"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

07/10/2022

Métaphormose - chapitre 6

 

MASKBauhaus, 1981

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Si l’illusion était générale, il fallait y réfléchir collectivement, soigner le mal par le mal. Les deux hommes décidèrent de réunir la fine équipe D’un skeud dans les oreilles. Cat appela Jack et notre homme, César. Ces deux-là ne se parlaient plus depuis un bail, depuis que des mots débordant la pensée de l’un avaient éclaboussé l’ego de l’autre. Ils acceptèrent de venir, sachant pourtant que l’autre serait là. On verrait bien une fois sur place.

Le rendez-vous était fixé au soir, chez notre homme. Avec Cat, ils discutèrent encore et encore des bouches géantes mais remuèrent aussi les vieux souvenirs, soulevant un épais nuages de poussière qui donnaient consistance aux rayons du soleil dansant à la fenêtre. Mais inlassablement la conversation retrouvait la pulpeuse réalité de la métamorphose toute kafkaïenne.

César arriva avec la fin de journée et Jack avec la tombée de la nuit. César était prof dans le collège d’un village non loin de là. S’il avait bien vu (lui aussi) les grandes gueules envahir les petits écrans, il avait pensé à un filtre (comme ceux que sa fille utilisait sur ses appels whatsapp) échappé d’une appli et qui aurait contaminé les supports numériques. La discussion était lancé et l’énormité des faits lui fit perdre toute animosité envers Jack (jusqu’au coup de froid de son arrivé).

De son côté Jack, sortant du taf, semblait emprunt d’une excitation toute en retenue. Ses yeux brillait du même éclat que leur adolescence radiophonique, le fantôme diapré de la passion des amants. Il tendit à César des lys jaunes, la main d’une amitié perdue et une perche. César adorait l’émulation intellectuelle qu’il sentait venir et se saisi avec empressement des lys et des restes.

Jack ne perdit pas plus de temps. Bien que travaillant pour la télévision, il n’avait vu aucune grande bouche sur ses écrans. « Mais, je ne filme que des docus animaliers. Dans l’œilleton de ma caméra je vois pas trop de visages humains et aucun avec une assez grande gueule pour que ça finisse par se voir. », justifia-t-il. La remarque de Jack fit tilter la matière grise de César. Pour lui, la transformation des figures médiatiques en bouches géantes suivaient une logique interne. « Elles s’articule en proie à des lois telles celles qui régissent l’univers ou l’organisation d’une cellule, qu’elle soit cardiaque, nerveuse, grise, de dégrisement, monastique ou terroriste. » Nos quatre amis distinguaient une certaine cohérence dans le déroulé de la transformation. La métamorphose semblait concrétiser le pouvoir symbolique que revêtait la parole médiatisée. « Une bouche est un chef. Quand il s’exprime, il le fait au nom de sa communauté », suggéra Cat.

Les bouches avaient en commun un pouvoir fondé sur la capacité performative de leur expression. Leurs mots produisaient des effets. Gens de médias ou gens de lois (ceux qui les font, ceux qui la disent), les prêchi-prêcheurs et leurs prêcha de malheur, spécialistes consacrés ou téléphilosophes, et pas mal de sacrés cons aussi, en fait, toutes celles et tous ceux qui avaient un accès régulier, suffisant pour au fil du temps dérouler leur vision du monde, à l’une ou l’autre fenêtre médiatique. Ce carnaval permanent des faux-semblants. Les bouches étaient partout dans les médias. Même sur les lives des grandes chaînes de télé, sur le net, elles déblatéraient, elles blablataient, débattaient, discutaient entre elles sans prêter attention à celles et ceux pour qui elles étaient censées parler. Cette mascarade perpétuelle relayait en boucle les injonctions culturelles d’une civilisation qui, pour ne pas disparaître seule dans la déraison de sa raison, entraînait dans sa chute, non seulement l’humanité entière, mais aussi massivement, plantes et animaux.

« Si les gens de médias et de lois se métamorphosent, les gens d’armes le devraient aussi », lança notre homme. « Après tout, ce sont eux qui donnent réalité aux dires de ses messieurs, qui plaquent leurs ordres sur la réalité. » « Et leur parole a force de loi », ajouta Cat. « C’est le cas des syndicalistes de plateaux tv », dit César. « Ouais, notamment les fachos d’Alliance ! », ajouta Jack. Le panel des habituelles figures d’émissions et de Jt était large. Et des bouches (du coup) il y en avait plein, de plus en plus et de toutes sortes, qu’ils tentèrent de recenser : des grandes gueules politiciennes, quelques gueules cassées des syndicats de travailleurs, des gueules grandes ouvertes de spécialistes en tous genre, d’autres plus mutiques, des moues, de lèvres pulpeuses. Des bouches séduisantes d’interviewers, d’autres devenues muettes face aux flux de conneries que déversaient en permanence leurs congénères. Quand celles-ci faisaient la fine bouche, d’autres étaient aphones à force de prêcher dans ce plein désert de brouhahas. Certaines en crevaient la gueule ouverte. D’autres, bouches bées, se noyaient dans le vacarme, buvant à plein poumons, ou tentant de recracher ce flot cacophonique qui s’immisçait par leur gueule béante et menaçait de les asphyxier. Il y avait également des bouches qui ne tiraient leur pouvoir ni de la médiatisation, ni de l’action politique mais de leur poids économique. Certains pesaient plus d’un pays. C’étaient eux qui murmuraient aux commissures des lèvres des journalistes et soufflaient leurs mots aux gouvernants. Ils n’avaient pas besoin de médiatisations (ils possédaient les médias) pour influer sur les destins de dizaines de milliers de petites mains qui elles, vivaient dans la crainte et plus encore dans la peur de la peur. Leur business-plan conçu en open-space ou en conf’call, visait à virtualiser le monde, à artificialiser l’intelligence, à mimer la vie elle-même, sans égard aucun pour la complexité de celle-ci, ni pour la profondeur de l’intelligence, pas plus que pour l’expérience du monde.

Le raisonnement de Jack, lui, restait bloqué sur la métamorphose en elle-même. Il voulait comprendre comment il voyait de grandes gueules, là où il y a peu encore, il voyait de simples visages. C’était pour lui comme un coup de pieds dans l’œil… et ça faisait mal ! César, en féru de littérature et de théâtre, fit entrer en scène l’idée du loup, du voile, du costume ou du camouflage. « Tout ça c’est un peu comme un masque, un accessoire sensé mettre en lumière la caractéristique d’un personnage et faire oublier la face de l’acteur. Si on est d’accord sur l’idée que les bouches symbolisent un pouvoir performatif et qu’elles effacent le visage d’origine, on peut voir cette transformation comme un masque. » Notre homme appuya en ce sens, mais en introduisant un angle anthropologique. « Le masque peut aussi être vu comme une manière de s’accaparer les caractéristique d’un animal, d’un esprit… il est le pouvoir de se métamorphoser en ce que l’on est pas. Chez bien des peuples, ce n’est pas seulement une manière de représenter mais bien de devenir, de s’approprier les pouvoirs de l’autre. » « Mais du coup, poursuivit César, se pose la question de la vérité. Qui est la véritable personnalité, celle du masque ou celle de celui qui le porte ? On sait bien que jouer, pour les acteurs, brouille la frontière entre réalité et fiction. Bien des acteurs estiment qu’ils sont plus en accord avec eux-mêmes lorsqu’ils jouent un rôle, lorsqu’ils ne sont pas eux-mêmes. » Jack rebondit : « Donc, on ne sait pas si ce sont les bouches géantes qui sont vraies ou les visages qu’on voyait avant ? Alors est-ce que c’est réellement le pouvoir symbolique qui transforme les dirigeants en bouches ou est-ce que ce pouvoir revient finalement à ceux qui sont déjà des bouches. Avant on ne le voyait pas, maintenant si. Le masque ne fait que révéler ce qui était caché. » « Je sais pas comment tu fais mon pote pour toujours trouver un angle complotiste à toute hypothèse. Dire que le pouvoir reviendrait à celles et ceux qui sont déjà des dirigeants, par nature en quelque sorte, c’est oublier tous les mécanismes sociaux de la domination. Bien sûr, il y a une reproduction sociale à l’œuvre dans les classes dirigeante, comme dans les classes dirigées, mais de là à essentialiser et penser que le pouvoir choisit des élus, non, là c’est trop pour moi. Répondit Cat. J’ai rien contre votre idée de masque, je trouve même que ça facilite en quelque sorte le raisonnement, en gommant la recherche du pourquoi du comment, mais vous me perdez avec votre idée de réalité brouillée. Je suis pas un grand intello comme vous, mais j’aime bien l’idée de K. Dick qui dit que la réalité c’est ce qui continue d'exister quand on arrête d'y croire. Ou un truc approchant. Là, on a jamais commencé à y croire, aux bouches. Et pourtant elles existent ! On en est tous témoin. Donc, ok, elles symbolisent le pouvoir, mais elles ne donnent pas le pouvoir comme elles donneraient un baiser. Ça soulève quand même une autre question. Pourquoi n’y a-t-il pas plus de bouche ? Pourquoi ne sommes-nous pas tous des bouches ? Après tout, nous avons tous des gens qui nous écoutent, des gens sur qui nos mots ont un pouvoir. Les parents sur leurs enfants, les profs sur leurs élèves, les amis entre eux… On a tous dans nos discours, pas tout le temps mais de temps en temps, ce caractère performatif des mots. Alors pourquoi ne sommes-nous pas tous des bouches géantes ? » C’est Jack qui répondit avec l’accent de l’évidence, et une pointe de revanche. « Eh bien, parce que nous ne passons pas tous à la télé. » Le débat s’intensifia et il aurait été vain pour quiconque de tenter de retranscrire les propos qui furent tenus en les attribuant à leurs auteurs, mais la médiatisation devint un thème central. La médiatisation, le fait que des propos soient relayés, diffusés, offrait à un discours une audience plus large. Pour nos amis, cela semblait essentiel. D’autant plus que, malgré les simagrées des uns et des autres sur le déni de leur liberté d’expression, il était évident que seule cette caste médiatique avait le loisir de se plaindre dans les médias de la censure dont ils se disaient victimes. Ils oubliaient une fois de plus les gens ordinaires, celles et ceux qu’ils sont censés (dans leur conception de la démocratie) représenter.

L’un des quatre amis objecta bien le quart d’heure warholien à l’absence complète de la plèbe devant l’œil médiatique, mais on remarqua que si micro-trottoir ou plateaux garnis d’inconnus fleurissaient, les gens du commun n’était que des témoins, tout juste bon à raconter ce qu’ils vivaient, avaient vu ou entendu. C’était du vernis sur une jambe de bois. Jamais le commun ne pouvait être acteur d’un évènement. Si on leur demandait leur avis, il ne fallait surtout pas qu’ils soit trop pointu, trop politisé. Au commun des mortels on ne demande pas d’analyse, on laisse ça aux spécialistes médiatiques. Au sens commun du peuple, on ne demande pas de résoudre des problèmes, c’est le domaine des politiques. Pourtant remarqua l’un des convives, il y a bien des journalistes qui posent la question de la corruption des élites, il y a bien quelques personnalités pour évoquer les violences policières. Mais lorsque ça se fait, le dispositif médiatique est agencé de tel sorte qu’il tourne en ridicule cette parole trop commune. Et s’il ne le faisait pas, le piège se refermait encore et toujours sur ces paroles libres, en les transformant elles-mêmes en bouches. Le système les médiatisait à l’excès, jusqu’à vider la bouche de son discours, que ne reste que lèvres pulpeuses ou bouches cousues de fil blanc. Que seule l’allure demeure, la vidant de toute substance. Il faut du brut, du vice, voir combiner le tout, pour que les clichés restent glaçants et que l’orgueil des stars continuent à se boursoufler telle des collines creuses. Pourtant, aux yeux de nos amis, les propos tenus par les spécialistes médiatiques avaient l’air tout aussi plat que les écrans de celles et ceux qui les regardaient. Si tous et toutes, par la grâce des réseaux sociaux avaient accès à la masse, le média ne suffisait plus. Il fallait une caisse de résonance. La plus part des gens se réjouissaient d’être des guitares électriques mais oubliaient que sans ampli elles faisaient encore moins de bruit que leurs cousines sèches, qu’elles regardaient pourtant avec mépris, les considérant comme des sans voix à qui il fallait tendre l’oreille pour entendre leurs murmures éclectiques.

La trotteuse trottait, entraînant petite et grande aiguilles dans sa course autour du cadran. Dehors, les premiers chants des oiseaux déchiraient le silence de la nuit et les premières lueurs de l’aube venaient gratter aux fenêtres comme un vieux chat cherchant à rentrer après une chasse nocturne. Les bouteilles s’étaient vidées remplissant verres et vessies qui à leur tour s’étaient épanchées. Clopes et joints avaient été fumés, emplissant les poumons et l’atmosphère, puis de mégots les cendriers. Et ces derniers avaient été vidés dans la poubelle appropriée. Nos amis avaient la sensation d’avoir des muscles en plastiques, moulés par la nuit blanche. Ils n’avaient plus vingt ans et le manque de sommeil pesait de tout son poids sur leurs corps alanguis et leurs consciences évanouies. C’est Jack qui sonna le clairon et proposa d’aller prendre le soleil et un café en terrasse. Il avait les cheveux en pagaille et les yeux rougis par la veille nuiteuse. C’est César qui (en le voyant) se souvint de son surnom à la grande époque : « Hé, mais c’est le retour de l’homme aux yeux de rayon X ! »

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