"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

16/10/2022

Métaphormose - chapitre 7

 

THE MOON LOOKED DOWN AND LAUGHED - Virgin Prunes, 1986

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Au café, sous un soleil qui bien que matinal n’en était pas moins estival, les amis reprirent quelques couleurs que la nuit leur avait barboté. Ils baguenaudèrent sur le temps, celui qu’il fait et celui qui fait et défait les amitiés. Les quatre potes étaient heureux de se retrouver et leurs sourires rayonnaient, malgré des yeux fatigués. Un instantané de paradis, fugace. Un peu plus loin sur la place, face à eux, se dressaient les étales du marché. Promeneurs et clients se laissaient happer par les couleurs des fruits et des légumes, par les odeurs de fromages et de fleurs, grignotaient des yeux ou du bout des dents un bout de pain croustillant. Les voix criardes que les marchands adressaient aux chalands parvenaient jusqu’aux clients des terrasses alentour. Aucune des grandes gueules du marché, ces hommes et ces femmes tonitruantes, pas une de ces voix de poissonniers ne sortaient d’une bouche géante. Haussez le son ne suffisait pas à faire d’elle, d’eux des gueules pareilles à celles des pros de la politique ou des médias. La métamorphose avait, elle aussi, besoin des écrans pour exister, d’être médiatiser. Les noirs miroirs reflétaient une réalité déformée.

Lorsque la métaphormose reprit petit à petit possession de la discussion, ce fut sur un ton plus léger. Il y eut même quelques éclats de rires pour se ficher aux commissures des lèvres de chacun d’eux. Après tout il y avait dans la situation un côté burlesque, et sans doute même absurde, qui prêtait autant à sourire qu’à philosopher. « Et si les grandes gueules sortaient des écrans et envahissaient les rues. Vous imaginez que les gens qu’on croise ici ou là, chez le disquaire ou à la librairie, ou là, au marché… tous et toutes ne seraient plus que des bouches immenses », osa notre homme. « Oh oui, imaginez ça à la Romero - enchaîna Jack - Des bouches géantes qui coursent des hommes et des femmes pour les mordre... » « Non, pas les mordre, les embrasser. Une sorte de baiser de la mort, de bouche à bouche contaminant. » « Yep, une sorte de folie collective avec des gens qui courent en tous sens, bras en l’air, fuyant ces lèvres pulpeuses prêtes à les étreindre. Et les lèvres qui déambulent comme des poulets sans tête, avant de la faire perdre à leur tour à d’autres. » « La métamorphose cernant de plus en plus prêt le héros du film. Les bouches engloutissent tout autour de lui. Il se voit comme emporté par la foule de baisers, tendant les bras et la face vers le ciel, l’œil taquin et objectif de la caméra. Il hurle un long « nooooooooooooon ! » qui déforme sa bouche. Plus il cri, plus sa bouche gonfle et plus le reste de son visage disparaît dans le néant. N’émerge plus des successives vagues labiales qui le lèchent que sa propre bouche tordue en un cul de poule et aux dimensions désormais disproportionnées. » Jack mima le clap de fin. « Alors un héro à la Chaplin ou Keaton. » « Ah oui, je dis bravo au réal ! » Et tous applaudirent et partirent en franche rigolade. Jack tenait ce petit moment de gloriole dont il raffolait. Mais comme souvent il allait d’un même élan, lui opposer sa propre trahison. C’était là son pêché mortel... si mignon.

« Peut-être que les dirigeants, pour asseoir leur pouvoir vacillant, nous ont inoculé une puce qui agit sur la manière dont notre cerveau traite les informations visuelles. Après tout, l’image que nous nous faisons du monde naît des informations perçues par nos sens – et chacun d’entre eux est influencé par les autres – qui sont ensuite filtrées, traitées, par notre cerveau qui nous projette une image mentale du monde. » Cat et César éclatèrent de rire. La rumeur des puces implantées à notre insu fait partie du catalogue de la pensée complotiste. Mais notre homme les fit taire. Non qu’il prenne au sérieux l’histoire de la puce, mais le raisonnement de Jack mettait en lumière le caractère chimérique du monde tel que nous le percevons. « Mais, si tu écartes l’hypothèse complotiste de la puce... », commença Cat quand Jack l’interrompit. « Oh, ça va. Les complots ça existe. Je te donnerai un seul exemple : les armes de destruction massives en Irak. Ça a quand même coûté une guerre et la destruction d’un pays... au minimum. Parce que derrière on pourrait y ajouter les attentats du 11 septembre et l’invasion et la mise à sac de l’Afghanistan. C’est une histoire vraie ! Alors, tes airs condescendants sur mon supposé complotisme, ça va aller ! » « Ok, excuses-moi Jack. Ce que je voulais dire c’est que le caractère chimérique du monde qu’on voit, ça revient à se dire qu’on est tous fous. Une folie collective. » « Mais une folie qui est tue de tout temps. Renchérit notre homme. Tu as parfaitement raison, le cerveau doit traiter une somme incalculable de données. Il doit faire un tri et ne garder que ce qui est pertinent pour la conscience. Et ce tri se fait en fonction de l’évolution mais surtout de notre éducation. Selon la culture, nous n’allons pas remarquer les mêmes éléments d’une même scène. Entre hommes et femmes, nous ne voyons pas les mêmes détails, car on ne nous apprend pas à porter note attention sur les mêmes aspects du monde. Pas besoin d’imaginer d’implants… nous sommes soumis à tellement des informations visuelles qui dressent nos esprits à voir ce que les vendeurs de temps de cerveau disponible veulent que nous voyons. » Cat reprit la balle au bond : « Pour l’instant on ne sait pas si d’autres personnes sont aussi folles que nous. » « Ah si ! reprit de volée César. Ma femme aussi voit les bouches. » « Pareil pour MES meufs », fit Jack dans un sourire (dont la lourdeur étirait bien trop ses lèvres) que les autres lui firent ravaler aussi sec. « Ok, vous en avez donc parlé avec vos compagnes. J’ai laissé un message à Virginia mais elle ne m’a pas encore rappelé. Mais y a-t-il des gens hors de nos cercles proches qui les voient ? Parce qu’on peut supposer que nous, nos proches, posons un certain filtre sur le monde, un masque sur des visages banals. La vision que nous en avons est influencé par nos idées. Jusqu’à maintenant ce filtre était idéologique. Là, il devient… optique !? Est-ce qu’on pourrait supposer que des cerveaux sursaturés d’infobésité puissent muté, comme ça et rendre visible à nos yeux ce qui n’était encore qu’une image littéraire ? » César continua. « Je trouve cette idée intéressante ! La métaphore qui devient réelle. Une illusion autocentrée. Une métamorphose métaphorique… Une métaphormose... » Notre homme éclata de rire. « Bordel ! J’ai imaginé le même mot le soir où j’ai vu le président se changer en grande gueule. » « On est toujours connecté. » « Aahh, l’amour dure toujours, mon ami... »

L’agencement des personnalité des quatre amis redonnait forme au groupe qui avait animé Un skeud dans les oreilles, il y a une bonne vingtaine d’année. D’ailleurs Cat illustra à merveille ce sentiment qui traversait l’esprit de notre homme, en ramenant sur terre les idées chépers de ses camarades. « Ok, ok, tout ça c’est super, les métaphores, les métamorphoses et les méta… phormose. Mais ça nous avance à rien. Je pense qu’il faut comprendre le pourquoi de cette transformation. Le comment, c’est une question qu’on peut laisser aux chercheurs, sociologues, anthropologues, ethnologues et autres logues. On avait commencé, avant tous vos délires, à faire émerger un schéma. Les bouches symbolisent le pouvoir performatif des orateurs. C’est là-dessus qu’il faut qu’on réfléchisse. C’est là-dessus qu’on peut espérer agir. Ne pas regarder en arrière. Parce que si votre hypothèse de l’image idéologique qui devient visuelle s’avère vraie, ça ouvre des perspectives. On peut par le bouche à oreille infecter la multitude et espérer fomenter une révolution ! ». « Tu veux initier un complot ! » ricana Jack. Notre homme fit taire les rires qui commençaient à arquer les lèvres des convives et Cat qui allait bondir au visage de Jack. « Attendez, attendez… L’idée de Cat n’est pas bête. Il y a un truc qui me chiffonne depuis qu’on parle de tout ça. Cette nuit, on se posait la question de savoir pourquoi tout le monde n’était pas bouche. Je crois qu’on oublie quelque chose. Si les bouches symbolisent un certain pouvoir, alors il doit y avoir des gens sur qui ce pouvoir s’exerce. Sinon, il n’y aurait rien à symboliser. » « Tu penses donc que nous, celles et ceux qui ne nous transformons pas, nous sommes celles et ceux dont les vies sont modeler par les mots des bouches ? C’est bien ça ? » « Oui, ça me semble évident. » Ils tirèrent sur le fil de cette pensée afin de définir, en contraste, celles et ceux qui n’étaient pas des bouches. L’histoire est écrite par les vainqueurs, dit-on… et en l’occurrence, celle du monde est le livre d’histoire des blancs… des hommes blancs. Si le pouvoir que caricaturait les bouches étaient l’apanage d’une catégorie, c’était bien celle des hommes, blancs, hétéros, de culture chrétienne et bien installés dans la vie. Les autres étaient donc des hommes non blancs, des femmes, des personnes issu.e.s des minorités de genre, religieuses et plutôt habitué.e.s aux affres des fin de mois. Tous ceux et toutes celles perdues dans le monde solitaire de l’oncle Arthur. Bref, celleux qu’on définissaient comme des minorités, invisibilisées, mais qui étaient bien plus majoritaire que la minorité visible qui se définissait pourtant comme incarnation de la majorité silencieuse. L’homme blanc – seul sur son trône de faire, semblait crier à l’éternité de l’histoire « Je suis Dieu ! » et, regardant le reste de la population susurre « et mes fils trouvent le diable ».

Bien sûr il ne s’agissait que d’une esquisse à gros traits de rouge à lèvre des mécanismes de la métamorphose. L’aspect buccal des nouvelles stars gommait les différences inhérentes à chaque personnalités. Mais pour autant, les rares femmes spécialistes médiatiques étaient toujours moins bien payées que leurs homologues masculins. Et même si ça progressait, elles étaient encore trop souvent cantonnées à des spécialités associées à la féminité, ou plus exactement, elles n’avaient que très peu accès aux spécialités dites masculines. Et, lorsqu’elles parvenaient à s’imposer dans un débat d’hommes, leurs positionnements étaient raillés, hystérisés ou systématiquement coupés. De même dans le journalisme, où il y avait bien peu de bouches féminines pour commenter un match de foot ou de tennis. Les racisés étaient toujours moins bien représentés parmi les journalistes que dans la société. Et là aussi, malgré quelques timides avancées, ils étaient souvent assignés à la couvertures d’émeutes urbaines et autres poncifs sur les banlieues difficiles. Les rédacteurs en chef utilisaient toujours leur couleur de peau comme un sésame pour passer le périph’ parisien ou pour comprendre le rap.

Après quelques cafés, un paquet de clopes, les quatre amis délaissèrent les places assises de la terrasse pour dégourdir leurs jambes en parcourant les allées du marché. Ils achetèrent de quoi préparer une belle grosse salade à partager, du pain, du fromage et quelques beaux morceaux de barbaque à faire à la plancha. César avait demandé à sa femme de les rejoindre pour midi. Les copines de Jack étaient partis entre-elles pour le week-end et Cat était un célibataire heureux. Notre homme savait que Virginia les rejoindrait pour le déjeuner. Elle avait prévu de squatter la cour de l’immeuble pour quelques découpes de bois.

Le petit groupe quittait le marché lorsqu’ils aperçurent Virginia qui, elle, arrivait, traînant derrière elle son cabas à roulettes. Lorsqu’elle les aperçut à son tour, elle pressa le pas pour les rejoindre. Ses yeux, habituellement d’un bleu qui rappelait la surface des océans, avaient la teinte profonde d’une tempête océane. S’adressant à notre homme : « Je viens de t’appeler ! Je t’ai laissé au moins trois messages ! » « Qu’est-ce qui se passe ? » « Ben, tu sais, les bouches géantes dont tu me parlais dans ton derniers messages. Je viens d’en voir en vrai ! Dans la vraie vie, pas sur écran… C’est carrément flippant. » Un « Quoi » s’éleva simultanément des visages effarés des quatre amis. « Où ça ? », demanda Notre homme. « Quand ? », fut la question de Cat, « Qui », celle de César et Jack termina d’un « Comment ? ». Virginia salua le groupe et expliqua. C’était il y a un instant, un peu avant d’arriver. Elle avait d’ailleurs failli faire demi-tour mais elle avait espéré trouver notre homme au marché. « Place de la Rép’, il y avait un flic qui pourrissait un groupe de punks à chiens. Je l’ai d’abord vu de dos. » Elle se tourna vers notre homme. « Tu sais, le grand rouquin. Cette brute qui joue les gros bras à chaque fois qu’on le croise. J’ai dépassé le groupe et lorsque je me suis retourné… c’est là que j’ai vu que la sale gueule du flic n’était plus qu’une bouche… immense. Comme si ses lèvres avaient avalé le reste de sa face de macho. »

Ils décidèrent d’aller jeter un œil. Notre homme prit Virginia dans ses bras, l’embrassa et lui glissa quelques mots à l’oreille. Ils arrivaient au bas des marches qui montent vers la République lorsqu’ils entendirent s’élever du muret une voix vociférante. Notre homme reconnut immédiatement l’uniforme d’un policier municipal. Il était de dos et sa gueulante faisait s’égailler une dizaine de punks à chiens maugréant qui, sans le regarder, ni même vraiment l’écouter, ramassèrent mousses et molosses et prirent leur cliques et leurs claques. Lorsque le groupe mené par Virginia et notre homme croisa le policier, celui-ci se retourna. Sous sa casquette le flic n’avait effectivement plus de tête, juste une gueule encore écumante d’avoir exercé son autorité toute républic’haine. Le flic les regarda, bien qu’il n’eut pas d’yeux. Mais quelque chose aux commissures de son sourire sardonique bordé d’une fine barbe cramoisie semblait les fixer. La lune, descendant vers d’autres latitudes, regardait en-bas et riait. Le jour des âges advenait.

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