silence désespéré… la tête entre les mains.

Article parue dans la revue Cassandre, hiver 2004

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