"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

25/09/2022

Métaphormose - chapitre 4

CLOSERJoy Division, 1980

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Des semaines, certainement des mois plus tard, notre homme prit le temps de regarder la vidéo du discours pestilentiel. Il en resta coi. Lui qui avait depuis des décennies maintenant la sensation que celles et ceux qui prenaient la parole n’étaient plus rien d’autre que de grandes gueules, dû se rendre à l’évidence, son impression prenait corps. Ce qu’il n’avait jusqu’alors perçu que dans le grain de voix des hommes et femmes de radio gangrenait l’image. Il était le spectateur effaré d’une exhibition d’atrocités. Le président ne mâchait pas ses mots mais son propre visage. Plan serré. Son nez qui, par le gosier, fut avalé le premier. Gros plan. Ses yeux roulèrent de leurs orbites aux commissures des lèvres, en longèrent l’ourlé avant de choir dans la cavité buccale et qu’un coup de dents net ne tranchent les nerfs optiques. Zoom. Ses oreilles furent entraînées par le glissement de la face présidentielle jusqu'à la faille vestibulaire où s’agitait une langue frénétique. Très gros plan. Son menton remonta avec un filet de bave aspiré par l’orifice langagier qui ne cessait de croître. Nouveau zoom. Enfin, son front s’enfonça à son tour vers l’effondrement gigantesque, trou bordé de lippes énormes d’où s’échappaient encore des trains de mots insensés. Zoom arrière / plan rapproché. Au-dessus du costume, toujours attaché par un cou fin et agité, trônait dorénavant une bouche immense coiffée de la chevelure de l’homme en habit de président, telle une moustache ridicule.

La transformation était invisible si on ne regardait la vidéo qu’une fois. Mais notre homme la regarda encore et encore, tant et tant, enchaînant joint sur joint, jusqu’à ce que le lent déroulé de la métamorphose ne s’impose à ses yeux. Comme on déroule le négatif, image par image, pour dévoiler le film. La séquence trouvée sur le net ne durait en elle-même qu’une minute trente sept. Il fallait enchaîner vingt cinq visionnages pour que la métamorphose opère. Et il avait répété l’opération près d’une dizaine de fois. Lorsqu’il arrêta, s’effondrant dans son canapé, notre homme avait devant les yeux, sur l’écran de son ordinateur, un visage qui n’était plus que lèvres charnues et membraneuses, une figure effacée de sa propre face. Notre homme ne savait que penser. Était-ce réel ? Est-ce qu’il délirait ? Était-ce un morphing glissé sur les images de youtube par un facétieux hacker ? Son esprit lui faisait-il prendre des vessies pour des lanternes ? Était-ce un moyen pour une fin ? Une hallucination collective qui – enfin – montrerait la véritable vacuité des beaux parleurs ? Une sorte de métaphore visuelle... une métaphormose ?

Émergeant peu à peu du brouillard épais dans lequel il était plongé, il prit conscience qu’il venait de passer près de six heures à visionner la séquence. Il l’avait mater, remater, jusqu’à démâter, restant quelques minutes abasourdie entre les séances, sans ressentir la faim ni la soif, pas même l’envie de pisser. Il avait été comme avalé lui aussi, par la fascination de ce qu’il avait vu. Il était tombé dans une faille spatio-temporelle d’où il semblait maintenant réussir à s’extraire. Il reprenait pieds peu à peu, se leva et sortit dans son bout de jardin. Il ôta ses vieilles docs Martens, ses chaussettes et foula l’herbe sèche en soufflant comme pour évacuer l’air emprisonné dans ses poumons. Ce qu’il avait vu lui avait coupé le souffle et il avait besoin de sentir maintenant ses pieds s’ancrer dans la terre. Ses orteils fouillaient le sol, s’enfonçaient comme les racines profondes de son humanité. Il leva les bras au ciel, écartant les doigts comme les branches d’un arbre, tourna son visage vers le lune brillante et respira, longuement, doucement, profondément. Et il se mit à pleuvoir. À verse. Il resta encore un moment, giflé par la pluie, balayé le vent.

Après sa nuit d’horreur, façon pochette criarde du Kiss me Kiss me Kiss me des Cure, notre homme avait pris sa journée et la passa chez lui. Son cerveau lui faisait l’effet d’être un chewing-gum, mâchouillé puis recraché par les lèvres géantes qui, médiatisées à l’excès, faisaient de son esprit leur colonie. Quelque fut le média qu’il ouvrait, il y avait une bouche gigantesque à l’antenne. Et il en ouvrit des médias dans les vingt-quatre heures qui suivirent. Les transformations touchaient en premier lieux – cela ne l’étonna guère – les langues les mieux pendues, les belles gueules aux dents longues et aiguisées à force de rayer le parquet des palais du pouvoir. Les voix de la com’, les grandes gueules des talk-show, les penseurs médiatiques et autres spécialistes patentés et pourtant tant tentés par les feux de l’actualité. Les journalistes. À celles des grands médias, s’agrégèrent ces nouvelles voix issues des autoroutes numériques. La caste réduite des écrans, petits et grands, des ondes modulées, en fréquences ou en amplitudes, avait explosé avant de se reconfigurer. Mais les voies du net étaient aussi impénétrables que celle du seigneur, pour qui n’a pas les bons codes, les logarithmes du paradis, nouveau paradigme en matière de rythme de vue. Ces nouvelles voix, influenceurs, youtubeurs, étaient élevées en batteries dans de gigantesques silos par des méta-propriétaires de données. « Si c’est gratuit c’est toi le produit », prétend l’adage de l’âge digital.

Le net avait un temps donné la possibilité aux anonymes de se faire entendre sur la toile. Mais le net des débuts avait subi le même sort que les radios libres : très vite privatisé ! Oh oui, certes, tous et toutes étaient encouragé.e.s à s’exprimer, à donner un avis sur tout. Chaque ego devenait la chapelle individuelle à défendre contre vents et marrées et surtout contre tous et toutes. L’Autre. Le différent. L’individu glorifié dans son collage personnalisé de données, de connaissances, de compétences, de projets, de réseautage, dans le subtil équilibre des sentiments, des ressentiments, des amitiés, des inimitiés, de couleurs des taux ou de douleurs de peaux, des taxes, des cracks du cac... 40 voleurs jouent à la bourse le coût de la vie de celles et ceux pour qui elle n’a pas de prix. Et ça krach. Nulle différence de classe. Aucune distinction de race. Pas plus que de diversité de genre. Un avatar n’est d’aucune minorité. Juste la majorité tellement silencieuse qu’on peut lui faire dire ce qu’on veut, si tant est qu’on ait un peu de gueule. Rarement un mot plus haut que l’autre, mais une pensée toujours plus basse. Et si dans ce désert de prêches de malheurs quelques voix sages résonnaient, elles l’étaient moins en parole qu’à la manière d’images.

Les bouches donnaient chair aux voix. Elles étaient l’appareil phonatoire des êtres humains. Au-delà des lèvres volubiles pointaient une langue, le langage, la culture, une vision du monde. C’était la caisse de résonance du palais et ses vibrantes cordes vocales. C’était un gouffre. C’était un souffle. La bouche ouvre aussi sur la respiration. C’est une pause. Un silence. Une inspiration avant que le souffle même de la vie porte nos grandes idées ou nos petits malheurs, les mots sous toutes leurs formes, les noms propres ou les communs, toute la clique des adjectifs, les verbes évidemment, conjugués pour chaque personne à tous les temps et sur tous les tons, les mots de liaison, ces petites attentions qui mettent de l’huile dans les rouages. On s’inquiète ou on s’agace. « Mais où est donc Ornicar ? ». Il articule les propositions, quitte à se mettre parfois en mauvaise posture.

Il y avait tant de bouches. Trop de bouches déformées par la haine, quand les maux se changent en mots crachés. Et tant de mots sur les lèvres. De gros mots ou des petits mots gentils. Des mots doux, d’autres salaces. Des sucrés et de bien épicés. Des mots hurlés, d’autres susurrés. Des tendres et des mots durs. De ceux qui blessent. Aussi des mots qui réconfortent, parfois. Trop rarement des mots d’excuse. Tous ces mots qui s’échappent des bouches ouvertes, qui en tombent ou y montent, ces lèvres qui disent tous les mots qui leur viennent à elles-mêmes. Beaucoup de mots qui dépassent la pensée, cette grande absente. Car le monde des bouches était paradoxalement celui du silence de leur petite voix intérieure. Les bouches ne voulaient pas que tous leurs mots, les seuls qu’elles entendaient encore, tombent dans l’oreille d’un sourd, ou pire encore dans une de celles qui ne veulent pas entendre. Les bouches, elles, étaient incapables d’écouter. Elles n’entendaient que ce que d’autres bouches leur disait dans l’étreinte des museaux. Dans un sourire ou une grimace, dans un pincement ou un bâillement réprimé. Dans un bouche à bouche. Et certaines bouches avalaient de véritables couleuvres de bronze coulées par d’autres trous bêlant quand d’autres montraient les dents, serraient les mâchoires à saigner des gencives… quelques-unes, plus rares, mordaient quand la langue n’était plus assez tranchante, et que les lèvres n’étaient plus mêmes lues.

La bouche symbolisait le sens du goût, même si le sens en est parfois plus discutable que le goût lui-même. Le plaisir de la bouche… les plaisirs ! Car la bouche c’était aussi le baiser, langoureux ou passionné, interminable ou fugace. La langue sert à lécher, danser sur un gland ou à titiller un clito, les lèvres sucent, enserrent comme un anus. Les lèvres, supérieures ou inférieures, grandes ou petites, embrassent en un mot leur propre double-sens, un 69 qui met cul par-dessus tête, ce mot qui lie cuisine et cul, qui relie parole et silence. Les dents mettent, elles, parfois quelques petits coups dans une épaule, prises de fièvre charnelle. La bouche représentent l’amour. Métaphore sensuelle. Images sexuelles. On dévore comme on aime ! On se repaît de ce(ux) qu’on aime.

Les bouches incarnaient la société ou la République. Oh, il y avait bien parmi elles quelques voix honnêtes, des mots rares et cinglants, voire même une parole radicale. Il y avait des bouches qui étaient des porte-paroles, des porte-voix, c’est vrai. Des voix qui avaient encore cœur et âme. Mais elles faisaient partie de ces gueules dont les médias attendaient qu’elles fassent le buzz. Et elles s’en délectaient. Elles n’étaient pas bouche pour rien. Elles aimaient d’autant plus s’écouter parler qu’elles parlaient pour les autres… plus vraiment à leur place, mais en s’adressant à elles, pour montrer à quel point elles les représentaient bien. Leur langue s’en gonflait d’orgueil. Les propos de ces bouches savantes étaient intéressants mais leur volonté d’incarner la voix des sans-voix les disqualifiaient à l’évidence. Notre homme vit même dans une émission de nuit, une bouche mutique. Elle n’avait pas perdu la voix mais contestait la voie que prenait le monde, et en conséquence menait une grève de la parole qui ne rompait pas le silence sémantique qui entourait sa présence médiatique, un cri muet aux yeux du monde. Elle était une voix à l’isolement, en exode, sorte de nouvelle Pâque de la parole sacrée. Une absence de sentences que ne pouvaient percevoir les spectateurs passifs, toujours et encore abreuvées à flux continus par l’éternel bavardage médiatique. Un véritable floutage de gueule.

 

19/09/2022

Métaphormose - chapitre 3

 PornographyThe Cure, 1982

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C’était pourtant une toute autre rengaine qui tournait en boucle, à longueur d’ondes, se répondait en échos de plateau en plateau, ricochait de site en réseaux sociaux : la petite voix lancinante de la liberté d’expression. À l’ère de la libre parole, ils étaient de plus en plus nombreux, les politicards, à se plaindre d’être victimes de censure, accusant les médias de fermer l’antenne à leur discours de haine. Le matin à la radio, le midi sur les chaînes d’info, repris l’après-midi sur la toile et toute la soirée sur les réseaux sociaux, ils se lamentait d’être empêché de dire ce que la fantasmée majorité silencieuse pensait tout bas, ou plus sûrement ce qu’ils avaient à dire. Il était obscène de voir à longueur de débats ou d’interview, d’émissions ou de reportages, certains se répandre sur l’atteinte à leur liberté d’expression quand des millions n’avaient pas voix au chapitre, à peine droit de citer.

Notre homme avait l’impression d’entendre cette indécente complainte depuis une centaine d’années. Il l’avait entendu plus jeune de la bouche d’un borgne bedonnant et fasciste, figure de proue d’un racisme décomplexé, frère siamois de ses précurseurs. À l’époque, il était aussi seul que le vieux tonton gâteux qui vocifère ses insanités aux repas de famille. Les corps des victimes de ses prédécesseurs n’étaient pas encore suffisamment froids pour que sa voix salace ait le droit de cité. Mais, à force de provocations, qui lui valurent condamnations morales, politiques et judiciaires, il traça son sillon dans un champ sémantique encore marginalisé en jouant sur les mots. Ses outrances lui permirent de forcer la portes des médias et, même si journalistes et politiques n’hésitaient pas à le sortir sans trop de ménagement, ils devaient pour cela, ouvrir la fenêtre d’Overton. Ses provocations impudiques instillèrent son discours dans le débat publique et il y planta ses idées comme autant de graines de la haine à venir. La vieille baderne raciste, sexiste, homophobe, jouait maintenant avec les maux d’une société se consumant par excès de consommation. Prenant le relai de la course à l’échalote présidentielle, ce fut sa fille qui fit valoir sa sacro-sainte liberté d’expression, brandie tel l’étendard souillé de sa dignité bafouée. Pas un plateau, pas une chaîne, pas une émission, pas un canal où ses lieutenants, dans une débauche d’effets spécieux, ne brandissent bravachement ce flambeau immonde. Les graines germaient et bientôt viendrait le temps de la moisson.

Et ils étaient nombreux à vouloir récolter les fruits de ce patient travail de gangrène idéologique. À tel point que concurrents du même courant ou détracteurs évoluant vers le même attracteur, tous et toutes se mirent à jouer les victimes de l’autel médiatique. Ça plaisait à celles et ceux qui jamais n’avaient accès aux feux de la rampe plus que leur quart d’heure de gloire réglementaire. Les coureurs de micros s’étaient pris en pleine face la méfiance grandissante des lecteurs-auditeurs-téléspectateurs vis à vis des médias et, chacun pour sa gueule, tentait de se faire passer pour victime du système médiatique dont il vivait pourtant grassement. La haine des médias était l’interface entre beaux parleurs et sans voix. Une haine affectée à la bouche. Une haine intrinsèque à l’oreille.

La ficelle était grosse mais elle tenait les auditeurs suspendus aux gesticulations des orateurs. Dans ce jardin suspendu les prédicateurs de frayeurs tenaient le haut du pavé. Les haut-parleurs bavaient leur fiel, pissaient leur venin et le creux de la voie se noyait dans cette aigreur immonde. De cette pudibonde pornographie personne ne sortaient indemne, ni orateurs, ni auditeurs. Tous étaient corrompus par le pouvoir et l’argent qui en découlait… ou par l’argent et le pouvoir qu’il instillait. Le trou noir médiatique avalait tout ce qui se trouvaient sous l’horizon des évènements et aucune lumière ne brillait plus. Pas le moindre phare pour brailler dans le noir, à peine quelque étincelle étouffée avec célérité par leur propre singularité.

Un effet à court terme de cette défiance envers les vendeurs d’infos fut qu’elle gagna le discours de l’autorité elle-même. Le gouvernement ne pouvait évidemment pas hurler à la censure en ce qui concernait sa parole, mais il distilla le doute, prétendant être systématiquement attaqués, à chaque article un tant soit peu critique, raillant la bien-pensance de la classe journalistique. Le président lui-même, enfant de l’ère numérique, tête d’ange au regard d’acier et aux dents acérées, ne fut pas le dernier à se lancer dans cette joute sémantique. C’était pour lui naturelle : c’était sa nature profonde qui parlait et un calcul politicien réfléchi.

Sa parole devait porter la solennité de la fonction, sa voix était celle de l’autorité, son verbe faisait loi. Ses mots parlaient à toutes et tous. Et lorsqu’il s’exprimait, c’était au nom du peuple tout entier. Il parlait pour tous, pour toutes, dans tous les sens du terme. Le président voulait sa parole précieuse et à l’ère des flux continus, elle devait donc revêtir une certaine rareté. À côté de ses propos présidentiels, il développa une langue qui se voulait plus « populaire ». Il prenait alors l’accent du sens commun pour distiller son mépris de classe. Il basa la com’ de l’homme dans l’habit de président sur ce qui avait si bien fonctionné en campagne : des apartés piquantes, censées emprunter à la langue de la plèbe son bon sens et sa forme directe. Il s’y vautrait comme dans le vice et le cynisme. Mais sous les mots familiers se cachaient toujours la même pensée : celle qui fait de celles et ceux qui ne réussissent pas des feignants, des sans costards, des hommes et des femmes qui n’ont pas le sens de l’effort, incapables de traverser la rue pour trouver un travail, des réfractaires, des illettréesà l’opposé des mots élogieux employés par le président lorsqu’il ventait les dirigeants, ceux qui entre eux prennent et s’accaparent les richesses. Oh, ce n’était pas inédit, d’autres avant lui avaient dégainé le karcher face au bruit et l’odeur, fait des moulinets avec les poings escorté de gros bras, crié « cass-toi pauv’ con » à un sans-dents. Le président actuel avait même osé, sous bonne escorte, un « qu’ils viennent me chercher » à l’adresse d’une foule de mécontents.

Or, ce que les mots du président dévoilaient, c’était la bêtise crasse de sa classe et une méconnaissance du peuple, reconnues uniquement à travers des clichés éculés. C’était l’humour oppressant de sa caste, débarrassé de ses habits classes et qui avait revêtu de vulgaires frusques. Qu’il usa d’un ton de confidence, ou chargés d’ironie, ses propos apparaissaient toujours méprisants. Il était incompris ou délibérément mal compris. Il ne comprenait pas et hurlait au complot de l’opposition ou de puissances étrangères. Les journalistes, l’opposition, cherchaient forcément la petite bête à tous ses tics de langage. Il ne pouvait en être autrement. Les médias – qui avait largement contribuer à son élection – devinrent sa bête noire.

Le président ne pouvait crier à la censure, c’eut été incongru. Il préféra tirer la corde des « fake news ». Il lui semblait que la presse ferait un parfait bouc-émissaire en lui permettant de joindre sa voix à celle d’un peuple irrité par une presse engoncée dans une culture commune et bourgeoise. Oh, certes, leurs manières de voir le monde pouvait diverger, mais le point de vue - la ligne éditoriale, véritable ligne de fuite en avant commerciale - demeurait le même. Si tous ne regardaient pas les mêmes facettes du monde, tous voyaient par le biais des mêmes perspectives. Celles d’hommes, de quelques femmes, de pouvoir et de contre-pouvoir institutionnels. Le petit théâtre des cruautés de celles et ceux qui se mettaient en scène, aux fenêtres de tous les écrans. Et le président était le leader de ces dealers d’opinions, de promesses, flatteries dont ils vivaient, ça coule de source, aux dépends de celles et ceux qui écoutent.

Le président savait que ce qu’il reprochait à la presse était tout autre. Ce n’était évidemment pas sa servilité vis à vis des puissants, mais plutôt cette fâcheuse tendance qu’avaient encore quelques journalistes connus et reconnus à chercher des noises à quelque strart’uper disruptif, capitaine d’industrie installé, à quelque fleuron national de l’innovation, et même, ça va sans dire, à quelque politicien pris en flagrant délire. L’attaque sous l’angle des fake news lui permit même de compléter de façon inattendu la loi de protection du secret des affaires, passée peu de temps auparavant et qui réduisait les possibilités d’enquêter sur les multinationales de ses amis. Le président se frottait les mains de l’habileté avec laquelle il avait réussi, une fois de plus, à donner l’impression d’être auprès de son peuple, tout en en faisant retomber les bénéfices sur la caste qui l’avait assis sur le trône. Mais il dû vite déchanter. Contrairement à ses attentes, le peuple ne prit pas sa loi anti-fake-news comme une critique des médias, mais plutôt pour un rappel immoral à l’ordre économique des patrons de presse. Il faut dire qu’il avait, une fois de plus, lancé tel une locomotive folle, dans un discours devant mettre l’accent sur les responsabilités des patrons, l’une de ses petites phrases assassines qui faisaient dérailler la sérénité de son équipe de com’. Il inaugurait alors un nouvel incubateur de start-uppers, parlant sans notes, aux entrepreneurs au milieu de la presse, dans un ancien dépôt ferroviaire, il lâcha sans sourciller : « Une gare, c’est un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien. Parce que c’est un lieu où on passe. Parce que c’est un lieu qu’on partage ».

Le président n’avait pas compris pourquoi cela avait tant choqué. Il était décidément un incompris. D’autres avant lui avait parlé de ceux qui ne sont rien. Même L’Internationale exhorte : « Nous qui n'étions rien, soyons tout ». Alors, quand son équipe de com’ lui expliqua qu’il aurait dû dire « les gens qui n’ont rien », le président les envoya chier. Sans doute avaient-ils raison sur la forme, mais au fond, ça ne changeait rien. Ça prouvait juste que ce n’étaient pas les mots mais bien sa personne qui était attaqué. Des gens qui n’ont rien, des gens qui ne sont rien, pour lui c’était limpide, c’était la même chose. Quand on a rien, on est rien. Pour être, il faut avoir. On est ce qu’on possède. Nos biens sont notre bien être. Il en va ainsi depuis l’origine du monde. C’est une vérité ! Pourquoi donc ces fichus pouilleux, ces pouilleuses fichues, s’offusqueraient-elles qu’on nia leur existence ? Comment pourraient-elles se satisfaire d’exister sans posséder ? Les êtres, les objets que l’on possède finissent par nous posséder, semblait lui répondre une rumeur de la foule. Il éclata d’un rire étouffé par une certaine gêne. Comment des objets pourraient-ils être ses maîtres ? Comment sa voiture, sa maison, toutes ses possessions pourraient-elles le posséder ? Par quel miracle sémantique ce changement de sens pouvait-il bien opéré ? À force de dépouiller les mots de leur sens, le langage même perdait son intérêt. Si les mots ne veulent plus rien dire alors on peut leur faire dire n’importe quoi. Le président était incapable d’entendre ça, de comprendre ça.

Notre homme se rappelait le jour étrange où il avait entendu la sentence présidentielle à la radio. Il se souvenait l’écœurement ressenti à l’écoute de cette opposition entre ceux qui ont tout et ceux qui ne sont rien. Il y pensait parfois, souvent, tant et tant, jusqu’à dé-penser, tournant et retournant la petite phrase du grand homme, la grande phrase du petit homme. La disséquant, l’autopsiant,la dépeçant. C’était encore et toujours cette dichotomie entre les premiers de cordée et les premiers de corvée. La maladresse du président était presque drôle à force d’être naïve. On sentait bien au ton – que le président aurait voulu chaleureux mais qui sonnait froid comme un hall de gare - de sa harangue que le président – au-delà de l’aréopage présent – voulait parler à son peuple. Une façon de mettre en scène l’adresse aux bons bourges de se préoccuper des pauvres bougres. Mais la pensée profonde du président refaisait surface à travers ses mots improvisés. Les gens qui ne sont rien. Notre homme repensa à la phrase d’Albert Camus : « Toute forme de mépris, si elle intervient en politique, prépare ou instaure le fascisme ». Puis il prit la tangente dans les mélodies les plus crues des Cure. « Give me your eyes, that I might see the blind man kissing my hands. », susurra-t-il, emporté par la musique vers des rivages dont le sable scella ses paupières.

16/09/2022

Métaphormose - chapitre 2

 MUSIC FOR THE MASSESDepeche Mode, 1987

 

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Lorsque notre homme retourna chez lui, dans l’ancien monde, ce monde que l’on dit premier se transformait sous ses yeux. Piiiiim… Graduellement. Pfffff... D’abord une impression. Piiiiiiim… Vague. Pfffff... Comme le soupir pneumatique de la mécanique d’un manège à sensations. Piiiimmmm… pffff ! Chacune de ces respiration provoquant cris d’effrois ou d’orfraie. Rire franc ou gras bilieux. Pimpf ! Mais aucun silence. Ni contraint, ni contrit. La parole est d’or, le silence de mort.

La sensation diffuse que personne ne s’écoutait plus, que plus personne ne se parlait, gagnait notre homme. Les ondes, comme les rues, les sites comme les places, ne bruissaient plus que de commentaires ; ces longs monologues autocentrés, discours lénifiants, terrifiants, que chacun se tient à lui-même, essayant avec plus ou moins de talent de se convaincre de l’importance qu’ils se donne. Chacun espérant que sa petite phrase sortirait de son contexte, deviendrait the things you say. Il faut du punch on line ! Des Punchlines ! Alors comment taire ? Comment se taire quand ce qu’on dit permet d’avoir et tenir ses followers, courtisans des temps virtuels. La seule question qui vaille est de savoir qui enrôlerait dans son armée d’amis le plus grand nombre de followers, le plus de zouzes, de plus ou moins gentils virus, ou de colibris aux hauts faits d’une geste ridicule.

Pour ne pas disparaître, la radio devait (selon les décideurs) devenir (selon les marketeurs) un nœud de la toile. Pas que la radio. Tous les médias s’y mettaient. Journaux, télés. La radio se télévisait et ses voix, ces voix qui avaient porté notre homme dans sa jeunesse, cette voix filmée se devait d’avoir de la gueule. Ce qui distinguait le site de RadioFrance de celui de FranceTélévision ce n’était que la proportion de leur métier de base. Mais tous donnaient à lire, à entendre et à voir.

La radio désertait ondes et antennes pour le net. Et l’internet, celui des début, celui qui avait un temps pu proclamer d’un manifeste son indépendance, avait été privatisé. Dorénavant régnaient de belles et grandes gueules qui débitaient à vitesse grand V de l’infotainment à flots continus pour alimenter l’autoroute du buzz. Bruit de fond de la société de l’information. Il n’y avait de message que publicitaire. On ne s’adressait plus aux auditeurs, plus même à des catégories : ménagères de moins de 50 ans, CSP+. L’audience était la voie. L’audimat la cible. Animateurs, présentateurs, commentateurs, éditorialistes, spécialistes et analystes, la longue liste des invités généralistes, réalistes et sensationnalistes ne s’adressaient qu’à la masse informe qu’ils n’avaient même plus la prétention d’informer mais simplement de former. Il ne s’adressaient qu’à l’auditoire ou à leurs pairs, franchissant les limites de l’indicible, non pour s’en échapper mais pour s’y réfugier et y briller le temps d’un éclair ou faisant long feu au firmament des voix qui comptent des milliers de vues. Seul moyen d’être entendu de leur n+1. Et il en fallait des orateurs pour tous ces hauts-parleurs. Il fallait bien sûr une audience pour tous ces beaux-parleurs. Bien évidemment, quand on ne parle pour personne en particulier, on se parle à soi-même et on finit par s’écouter parler pour ne rien dire. Peu importe ce qui se disait, ce qui permettait de donner voix au chapitre aux pires impensés, il fallait que quelque chose soit dit. Pour alimenter l’océan médiatique à flots continus. Une belle bouche se fiche d’être écoutée attentivement, elle n’a besoin que d’être entendue distraitement pour gonfler la courbe de son audimat. De toute façon les grandes gueules n’écoutent rien ni personne et n’entendent que leur propre voix intérieure… la voix de leur maître.

Notre homme, en passionné radiophonique en était attristé mais il lui fallait l’admettre : la radio avait changé ! De sacré dans le passé, cette boîte à secrets - murmurés ou hurlés – transistor auquel il collait l’oreille le soir tard dans la pénombre de sa tanière adolescente, il ne restait rien. Nada. Nothing. Notre homme se souvenait avec nostalgie de toute l’énergie qu’ils mettaient avec ses potes à faire n’importe quoi pour ne pas plaire à n’importe qui. Leurs émissions – celles qu’ils écoutaient comme celles qu’ils diffusaient – n’étaient pas calibrées pour toutes les oreilles. Aujourd’hui notre homme avait la sensation qu’il pouvait allumer n’importe quelle station à n’importe quel moment de la journée il tomberait sur une émission faite à la démesure des masses.

D’affluence en influence, les mass-média avaient transformé les auditeurs en audimat. Les masses n’avaient jamais été la voie de la libération, elle n’étaient qu’un moyen pour qui savait les manipuler, un outil pour frapper ce qui dépasse. Les masses, qu’elles soient populaire ou ouvrière, n’émancipent pas l’individu, elles le fabriquent à la chaîne. La foule crée l’illusion de l’étendue des envies mais contraint à un désir commun. Chacun sa version, à chacun ses options. La masse n’a pas de forme, pas de sens mais des milliers de nuances. Elle est meuble, c’est une bonne pâte à modeler. Une Lolita, quinceañera dont la tête tourne, roule, tourneboule jusqu’à la perdre. Le peuple a besoin de l’amour étrange d’un leader lui susurrant I want you now. La masse, c’est ce mec un peu perdu, un peu chéper, qui n’a d’yeux que pour son dieu vivant, son pote behind the wheel, son meilleur ami, celui avec qui partir en virée, en vrille ou en couille. La masse est l’asthmatique bouche bée devant le charisme du chef de bande, le fan devant le chanteur du boys band, le nain devant le gérant géant du boys club.

N’écoutant que leur intérêt en général, les grandes gueules de la radio roulaient des pelles ou distribuaient des râteaux à l’antenne. Ils n’étaient pas là pour laisser l’autre s’exprimer mais pour mettre leurs propres voix en valeur aux côté d’untel, de hausser le ton face à telle autre, de poser leurs mots comme du miel sur la tartine patronale, de jouer les roquets mâchoire fermée sur le tibia d’un syndicaliste refusant de condamner la violence exercée par ses camarades sur quelque bien matériel. Les rois de l’audimat faisaient la pluie et le beau temps. Ils tiraient ce qui devait être su de ce qui devait être tu. Ils faisaient l’agenda qui faisait et défaisait l’opinion publique. Tous les matins les mêmes voix de petits et grands leaders, en boucle, à la chaîne, encore et encore. À longueur d’ondes ce tout à l’ego rejetait toute pensée vers l’usine de traitement des mots usés qu’était devenue aux yeux de notre homme, la radio. Le seul sens qu’il trouvait à tout cela, était un sens giratoire, tournant et tourné sur lui-même… Aux cercles et à leur diamètre notre homme préférait les dessins des coquilles des escargots zapatistes, ceux des sillons serrés d’un vinyle. La spirale ! Elle qui, lorsqu’on la parcourt, fait avancer, lentement, mais sans jamais marcher dans ses propres pas, qui n’oublie pas de nous faire faire le tour de la question, sans jamais tourner en rond. Une mélodie. Une chanson. Tout un album. Une ritournelle entêtante implorant : « Ne me laisse plus jamais tomber. »

13/09/2022

Métaphormose - chapitre 1

 

ANOTHER MUSIC IN A DIFFERENT KITCHENBuzzcocks, 1978

 

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Il était une fois un homme de radio. Oh, pas un professionnel, juste un parmi les animateurs et les animatrices d’une radio associative. Il aimait ça, la radio. Et cet amour était d’autant plus fort qu’il avait été tardif. En effet, notre homme était un enfant de la télé et pour lui la radio ressemblait à sa vieille grand-mère, posée dans le coin de la cuisine tandis que la vie s’agite autour d’elle sans même lui prêter l’oreille. Mais s’il n’avait alors encore d’yeux que pour sieur téléviseur, la musique frappa bien vite à ses tympans. Et la musique, pour en découvrir, il comptait sur les copains, bien sûr, et sur quelques émissions de radio qui vous débouchaient les esgourdes.

C’était toujours du bouche à oreille, la même vieille recette. « T’as écouté le nouvel album des Cure !? », « T’as le dernier live pirate de Joy Division ? », « Ouah, tu m’as déchiré avec le skeud de Siouxsie ! ». Les k7, les LP passaient de mains en mains, de platine en platine. Un disque acheté servait de pitance à toute la bande. On était plus glouton que gourmet. On dévorait frénétiquement tout ce qui sortait… et qui était à notre goût. On enregistrait des émissions, les Black sessions comme nos cousins et cousines de la rétive Albion avaient enregistré les session de John Peel. On copiait, on compilait compulsivement. Lui, il allait jusqu’à faire ses propres pochettes pour ses k7, collage de figures du rock, de slogans punk, d’image de fête et de lutte.

Enfants du rock, ses grands-frères portaient la crête et crachait leur révolte électrique à coups de riffs nihilistes. Lui portait déjà le spleen du post-punk comme la croix à planter sur la tombe de ce siècle de massacres industriels et d’utopies en poudres. On était passé du rageur slogan « Do it yourself » au désabusé « Get on our own ».

À force d’écouter, lui aussi voulu donner de la voix - « J’en ai envie » - mais le chant, visiblement, n’était pas sa voie ! Il avait beau user ses griffes sauvages sur sa guitare il n’en sortait que des riffs sans rage. Il lui fallait s’éloigner de la pulsation de la musique, il n’avait pas le bon tempo. Par contre il savait faire rimer les maux sous la plume. Ces mots toutefois ne dansaient pas. Oh, ils ne tombaient pas à plat… au contraire, ils dressaient le poing, les points même : celui-ci qui s’exclame, celui-là qui interroge. Celui qui ancre la virgule virevoltante. Les doubles et même ceux que l’on met sur les i. Les trois petits qui font marcher la phrase sur la pointe des pieds jusqu’à la lier au point au final.

Il savait ce qu’il voulait faire de ces pages qu’il noircissait à mots couverts : les crier à micro ouvert. À 16 ans, il passa enfin de l’autre côté du mur du son, il devenait une voix relayée par les ondes jusqu’à des milliers d’auditeurs, plus ou moins attentifs. Ce fut une libération pour notre homme.

Il commença par des chroniques acerbes et bouffonnes sur l’actualité de la ville dans une émission foutraque animée par trois étudiants anars de la fac de socio. Il fit sa tambouille et apprit rapidement les ficelles du métier, d’autant plus que tout se faisait avec trois bouts de câble, quelques micros, une console de mix, une platine pour les vinyles et une bonne dose de passion qui ne compte pas son temps. Il fit la technique sur plusieurs émissions nocturnes, se fit une place dans une émission sur le ciné et moins d’un an plus tard, en toute autonomie, il lançait sur les ondes « Un skeud dans les oreilles », émission qui en une heure refaisait les 33 tours d’un disque, tirant des sillons les dessous de l’album. Anecdotes, influences, interview, le groupe, son histoire… il gravait la musique dans la plastique de son contexte historique. Et pour ça il invitait toute une bande de potes, plus complètement étudiants mais pas encore tout à fait profs, à disserter et refaire le monde. Une révolution sur vinyle en un tour de cadran. Le disque ainsi disséqué ne venait pas forcément de sortir, ce n’était pas une promotion au sens strict du terme. Un fait d’actualité, un souvenir pouvait décider d’exhumer une pépite punk inconnue, de dépoussiérer un classique du rock, ou de laisser sans réponse les auditeurs à l’écoute d’un tube gothique. Un skeud dans les oreilles, comme une tarte dans ta gueule, comme un pavé dans la marre, un poil dans la main, une couille dans le potage ou un cri dans la nuit.

Mais les ondes une fois libérées par l’État furent vite libéralisées par les médias privées. Les radios pirates, qui avaient si bien su résister au pouvoir des flics, durent déposer les armes face à la puissance du fric. C’était le revers du disque. Notre homme redevint un auditeur anonyme. Il ne lui restait plus que des souvenirs tournant autour de cette période de sa vie. « Je m’en fous », se dit-il et il en profita pour tracer son sillon sous d’autres latitudes. Au terme de ce voyage, il posa ses valises au Mexique. Il se prit dans sa trame comme une mouche dans une toile d’araignée. Il y avait tant de fils à tirer, qui chacun ouvrait sur une réalité différente de ce pays invraisemblable. Il ne fallut pas longtemps pour que la radio le rappelle à elle. C’était sa pile d’amour, sa façon à lui de recharger ses batteries. Il reprit sa fiction romance radiophonique et posa sa voix là où il l’avait laissé, sur une plage musicale. Mais lorsqu’il partit prêter l’oreille aux radios communautaires au Chiapas et au Guerrero, il en resta sans voix. Tout comme quiconque peut librement respirer l’air autour de lui, tous et toutes pouvaient lancer leurs mots sur le fleuve radiophonique. À certains horaires, très approximatifs, des émissions plus structurées étaient diffusées, mais le reste du temps la radio était une sorte de téléphone collectif, le lieu de discussion entre communautés.

Il vit ainsi un jour un jeune garçon arrivait au village sur son mulet. Il se dirigea vers la station de radio et remis un paquet à l’un des animateurs qu’il semblait connaître. Dans ce petit paquet il y avait une k7 sur laquelle une femme avait de sa voix gravé un message d’amour pour son fils parti à Gringolandia et dont elle n’avait pas de nouvelles depuis plus d’un an. La radio allait servir de relai, comme le garçon au mulet. Diffusé à l’antenne, le message de cette femme serait craché sur des haut-parleurs dans d’autres communautés. De là, un cousin, une amie, un frère, une tante, téléphonera le message jusqu’à ce qu’une main, quelque part, lance le message, bouteille numérique, à la grande mer du net. Parfois le message dérivait encore d’îlot en archipel, d’archipel en presqu’île, de presqu’île aux cinq grands continents : Google, Apple, Facebook, Amazone, Microsoft. De là, avec ou sans adresse, le message trouvera son destinataire, foi de Gafam.

Notre homme était fasciné par l’usage que faisaient ces peuples de la radio. Elle était le maillon d’une chaîne de communication où se retrouvaient toutes les strates technologiques quand dans le monde dit civilisé seule la couche superficielle comptait. Une couche qui se renouvelait très vite. Mais pour les communautés, ici au Chiapas, le monde ne fonctionne pas ainsi. Le temps n’est pas linéaire, mais circulaire. Telles des roues crantées, de tailles différentes, enchâssées les une dans les autres, s’entraînant dans une course aux courbes complexes et enlacées. Une mécanique de précisions qui délivrait une date en combinant les crans alignés des différentes roues. Notre homme eut l’impression en partageant quelques mois avec ces hommes, ces femmes, ces enfants que le monde d’où il venait, lui, devait se trouver sur la plus petite des roues, même plus celle des jours, le temps était venu des millisecondes. L’image d’un hamster qui tourne à l’intérieur de sa roue minuscule et qui s’enivre de sa prodigieuse sensation de vitesse… sans jamais avancer. Mais l’horizon du rouage n’est autre que le tapis qu’il fait rouler et sur lequel progressent encore et encore – sans efforts - les dominants. Notre homme, lui, fredonnait cet air frais et punk : I hate fast cars !