"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

01/10/2022

Métaphormose - chapitre 5

 

PHANTASMAGORIA - The Damned, 1985

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Le lendemain notre homme se leva tôt, tiré dans un cri de ses songes hantés par des bouches, des gueules, des lèvres, des langues, des dents, des mandibules, des mâchoires, des museaux se pourléchant les babines, prêtes à l’avaler… images réelles, artificielles ou allégoriques ?! C’est un rêve. Mais non, pas même un cauchemar… la réalité dans sa terrifiante vérité ? Il ne savait plus. Il avait l’impression d’avoir passé deux jours sous trip. Ou deux nuits de fièvres… comme lorsque enfant, il regardait tournoyaient les ombres de sa lanterne magique. Petit, il avait été fasciné par cette merveilleuse lampe de chevet. Ses parents y déposaient une sorte d’abat-jour métallique sur lequel se découpaient des silhouettes d’animaux fantastiques. Les ombres géantes projetaient ainsi sur les murs de sa chambres un petit théâtre fascinant et quelque peu effrayant. Combien de fois avait-il noyé les divagations liées à la fièvre dans les fictions que jetait sur ses murs les personnages de son petit théâtre d’ombres ? Il avait très vite découpé dans du carton de petits accessoires pour les silhouettes gravées de sa lanterne, multipliant ainsi à l’infini le rendu des contes. Aux fables enfantines façon Winnie l’ourson, il fit succéder les aventures rocambolesques d’un Grimly Feendish – qu’une cousine anglaise lui avait fait découvrir - puis plus tard les mythologies amérindiennes ou grecques, celles des Troyens… avant que ce terme ne désigne pour lui une bande de skins antifa.

Notre homme se demandait s’il devenait fou. Les bouches qu’il avait vu étaient-elles réelles ? Ou bien était-ce lui qui les avait imaginé ? Dans la salle de bain, il fixa l’image inchangée de son visage mangé par une barbe broussailleuse et des cheveux en désordre de bataille que lui renvoyait le miroir accroché au mur ; lui se raccrochait à l’illusion que tout cela n’était pas l’œuvre de son cerveau malade. Après tout, il s’agissait peut-être d’un bug informatique. Un filtre snap échappé de son chat et hackant le monde virtuel. L’attaque théoriste d’une menace hacktiviste? Mais l’échelle de l’altération la rendait peu probable. Alors le mal était dans son regard, sa propre vision du monde. Le saint des saint de sa personnalité. Son esprit loin d’être sain maniait-il les influx des autres sens afin de façonner l’image qu’il se faisait du monde. Une manière d’imager cette distinction opérée entre celles et ceux qui ont un accès à la parole publique, et ceux et celles qui ne peuvent qu’écouter, sans rien dire. Il fixait le miroir. L’image réfléchie était toujours lui, qu’il fut ado ou adulte c’était toujours lui. Il savait qu’il avait changé mais il n’avait pas vu le changement opéré de jour en jour. Pourtant selon le moment de la journée, en fonction de l’éclairage ou même de son état d’esprit, l’image que le miroir lui renvoyait évoluait. Ce n’était pas toujours les même détails qui ressortaient. Parfois son nez lui semblait trop grand ou ses yeux trop petits, sa peau gonflée ou son visage plus rond. Ou peut-être la métamorphose était-elle réelle ?! Pouvait-il s’agir d’une mutation génétique ? La pression extraordinaire exercée par le surpoids de l’information aurait-elle poussé à la sélection d’une nouvelle façon de percevoir le monde ? Mais si c’était le cas, pourquoi ce prodigieux silence médiatique ? Peut-être que si personne n’en parlait c’est parce qu’un peu à son image, tous et toutes se voyaient tel.le.s qu’iels l’avaient toujours été, dans les grands traits, même si ceux-ci sont toujours un peu plus tirés. Bouche, oreilles, nez et yeux étaient à leurs places et à leurs tailles respectives. Peut-être que la métamorphose incluait de ne pas la voir à l’œuvre sur soi-même. Comme si la mutation impliquait une fabuleuse cécité auto-centré. Ça n’avait pas de sens. C’était bien trop alambiqué, trop capillotracté. Il en avait marre de manier le rasoir d’Ockham ; il avait la sensation qu’au fil du temps il y perdrait la tête. Le plus simple, le plus sage, c’était de se penser fou dès à présent.

Notre homme vit glisser sur son reflet l’ombre de l’amour. Il saisi son téléphone et appela sa compagne. Elle ne répondit pas et il ne laissa qu’un message succinct et bien trop flou. Comment dire ce qu’il avait à dire à un répondeur ? Mais il ne pouvait rester seul face ce qui le hantait. Il appela Cat et dix minutes plus tard, et la rue des rêves traversées à la hâte, il était assis dans le salon/kitchenette de son vieux pote, un arôme de café leur chatouillant les narines. Notre homme n’y alla pas par quatre chemin et asséna directe : « Tu… tu les vois aussi toutes ces grandes bouches ? ? Hein ? J’veux dire, tu vois aussi toutes ces stars des écrans, ce ne sont plus que des grandes gueules. Enfin, ils n’ont plus de visage, juste une bouche énorme. » « Ouais, je vois ça aussi... », lui répondit Tom. « Oh, la vache. » lâcha notre homme dans un grand soupir de soulagement. « Oh, merci... je croyais que je devenais fou. Ça fait deux jours que je ne vois plus que des bouches géantes partout sur le net ! » Notre homme semblait ne plus pouvoir s’arrêter de parler. « Non, j’en étais vraiment venu à me dire que j’étais soit fou, soit sous trip. Mais bon, ça fait un bail que je prends plus de psilo. Alors, à moins d’un vieux retour d’acide… Ben du coup, quand j’ai vu le président se transformer, puis les autres, il me restait quoi, à part ma propre folie… » « Ok, ok, ça va. Du calme, mon ami. Je te dis que je les vois aussi. Et moi aussi, ça me fait flipper. Bien plus que triper. Mais je me suis dit comme ça, c’est un problème de communication. Il y a donc trois sources d’erreur possibles. L’émetteur, le média et le récepteur. Alors l’émetteur. Il n’y a pas qu’un émetteur, la métamorphose semble toucher tous les principaux émetteurs, TF1, FranceTélé, M6, les chaînes du câble, les principaux sites d’info du net, de la radio, les chaînes youtube... »

Tom avait hacké le monologue de notre homme et la discussion prit place entre eux, échangeant arguments et fou-rires. Ce n’était pas le dérapage présidentiel qui avait mis la puce à l’oreille de Cat. Ça avait été la voix chevrotante d’un ministre d’état explosant en direct. Le triste ministre était mal dans ses pompes. On lui imposait une danse de petits pas sur le rythme endiablé du changement climatique. Sa voix jouait la partition de l’impuissance feinte mais Cat entendait dans ses mots le tango triste de son ego blessé. Le sinistre avait accepté le poste pour parachevé sa trajectoire, mais l’écologie ne faisait pas le poids face à l’économie. Et le ministre Ushuaïa avait compris que son image n’avait servi qu’à greenwasher un quinquennat aux couleurs plus or et argent. Son orgueil souillé lui avait fait piétiner le protocole et sans crier gare, mais ragaillardi par les voix doucereuses des deux journalistes qui l’interviewaient, le sinistre leur offrit un scoop, posant sa démission en direct live dans la plus grande matinale radiophonique du PAF ! La Terre pouvait bien brûler, le service public était en état de grâce. Quel culot ! Quel coup de tonnerre dans le palais de Jupiter ! Jouant l’air ingénu du héro du huitième jour, le ministre perdait la face pour conserver son image. Cat avait perçu dans ce dialogue de sourds, dont les voix à l’unisson se vautraient dans ce coup de gueule, les lèvres charmeuses et les dents acérées qui dévoraient tout, corps et âme, yeux et oreilles. La vidéo qu’il en vit plus tard lui montra les visages des journalistes et du ministres jouer la même scène autophage.

Les deux amis avaient au départ envisagé un hack ou un canular comme origine des vidéos. Après tout avec un logiciel du genre de Reface, il était facile d’opérer un morphing sur des vidéos, même en direct. Mais ni Cat ni notre homme ne pouvait imaginer ça à l’échelle de l’ensemble des médias, sans verser dans un complotisme qu’ils rejetaient. Non qu’ils nient l’existence de complots. Des complots se trament, notamment sur la toile, ils le savaient, l’histoire regorgeait de ces actes ourdis en petits commités mais aux retombées parfois mondialisées. Il n’étaient aux yeux des deux hommes que la conséquence logique de l’organisation autoritaire de la société. Les complots dénoncés à longueurs de post facebook mettaient en scènes de petits groupes d’hommes, aussi occultes que leur pouvoir était censé l’être. Le pouvoir, lui, voyait un complot en tout regroupement de zadistes, en chaque action no-border, dans toute assemblée de luttes prolétaires, dans les réunions étudiantes, féministes ou minoritaires… qu’elles durent le temps d’une nuit debout ou d’un hiver attendu et jamais venu et dont il ne nous reste qu’une vieille photo jaunie. Les complots peuvent être fondés ou farfelus, mais ils n’étaient que des épiphénomènes dans une mécanique capitaliste où les attaques étaient en général bien plus frontal. Voir un complot derrière chaque décision prise en toute opacité, sans publicité, c’était ne pas comprendre l’organisation même du monde capitaliste. Bien d’autres luttes restaient à mener ! Non contre des chimères censément effrayantes, mais contre les conséquences bien trop réelles de décision prise en toute transparence, en commité d’entreprise ou en conseil des ministres.

Non, vraiment, l’émetteur n’était pas en cause dans le phénomène. Ces immenses émetteurs de sonorités humaines qui avaient envahis les écrans devaient avoir une autre source. Le média ?! Il était multiple. Le phénomène touchait toutes les formes médiatiques : chaînes du câbles, youtube, la télé bête et méchante hertzienne ou par satelliteet même la radio ! Tout d’un coup, Cat se leva, prit ses clefs, ouvrit la porte de son appart’ et sortit. Il revint quelques secondes plus tard, son courrier à la main. « Attends, j’veux vérifier un truc... » Il déchira le film qui emballait le papier glaçant de la Une du torchon municipale et se mit à feuilleter les pages intérieures où s’encraient l’angoisse de soi et la haine de l’autre. Notre homme saisit au vol la pensée de son ami. La presse papier était-elle aussi touchée ? Cat s’arrêta tout à coup sur une double page. L’interview d’un dealer d’opinions opposées à celles de l’actuel gouvernement. Opposé, tant qu’il faudra, jusqu’à ce que vienne le jour où, de leader charismatique de l’opposition, il soit lui-même le gouvernant actuel. Sur la photo, ses lèvres fines, sèches, décolorées avaient mangé le reste du visage du vieux briscard de la politique. Une cicatrice fendillant le côté droit de sa lèvre supérieur. C’était une bouche en costard qu’avait saisi l’œil du photographe. Une bouche hautement politique. Une bouche close pour une fois. Presque un trait ferme entre les commissures des lèvres. Ne s’y esquissait nul sourire. S’y jouait l’équilibre subtil entre la gravité du constat et l’espoir des promesses. Une belle photo aux couleurs d’un clair-obscur qui confinait au noir et blanc. Il y avait parfois du talent chez les esclaves de leaders d’opinion. Le papier aussi glaçait la métaphore. Le média n’était pas en cause.

Restait le récepteur. C’était là qu’en était arrivé notre homme dans ses réflexion personnelle. Il n’avait pas eu envie de plonger trop profondément dans une longue introspection afin de déterminer si ce qu’il voyait tenait de la folie ou du génie. Illusion ou hallucination ? Pareil pour Cat, qui en était arrivé à cette même remise en question de sa santé mentale. Mais ils étaient maintenant face à face, ayant posé les mêmes doutes sur la table, à côté des bol de café et du cliché glaçant. Sils voyaient la même chose, la folie individuelle était d’ores et déjà exclue. Restait l’hallucination collective.

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