"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

14/11/2022

Métaphormose - chapitre 10

 

DEAD CAN DANCEDeand Can Dance, 1984

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Alors que la métamorphose des bouches avait été rapide, comme une évidence, celle des oreilles fut plus progressive. Comme si les bouches avaient toujours étaient des bouches. Comme si elles n’avaient pas eu, il y a peu encore, un visage. Les bouches étaient là, tout d’un coup, comme de toujours. Tellement habituel que la métamorphose n’avait fait l’objet d’aucun commentaire.

Pour les oreilles, l’impact fatal avait commencé dans la foule anonyme des rues, dans le bourdonnement des start-up ou le ronronnement des grosses entreprises, dans la queue du super-marché, dans la cohue du bus ou le parcours kafkaïen d’une administration (combien de dialogue de sourds), petit à petit certains visages disparaissaient derrières des oreilles dont les pavillons s’étendaient à mesure que le flot ininterrompu de paroles insensées se déversaient dans ces siphons auditifs. C’était assez logique. Toutes ces voix médiatiques avaient besoin d’oreilles dans lesquelles se déverser pour être écoutées, regardées, likées, partagées, commentées. Le spectacle n’a pas tant besoin d’être compris, entendu, il se contente d’être écouté. Les oreilles, elles, incapables de formuler leur pensée, noyées sous toutes les voix qui tourbillonnaient tout autour d’elles, écoutaient. Elles s’exprimaient en choisissant ce qu’elles étaient prête à entendre. Mais aucune bouche n’aurait mérité qu’une oreille lui donne sa voix. Le monde que peignait tous ces discours ne correspondaient en rien à la réalité vécue par elles. Et les voix de la radio ne comprenaient pas la frontière qu’elles laissaient apparaître inconsciemment, entre la réalité des millions d’oreilles restées sans voix suite à la métamorphose et le cénacle des voix multi-médiatiques.

Ce n’est pas l’envie et moins encore le besoin de s’exprimer, qui manquait mais les oreilles étaient muettes. Et les rares fois où les bouches accordaient à l’une ou l’autre d’entre elles de s’épancher devant un micro, les pavillons auditifs se faisaient le simple écho de ce qu’elles avaient entendues des propres bouches. Les oreilles ne parvenaient pas à entrer en raisonnement avec les mots habituels dont les bouches les abreuvaient. Elles avaient beau copier, coller, mixer, démonter les discours, elles ne parvenaient pas à remonter le fil de leur impensé collectif et se bornaient à réfléchir les mots des autres. Pré-mâchées, les paroles des bouches ricochaient sur les pavillons, propageant la plus ou moins bonne parole d’oreilles en oreilles, parfois elles étaient aspirées par le cornet d’une oreille pour ne trouver qu’une boule de nerfs auditifs. D’autres fois des murmures entraient par une oreille et ressortaient par l’autre. Ou, une fois le seuil franchi, tombaient dans l’oreille d’un sourd. Le décalage était trop grand. Et l’un de ces mondes, celui des bouches, s’apprêtait à croquer, mâcher, mastiquer, avaler le monde entier, puis l’éructer en un rôt bien gras dans un grand éclat de rire. Cynique, niais ou franchement idiot ? Peut-être tout ça à la fois.

Le peuple des oreilles, cette foule immense, cette multitude qui s’agitait à la ville, se démenait à la campagne, qui en temps normal caracolait sur les trottoirs, trépignait aux urgences des hôpitaux, léchait les vitrines, sautait (sur) la case prison, servait dans les bars ou les restaurants, s’entassaient pare-choc contre pare-choc en files interminables… tous et toutes rangées dans des cases, des boîtes mobiles, individuelles ou collectives, qui les menaient de cages en cellules, de boîtes de nuit pour oublier en boîte de jour pour bosser à leur rédemption, emboîtées dans leurs maisons, de briques, de bois ou de simple carton. La vie comme une mise en boîte à perpétuité... jusqu’à la dernière !

C’est simple, les oreilles étaient partout ! Partout, sauf là où justement elles auraient dû être. Les diverses assemblées du pouvoir politique, sensés les représenter, ne comptaient que de rares oreilles parmi les élus. Dans les médias la situation était encore plus désespérante. Dans les films, les fictions, c’était toujours des bouches qui jouaient le rôle d’oreille. Les oreilles n’étaient jamais actrices, dans la fiction comme dans la réalité. Si certaines grandes oreilles avaient réussi à percer, à se faire entendre, elles devenaient des bouches. De verticales, les oreilles oscillaient et passaient à l’horizontale, les lobes se changeaient en lèvres, alors elles remuaient et retrouvaient de la voix.

Il y avait un autre genre d’oreilles. Elles semblaient ne jamais vraiment écouter, comme perdue dans leurs propre monde intérieur. Des oreilles renfermées. Fermées à tout dialogue. Mais entre les deux oreilles ça carburait. C’est entendu, elles avaient tout compris. Ces oreilles- étaient parfois distraites, de celles où les vains mots tombent dans un gouffre auditif ; elles avaient la capacité de comprendre, d’imaginer et de concevoir. C’est elles qui parfois parvenaient à forger une parole neuve, en remettant cent fois sur le métier leur ouvrage fait de bribes de discours déjà entendus, des mots qui sont sur toutes les lèvres ou ceux restés sur le bout d’une langue. Jouant du marteau et de l’enclume, faisant rougeoyer les mots de l’émancipation, fondant un discours de révolution, corroyant la vision d’un monde nouveau, puis, faisant vibrer les tympans, elles parvenaient à faire résonner leurs idées dans les mots des autres et à les transmettre via leurs pavillons quasi-satelitaires. Ces oreilles, rares, avaient un grand besoin, pour élaborer leur propre pensée, des discours rapportés par d’autres. Elles devaient entendre les mots de la critique, une parole différente, des discours minoritaires. Ces oreilles faisaient, si on peut dire, la fine bouche. Elles choisissaient avec soin les mots qu’elles voulaient entendre afin de parfaire l’élaboration de leur pensée. Et pour ça, elles évitaient de tendre l’oreille vers la musique éternelle des grands médias, leur préférant le concert des voix alternatives, les auto-médias, toutes ces oreilles qui rapportaient la parole rare, les murmures de celles d’entre-elles qui ont quelque chose à dire, les maux de leurs sœurs de misère… La parole de sauvages des bois.

Écouter. Entendre. Voilà ce que font des oreilles. Elles écoutent attentivement ou entendent distraitement. Au sein du collectif, on discutait beaucoup ces notions. Écouter relever d’une volonté qui n’était pas aussi présente dans l’idée d’entendre. Mais entendre, avait fait remarqué Virginia, relevait aussi de la compréhension, sens qui ne se retrouvait pas dans l’idée d’écoute. Notre homme parla du rôle d’écoute chez les peuples zapatistes. L’oreille – homme ou femme - qui est là pour écouter et restituer ensuite dans les communautés. Mais ici, rien de semblable. Car écouter signifie surtout, dans le premier monde, obéir, donner raison à celui qui parle. Si les bouches ne pouvaient s’entendre entre elles, les oreilles se prêtaient souvent l’une à l’autre. Elles écoutaient ce que l’autre avait entendu, plus rarement une pensée singulière. Mais elles n’avaient pas conscience de la puissance qu’elles portaient en elles. Ici, l’écoute n’était pas valorisé. Et les oreilles conscientes d’elles-mêmes étaient peu nombreuses et pas vraiment organisées. Elles étaient seules au sein de cette multitude d’oreilles inconscientes de leur force collective.

Lucrèce, à force d’observer la métamorphose à l’œuvre, remarqua qu’une part non négligeable des oreilles jouaient les sourdes. Si comme on le dit, les murs peuvent parfois avoir des oreilles, certaines n’avaient entre elles qu’un mur épais d’incompréhension. Il n’y avait pas pire sourdes que celles-ci, qui refusaient d’écouter quoi que ce soit et voulaient surtout ne rien entendre. Elles en avaient assez entendues, des vertes et des pas mûres, de bien raides. Elles n’avaient que trop écouter. À force de surdité volontaire, elles étaient devenues aussi sourdes qu’elles n’avaient été rendues muettes.

Les sourdes oreilles et celles ayant la chance d’entendre avaient en commun de ne rien écouter. Pour le reste elles étaient aussi opposées qu’oreille droite et gauche. Elles se retrouvaient parfois dans la rue, rarement côté à côté, souvent face à face, cul pardessus tête dans la cohue de leurs sœurs qui, ayant écouté avec attention, ayant donné foi à ce qui avait été dit, demandaient des comptes, que les belles paroles se traduisent en actes. Les oreilles avaient toujours entendu le « nous » que toutes les bouches avaient aux lèvres comme un nous duquel elles faisaient partie. Elles se rendaient compte aujourd’hui que ce « nous » n’avait jamais concerné que les bouches. Elles ne parlaient jamais que pour elles. Et selon elles, les oreilles leur devaient leurs existences. Après tout les bouches ne donnaient-elles pas un sens à la vie des oreilles ? Que feraient les oreilles de leurs journées si elles ne pouvaient s’emplir de touts ces beaux discours ? Oh, bien sûr, il y avait des bouches aux propos plus progressistes, qui reconnaissaient volontiers que les leurs ne seraient rien sans le travail des oreilles. Mais même les bouches les plus ouvertes insistaient sur le fait que leur classe était celle qui générait la richesse de la communauté. Ce sont elles, les bouches, qui produisaient ce flot de mots sur lequel s’ébattaient grandes et petites oreilles.

Mais les oreilles repliées sur elles-mêmes ou retirées à l’est d’Eden, emmurées dans le silence, prenaient conscience (et faisaient prendre consciences aux autres oreilles) de leur force. Car plus les oreilles se fermaient et plus la production de discours, plus ou moins vains, s’accumulait, ne trouvant plus à s’écouler. Le flot s’assécherait peu à peu avec le marché réduit à peau de chagrin. La bulle discursive menaçait d’éclater et, si bien des oreilles prendraient à plein tympans l’onde de choc de la déflagration et en perdraient l’ouï. Les bouches craignaient de perdre bien plus que leur éloquence, leur statut, et de devenir de simples oreilles noyées dans un océan de silence. Certaines bouches, qui s’étaient extraite de leur condition première d’oreilles préféraient mourir plutôt que de retrouver la masse taiseuse. Les bouches ayant toujours été bouche n’imaginaient même pas perdre leur position. Elles ne connaissaient de la vie des oreilles que ce qu’elles en disaient. C’est à dire pas grand-chose. Les bouches ne pouvant entendre ce que disaient les oreilles. Elles ne pouvaient écouter l’autre qu’en bouche à bouche et ne pouvaient l’entendre qu’en lisant sur les lèvres.

Les bouches ne sentirent pas gronder le silence de la masse, cette vibration sourde qui sillonait la foule et faisait éclater les belles vitrines des discours consuméristes, des paroles publicitaires, les tours d’ivoire des promesses envolées, les cages de verre des mots d’ordre, des injonctions prêchées aux quatre vents, des sommations d’usage de la force.

Jack et Cat recensaient chaque jour ce qui se disaient des métamorphoses. Plus de la moitié de la population semblait touchée. Les services de renseignement sévissaient et renseignaient le gouvernement qui pourtant mentait sur la situation. Le président comme le premier ministres et les suivants ne distinguaient aucun sens dans la métaphore visuelle. Le seul axe de communication de ces forts en gueule était la recherche de l’origine de cette illusion collective. Pour les dirigeants, du public comme du privé, la métamorphose n’était en rien réelle, elle n’était qu’illusoire. Pour ces belles et grandes gueules, la transformation en bouches ou en oreilles étaient encore et toujours aléatoire et ne recouvrait en rien une quelconque logique à l’œuvre. C’était la ligne de défense qui reliait les discours des bouches, de droite à gauche, un sourire qui se voulait rassurant pour la population privée de parole. Pourtant, la métaphormose tenait lieu de procès. Elle mettait en exergue les lignes de fractures qui lacérait la société. Elle était un passage dans le temps, un trou de verre vers un monde exacerbé.

Les mensonges se multipliaient dans les bouches du pouvoir. Le gouvernement n’hésitait pas à proclamer des contre-vérités, tout en fustigeant les fake-news. Un ministre avait déclaré qu’aucun citoyen n’était insatisfait de l’actuel président. Un autre proclamait la réussite de son ministère niant par la même les propres chiffres de son cabinet. Les mots, en franchissant les lèvres perdaient maintenant leur sens. Les bouches avaient tant et tant tordu les mots dans tous les sens qu’ils n’en retrouveraient jamais l’initial. Les discours abscons des bouches avaient tellement connoté et déconnecté les mots qu’ils en étaient débarrassé de toute acceptation commune. Il n’était dès lors plus possible d’échanger, seulement de communiquer, de rapporter ce qui se faisait, ce qui se disait.

Virginia rappela la pensée de Hannah Arendt : « Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n'est pas que vous croyez ces mensonges mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privé non seulement de sa capacité d'agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple, vous pouvez faire ce que vous voulez. »

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