"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

30/10/2022

Métaphormose - chapitre 8

 

FLOODLANDThe Sisters Of Mercy, 1987

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César, Jack, Cat, Virginia et notre homme restèrent cois devant la grande gueule en uniforme. Les bouches passaient de l’autre côté des noirs miroirs. Et il n’y avait nul lapin blanc pour les guider. C’est Virginia qui tira les quatre mecs de l’inertie provoqué par la vision cauchemardesque du flic à grande gueule. Ils reprirent leur marche d’un pas lent et passèrent devant le flic, évitant de lui lancer le moindre regard, ni direct, ni de travers.

Le retour vers l’appart de notre homme se fit dans le silence. Un silence encore plombé par la stupéfaction. Un silence où l’on pouvait entendre les cellules grisées par cette essence nouvelle mettre en marche leurs méninges. Un silence lourd et pesant, assourdissant. Un silence qui ne savait pas encore quoi dire. Une fois la petite troupe posée chez lui, le silence explosa en mille questions. Bien sûr, iels avaient été surpris de voir ces lèvres gigantesques s’agiter entre l’uniforme et la casquette du keuf, IRL, dans la vraie vie, hors des écrans. Bien sûr, ça changeait pas mal de choses. Le petit reste auquel leur esprits rationnels s’agrippaient encore, cette infime possibilité que ce soit le média, les écrans quels qu’ils soient, qui fut l’origine de la métamorphose venait de se dissoudre dans la réalité brute. Bien sûr, iels avaient évoqué cette possibilité en posant comme responsable de l’hallucination leur propre cerveau. Bien sûr, l’idée que les gens d’armes puissent eux aussi se transformer, étant l’instrument de la domination, étant ceux qui donnaient corps aux lois, qui faisaient tomber les coups de la loi, n’était pas absurde. Et pourtant, la sidération engourdissait encore leurs membres et leur esprit. L’abîme qui s’ouvrait sous leurs yeux faisait tomber l’empire de leurs sens. La terre était inondé de mensonges et le monde sombrait dans la folie. Iels avançaient sur un terrain meuble qui s’évanouissait sous leurs pas, sans plus de repères que ceux qu’elleux-mêmes poseraient. Iels étaient tels des flocons de neige poussés par le vent de la corruption. La sensation de vertige était saisissante.

Tout en cuisinant, le petit groupe affinait sa réflexion, découpant les faits comme les poivrons, lavant les chapitres de cette drôle d’histoire comme les bonnes feuilles de la salade, éminçant les observations tel du blanc de poulet, débitant quelques analyses grossières comme iels coupaient grossièrement le bœuf ou les oignons, faisant revenir quelques spéculations délaissées en même temps que les lardons. Iels firent macérer quelques idées farfelues dans une sauce coco, citron, piments. Iels assaisonnèrent de sel de poivre et de quelques pincées de pensées piquantes. Bientôt les feuilles vertes trônaient dans le saladier, la viande grillait au-dessus des braises. La table était dressée. Lucrèce, la femme de César, avait appelé, elle arriverait pour le dessert. Les ami.e.s servirent les légumes braisés, disséquèrent la chaire grillée et leurs pistes de raisonnement, accompagnèrent tout cela de quelques pensées plus légères. Iels avaient beau tourner et retourner toutes ces salades, aucun sens ne se dégageait explicitement. Ils avaient bien plus de mal à avaler cette métamorphose dont iels étaient les témoins qu’iels n’en auraient à digérer leur repas.

Lorsque les plats furent vidés et les estomacs remplis, la discussion prit une tournure plus apaisée. Les sentiments contradictoires qu’iels éprouvaient formaient comme la mousse onctueuse et amère des cafés et donnaient aux fumerolles des cigarettes une âcreté prononcée. Toustes avaient été surpris de voir la métamorphose toucher un simple flic, pas une grande gueule de la télé, bien qu’iels s’y soient attendu. Iels avaient (sans vraiment la formuler) émis l’hypothèse que les médias ne soient pas le vecteur de la transformation, que ce soit le pouvoir symbolique et que par conséquent, il n’y avait aucune raison valable pour que le phénomène ne se limite aux écrans. L’idée que leur filtre d’analyse du monde soit ce qui en transforme leur vision revenait de plus en plus dans la discussion, comme une arme à double tranchant. D’un côté, iels se sentaient perdre la raison, débordé.e.s par le sentiment d’être responsables de ce cauchemar et d’un autre y voyaient une planche de salut. Iels avaient le pouvoir de rendre explicite la domination, de lui donner corps… ou plutôt bouche. On sonna à la porte puis on tambourina. Notre homme se leva et alla ouvrir. C’était Lucrèce, mais son visage était déformé par un mélange de stupéfaction, de colère et de peur. « Toi, t’as vu une bouche IRL... », suggéra notre homme. « On sait, on en a vu une en revenant du marché. On était, et sans doute qu’on l’est encore, dans le même état que toi. Mais vient, entre. » « No… non. Pas une bouche » fit Lucrèce en franchissant le seuil. Elle reprit son souffle en traversant le couloir qui menait à la cour où la troupe était installée. « C’est pas une bouche géante que je viens de voir dans la rue. C’est… une énorme oreille ! »

Les yeux de César, Jack, Cat, Virginia et notre homme étaient aussi rond de stupéfaction que leur bouche béantes. Notre homme failli défaillir et du s’asseoir avant même d’avoir proposé une chaise à Lucrèce, qui en prit une toute seule. Elle tremblait et césar la prit par les épaules et lui offrit un très large sourire plein d’une compassion un peu trop paternaliste. Puis, il lui frotta le dos comme pour la réchauffer, bien que le soleil fut du même plomb que le silence qui s’installa. Virginia prit les mains de Lucrèce. Elles étaient glacées. Et, lui tendant l’oreille, elle lui demanda de raconter ce qui s’était passé. Des larmes roulèrent sur les joues de Lucrèce qui hoqueta et commença à s’épancher. « Je venais de… J’étais en voiture. Je roulais tranquillement et je me suis arrêté à un feu. Il y avait la musique et je regardais à droite et à gauche en chantonnant. Il y avait une camionnette, vous savez, le plombier, celui qui dit « Eau près de chez vous depuis 1959 ». Et là, il y avait un homme… enfin deux mais je n’en voyais qu’un seul, l’autre était caché par la porte de la camionnette. L’homme que je voyais… son visage se décomposait. Il rentrait la tête dans les épaules, comme un enfant qu’on gronde. Malgré la musique j’ai commencé à entendre des mots forts, criés, sûrement par l’autre homme, celui qui était derrière le camion. J’ai baissé la vitre, prête à intervenir, parce qu’on n’a pas le droit de gueuler comme ça sur quelqu’un. Mais le visage de l’homme… il a commencé à disparaître. Comme si il y avait une ligne de partage des os, qui courait du sommet de crâne jusqu’au menton. Et le visage s’engouffrait dans cette faille. D’abord j’ai cru que c’était le soleil qui m’éblouissait et obscurcissait le visage du mec, mais non, parce que très vite, il ne restait plus entre le col de son t-shirt et le bonnet qu’il portait, que ses oreilles. Ses oreilles qui grandissaient au fur et à mesure, comme si la soufflante de l’autre gonflait ses pavillons. C’est la voiture derrière moi qui m’a sorti de ma torpeur. Le gars klaxonnait car le feu était vert. J’ai démarré et le feu passa à l’orange puis au rouge, mais le gars derrière moi me grilla la priorité et le feu. Quand il a été à ma hauteur il gueulait tout seul dans son gros 4x4 en me regardant. « Pauv’ conne. Ah les gonzesses au volant, j’vous jure ! » Lui, son visage avait commencé à se déformer sous le coup de sa colère machiste. Je l’ai vu dans le rétro. Et quand il est passé à côté de moi, son visage n’était plus qu’une bouche. Mais pas une de ces grandes gueules de la télé, une bouche à peine plus grande que la moyenne, mais juste une bouche, la bave aux lèvres. Je lui ai fait un doigt en gueulant « ta gueule ! » et il a accéléré et moi je me suis arrêté. J’ai regardé derrière pour voir si je voyais encore le gars aux grandes oreilles. Mais non, la camionnette était en train de partir dans l’autre sens. Et je suis venue. » Il y eut un nouveau silence. « J’en peux plus de ces machos et leurs grandes gueules ! On peut pas sortir sans qu’un abrutis nous fasse sentir qu’il est l’homme, et que nous, pauvre femme, on est rien ! » Elle fit une pause et demanda. « Est-ce que nous aussi, on va se transformer ? Et les enfants aussi ? » Submergée par le flot de larmes, les traits de ses émotions contradictoires formaient comme des îlots asséchés sur son visage.

Personne n’avait de réponse… et toustes se rendirent compte qu’iels n’avaient à aucun moment envisagé leur propre transformation. Biens sûr, les quatre garçons remplissaient pas mal des critères qu’ils avaient associés aux tenants de ce pouvoir symbolique associés à la métamorphose… Ils étaient des hommes, des quadras, blancs, de culture chrétienne (même si ils se définissaient comme athés), cis-hétéro (même si certains avaient pu expérimenter quelques relations homo). Certes, aucun d’eux ne gagnait outrageusement sa vie, l’un ou l’autre n’était même pas vraiment sorti d’une certaine forme de précarité, mais aucun d’eux ne vivait dans la misère et deux d’entre eux étaient même propriétaires. Une petite maison pour César et un appart’ en ville pour Jack, dont ni l’un ni l’autre ne finissait de rembourser le prêt.

« Lucrèce, mon reflet, ma sœurmoi aussi j’en ai marre de ces agressions quotidienne, de ne pas pouvoir m’habiller comme je le veux sans me demander si je n’aurai pas trop l’air d’une proie aux yeux de mecs prédateurs, de cette masculinité toxique, de ne pas pouvoir sortir dans la rue sans avoir l’impression d’être un bout de bidoche sur l’étale d’un boucher, de ce sexisme ambiant qui donne aux mecs leurs grandes gueules. Il faut que ça cesse ! » déversa Virginia. Elle fit une pause dans un silence sec. Puis elle reprit : « Finalement ça se tient… J’veux dire, qui dit bouche, entend oreille. Qui dit oreille, entend bouche. Et puis un pouvoir, même symbolique, s’exerce sur l’Autre. Si le masque du pouvoir est une bouche, l’Autre devait être une oreille. » Formulé ainsi, ça prenait sens. C’était grotesque, mais sensé. Dur à avaler, mais digeste. Virginia continua : « Visiblement, les transformation commence à se répandre. Après les rois de la com’ et les flics, les machos se transforment aussi en bouches. Par contre, si toutes celles et tous ceux qui entendent ces grandes gueules déverser leur flux de conneries doivent se transformer en oreilles, il va y avoir une véritable épidémie. À commencé par les femmes ! » Lucrèce demanda : « Pourquoi je ne me suis pas transformer en oreille, quand l’autre type m’a gueulé dessus ? » « Je ne sais pas. Peut-être parce que tu as réagi ? Peut-être que l’une des caractéristiques pour se transformer en oreille, c’est de se laisser faire ? »

Notre homme posa le gâteau sur la table et Jack plaqua une sentence : « Vous avez remarqué que certaines des suggestions qu’on a formulé la nuit dernière se sont réalisé… Comme dans l’idée de César, quand il a parlé de notre façon de voir qui transformait le monde. Si c’est en train d’arriver, comme le disait Cat, on peut infecter les gens avec nos visions et espérer une révolution. » « Tu sais, c’est très théorique, juste une idée… commença Cat. Et puis, on a pas la puissance médiatique pour que notre façon de voir transforme le monde. » « Par contre, vous avez un ego bien démesuré les gars ! Lâcha Virginia. Non mais vous vous entendez ? Vous pensez sérieusement que vous êtes à l’origine de la métamorphose de milliers de bouches ? Sans parler des centaines de millions d’oreilles à venir ? Que votre image du monde, née dans vos petits cerveaux pourrait avoir changer le président en grande et belle gueule ? Sérieux ? Vous êtes bien des mecs ! Redescendez ! Vous me faites chier avec vos grandes idées, vos grands discours et vos débats théoriques qui n’en finissent pas… alors que c’est la réalité, la pratique et celles et ceux qui la mènent qui tranchent. Mettez les mains dans le cambouis. Si vous pensez sérieusement que vous pourriez infecter le monde de votre image mentale, commencez par déconstruire les préjugés qui la hante au quotidien et commencez par construire des solidarités ici et maintenant. » « Mais on ne sait même pas ce qu’on a en face de nous. Est-ce que les gens se transforment vraiment ? On en sait rien ! Tout est peut-être dans nos têtes. Pour réagir, il faut bien qu’on ai une idée de ce contre quoi on se bat », affirma Jack. « Et là, c’est bien la réalité qu’on essaye de décrypter », renchérit César. « Tu veux qu’on fasse quoi ? Qu’on organise des groupes de paroles pour celles et ceux qui se transforment ? Pour les bouches ? Pour les oreilles ? Pour les deux ? » Elle les fixa et répondit : « Ok. Si les gens se transforment, visiblement ça ne change pas grand-chose à ce qu’on connaissait déjà comme situation. Les dominants se transforment en bouches et les dominés en oreilles. Est-ce que ça change fondamentalement les choses ? » « Elle a raison. Intervint Cat. De toute façon, nous n’avons pas les moyens de savoir ce qui a déclenché ces transformations. Ce n’est pas contre ces transformation qu’on doit se battre mais contre ce qu’elles symbolisent. » « Ouais, sauf que les gens se transforment, c’est pas le Pays Imaginaire ! insista César, Nous allons peut-être nous métamorphoser nous aussi. » « C’est vrai, intervint Lucrèce. T’as envie d’être changé en oreilles, ou en bouche ? Moi j’ai pas envie, pas plus que de voir mes gamins n’être que l’une ou l’autre. Et pour l’empêcher, si c’est possible, il va bien falloir qu’on comprenne ce qui se passe. Non ? » « Même si on comprend, est-ce qu’on est à même de changer le cours des choses ? On pourrait faire un parallèle avec l’apparition du Sida. Est-ce que ce sont les gens touché.e.s qui ont pu comprendre cette nouvelle maladie ? Qui ont pu trouver des médicaments ? Non, par contre en s’organisant, iels ont pu influer sur la recherche, pour que les malades soient pris en compte, vraiment. Iels ont organisé la solidarité autour des malades. » répliqua notre homme. « Ouais, mais on ne sait pas si c’est une maladie. Je sais que vous allez encore me traiter de complotistes, mais si ça se trouve c’est un truc que nous ont inoculé les puissants. » Les voix déferlèrent par vagues, se fracassant les unes contre les autres, un véritable déluge de mots trop hauts ; la raison faisait naufrage dans ce brouhaha générale dont la sonnerie du téléphone tira notre homme. « Oh, stop ! Arrêtez ! » Toustes se tournèrent vers lui. « Je crois qu’on devrait écouter les infos. Il se passe un truc. »

16/10/2022

Métaphormose - chapitre 7

 

THE MOON LOOKED DOWN AND LAUGHED - Virgin Prunes, 1986

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Au café, sous un soleil qui bien que matinal n’en était pas moins estival, les amis reprirent quelques couleurs que la nuit leur avait barboté. Ils baguenaudèrent sur le temps, celui qu’il fait et celui qui fait et défait les amitiés. Les quatre potes étaient heureux de se retrouver et leurs sourires rayonnaient, malgré des yeux fatigués. Un instantané de paradis, fugace. Un peu plus loin sur la place, face à eux, se dressaient les étales du marché. Promeneurs et clients se laissaient happer par les couleurs des fruits et des légumes, par les odeurs de fromages et de fleurs, grignotaient des yeux ou du bout des dents un bout de pain croustillant. Les voix criardes que les marchands adressaient aux chalands parvenaient jusqu’aux clients des terrasses alentour. Aucune des grandes gueules du marché, ces hommes et ces femmes tonitruantes, pas une de ces voix de poissonniers ne sortaient d’une bouche géante. Haussez le son ne suffisait pas à faire d’elle, d’eux des gueules pareilles à celles des pros de la politique ou des médias. La métamorphose avait, elle aussi, besoin des écrans pour exister, d’être médiatiser. Les noirs miroirs reflétaient une réalité déformée.

Lorsque la métaphormose reprit petit à petit possession de la discussion, ce fut sur un ton plus léger. Il y eut même quelques éclats de rires pour se ficher aux commissures des lèvres de chacun d’eux. Après tout il y avait dans la situation un côté burlesque, et sans doute même absurde, qui prêtait autant à sourire qu’à philosopher. « Et si les grandes gueules sortaient des écrans et envahissaient les rues. Vous imaginez que les gens qu’on croise ici ou là, chez le disquaire ou à la librairie, ou là, au marché… tous et toutes ne seraient plus que des bouches immenses », osa notre homme. « Oh oui, imaginez ça à la Romero - enchaîna Jack - Des bouches géantes qui coursent des hommes et des femmes pour les mordre... » « Non, pas les mordre, les embrasser. Une sorte de baiser de la mort, de bouche à bouche contaminant. » « Yep, une sorte de folie collective avec des gens qui courent en tous sens, bras en l’air, fuyant ces lèvres pulpeuses prêtes à les étreindre. Et les lèvres qui déambulent comme des poulets sans tête, avant de la faire perdre à leur tour à d’autres. » « La métamorphose cernant de plus en plus prêt le héros du film. Les bouches engloutissent tout autour de lui. Il se voit comme emporté par la foule de baisers, tendant les bras et la face vers le ciel, l’œil taquin et objectif de la caméra. Il hurle un long « nooooooooooooon ! » qui déforme sa bouche. Plus il cri, plus sa bouche gonfle et plus le reste de son visage disparaît dans le néant. N’émerge plus des successives vagues labiales qui le lèchent que sa propre bouche tordue en un cul de poule et aux dimensions désormais disproportionnées. » Jack mima le clap de fin. « Alors un héro à la Chaplin ou Keaton. » « Ah oui, je dis bravo au réal ! » Et tous applaudirent et partirent en franche rigolade. Jack tenait ce petit moment de gloriole dont il raffolait. Mais comme souvent il allait d’un même élan, lui opposer sa propre trahison. C’était là son pêché mortel... si mignon.

« Peut-être que les dirigeants, pour asseoir leur pouvoir vacillant, nous ont inoculé une puce qui agit sur la manière dont notre cerveau traite les informations visuelles. Après tout, l’image que nous nous faisons du monde naît des informations perçues par nos sens – et chacun d’entre eux est influencé par les autres – qui sont ensuite filtrées, traitées, par notre cerveau qui nous projette une image mentale du monde. » Cat et César éclatèrent de rire. La rumeur des puces implantées à notre insu fait partie du catalogue de la pensée complotiste. Mais notre homme les fit taire. Non qu’il prenne au sérieux l’histoire de la puce, mais le raisonnement de Jack mettait en lumière le caractère chimérique du monde tel que nous le percevons. « Mais, si tu écartes l’hypothèse complotiste de la puce... », commença Cat quand Jack l’interrompit. « Oh, ça va. Les complots ça existe. Je te donnerai un seul exemple : les armes de destruction massives en Irak. Ça a quand même coûté une guerre et la destruction d’un pays... au minimum. Parce que derrière on pourrait y ajouter les attentats du 11 septembre et l’invasion et la mise à sac de l’Afghanistan. C’est une histoire vraie ! Alors, tes airs condescendants sur mon supposé complotisme, ça va aller ! » « Ok, excuses-moi Jack. Ce que je voulais dire c’est que le caractère chimérique du monde qu’on voit, ça revient à se dire qu’on est tous fous. Une folie collective. » « Mais une folie qui est tue de tout temps. Renchérit notre homme. Tu as parfaitement raison, le cerveau doit traiter une somme incalculable de données. Il doit faire un tri et ne garder que ce qui est pertinent pour la conscience. Et ce tri se fait en fonction de l’évolution mais surtout de notre éducation. Selon la culture, nous n’allons pas remarquer les mêmes éléments d’une même scène. Entre hommes et femmes, nous ne voyons pas les mêmes détails, car on ne nous apprend pas à porter note attention sur les mêmes aspects du monde. Pas besoin d’imaginer d’implants… nous sommes soumis à tellement des informations visuelles qui dressent nos esprits à voir ce que les vendeurs de temps de cerveau disponible veulent que nous voyons. » Cat reprit la balle au bond : « Pour l’instant on ne sait pas si d’autres personnes sont aussi folles que nous. » « Ah si ! reprit de volée César. Ma femme aussi voit les bouches. » « Pareil pour MES meufs », fit Jack dans un sourire (dont la lourdeur étirait bien trop ses lèvres) que les autres lui firent ravaler aussi sec. « Ok, vous en avez donc parlé avec vos compagnes. J’ai laissé un message à Virginia mais elle ne m’a pas encore rappelé. Mais y a-t-il des gens hors de nos cercles proches qui les voient ? Parce qu’on peut supposer que nous, nos proches, posons un certain filtre sur le monde, un masque sur des visages banals. La vision que nous en avons est influencé par nos idées. Jusqu’à maintenant ce filtre était idéologique. Là, il devient… optique !? Est-ce qu’on pourrait supposer que des cerveaux sursaturés d’infobésité puissent muté, comme ça et rendre visible à nos yeux ce qui n’était encore qu’une image littéraire ? » César continua. « Je trouve cette idée intéressante ! La métaphore qui devient réelle. Une illusion autocentrée. Une métamorphose métaphorique… Une métaphormose... » Notre homme éclata de rire. « Bordel ! J’ai imaginé le même mot le soir où j’ai vu le président se changer en grande gueule. » « On est toujours connecté. » « Aahh, l’amour dure toujours, mon ami... »

L’agencement des personnalité des quatre amis redonnait forme au groupe qui avait animé Un skeud dans les oreilles, il y a une bonne vingtaine d’année. D’ailleurs Cat illustra à merveille ce sentiment qui traversait l’esprit de notre homme, en ramenant sur terre les idées chépers de ses camarades. « Ok, ok, tout ça c’est super, les métaphores, les métamorphoses et les méta… phormose. Mais ça nous avance à rien. Je pense qu’il faut comprendre le pourquoi de cette transformation. Le comment, c’est une question qu’on peut laisser aux chercheurs, sociologues, anthropologues, ethnologues et autres logues. On avait commencé, avant tous vos délires, à faire émerger un schéma. Les bouches symbolisent le pouvoir performatif des orateurs. C’est là-dessus qu’il faut qu’on réfléchisse. C’est là-dessus qu’on peut espérer agir. Ne pas regarder en arrière. Parce que si votre hypothèse de l’image idéologique qui devient visuelle s’avère vraie, ça ouvre des perspectives. On peut par le bouche à oreille infecter la multitude et espérer fomenter une révolution ! ». « Tu veux initier un complot ! » ricana Jack. Notre homme fit taire les rires qui commençaient à arquer les lèvres des convives et Cat qui allait bondir au visage de Jack. « Attendez, attendez… L’idée de Cat n’est pas bête. Il y a un truc qui me chiffonne depuis qu’on parle de tout ça. Cette nuit, on se posait la question de savoir pourquoi tout le monde n’était pas bouche. Je crois qu’on oublie quelque chose. Si les bouches symbolisent un certain pouvoir, alors il doit y avoir des gens sur qui ce pouvoir s’exerce. Sinon, il n’y aurait rien à symboliser. » « Tu penses donc que nous, celles et ceux qui ne nous transformons pas, nous sommes celles et ceux dont les vies sont modeler par les mots des bouches ? C’est bien ça ? » « Oui, ça me semble évident. » Ils tirèrent sur le fil de cette pensée afin de définir, en contraste, celles et ceux qui n’étaient pas des bouches. L’histoire est écrite par les vainqueurs, dit-on… et en l’occurrence, celle du monde est le livre d’histoire des blancs… des hommes blancs. Si le pouvoir que caricaturait les bouches étaient l’apanage d’une catégorie, c’était bien celle des hommes, blancs, hétéros, de culture chrétienne et bien installés dans la vie. Les autres étaient donc des hommes non blancs, des femmes, des personnes issu.e.s des minorités de genre, religieuses et plutôt habitué.e.s aux affres des fin de mois. Tous ceux et toutes celles perdues dans le monde solitaire de l’oncle Arthur. Bref, celleux qu’on définissaient comme des minorités, invisibilisées, mais qui étaient bien plus majoritaire que la minorité visible qui se définissait pourtant comme incarnation de la majorité silencieuse. L’homme blanc – seul sur son trône de faire, semblait crier à l’éternité de l’histoire « Je suis Dieu ! » et, regardant le reste de la population susurre « et mes fils trouvent le diable ».

Bien sûr il ne s’agissait que d’une esquisse à gros traits de rouge à lèvre des mécanismes de la métamorphose. L’aspect buccal des nouvelles stars gommait les différences inhérentes à chaque personnalités. Mais pour autant, les rares femmes spécialistes médiatiques étaient toujours moins bien payées que leurs homologues masculins. Et même si ça progressait, elles étaient encore trop souvent cantonnées à des spécialités associées à la féminité, ou plus exactement, elles n’avaient que très peu accès aux spécialités dites masculines. Et, lorsqu’elles parvenaient à s’imposer dans un débat d’hommes, leurs positionnements étaient raillés, hystérisés ou systématiquement coupés. De même dans le journalisme, où il y avait bien peu de bouches féminines pour commenter un match de foot ou de tennis. Les racisés étaient toujours moins bien représentés parmi les journalistes que dans la société. Et là aussi, malgré quelques timides avancées, ils étaient souvent assignés à la couvertures d’émeutes urbaines et autres poncifs sur les banlieues difficiles. Les rédacteurs en chef utilisaient toujours leur couleur de peau comme un sésame pour passer le périph’ parisien ou pour comprendre le rap.

Après quelques cafés, un paquet de clopes, les quatre amis délaissèrent les places assises de la terrasse pour dégourdir leurs jambes en parcourant les allées du marché. Ils achetèrent de quoi préparer une belle grosse salade à partager, du pain, du fromage et quelques beaux morceaux de barbaque à faire à la plancha. César avait demandé à sa femme de les rejoindre pour midi. Les copines de Jack étaient partis entre-elles pour le week-end et Cat était un célibataire heureux. Notre homme savait que Virginia les rejoindrait pour le déjeuner. Elle avait prévu de squatter la cour de l’immeuble pour quelques découpes de bois.

Le petit groupe quittait le marché lorsqu’ils aperçurent Virginia qui, elle, arrivait, traînant derrière elle son cabas à roulettes. Lorsqu’elle les aperçut à son tour, elle pressa le pas pour les rejoindre. Ses yeux, habituellement d’un bleu qui rappelait la surface des océans, avaient la teinte profonde d’une tempête océane. S’adressant à notre homme : « Je viens de t’appeler ! Je t’ai laissé au moins trois messages ! » « Qu’est-ce qui se passe ? » « Ben, tu sais, les bouches géantes dont tu me parlais dans ton derniers messages. Je viens d’en voir en vrai ! Dans la vraie vie, pas sur écran… C’est carrément flippant. » Un « Quoi » s’éleva simultanément des visages effarés des quatre amis. « Où ça ? », demanda Notre homme. « Quand ? », fut la question de Cat, « Qui », celle de César et Jack termina d’un « Comment ? ». Virginia salua le groupe et expliqua. C’était il y a un instant, un peu avant d’arriver. Elle avait d’ailleurs failli faire demi-tour mais elle avait espéré trouver notre homme au marché. « Place de la Rép’, il y avait un flic qui pourrissait un groupe de punks à chiens. Je l’ai d’abord vu de dos. » Elle se tourna vers notre homme. « Tu sais, le grand rouquin. Cette brute qui joue les gros bras à chaque fois qu’on le croise. J’ai dépassé le groupe et lorsque je me suis retourné… c’est là que j’ai vu que la sale gueule du flic n’était plus qu’une bouche… immense. Comme si ses lèvres avaient avalé le reste de sa face de macho. »

Ils décidèrent d’aller jeter un œil. Notre homme prit Virginia dans ses bras, l’embrassa et lui glissa quelques mots à l’oreille. Ils arrivaient au bas des marches qui montent vers la République lorsqu’ils entendirent s’élever du muret une voix vociférante. Notre homme reconnut immédiatement l’uniforme d’un policier municipal. Il était de dos et sa gueulante faisait s’égailler une dizaine de punks à chiens maugréant qui, sans le regarder, ni même vraiment l’écouter, ramassèrent mousses et molosses et prirent leur cliques et leurs claques. Lorsque le groupe mené par Virginia et notre homme croisa le policier, celui-ci se retourna. Sous sa casquette le flic n’avait effectivement plus de tête, juste une gueule encore écumante d’avoir exercé son autorité toute républic’haine. Le flic les regarda, bien qu’il n’eut pas d’yeux. Mais quelque chose aux commissures de son sourire sardonique bordé d’une fine barbe cramoisie semblait les fixer. La lune, descendant vers d’autres latitudes, regardait en-bas et riait. Le jour des âges advenait.