"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

07/11/2022

Métaphormose - chapitre 9

 KILLING JOKEKilling Joke, 1980

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Virginia alla chercher l’ordi, ouvrit la page de FranceInfo et lança le direct radio. Plage météo. « C’était qui au téléphone ? » demanda-t-elle ? « C’était Rv. » « Et ? » « Chut, ça commence... » fit Cat. Le jingle d’intro du journal fut suivi des voix graves d’un duo de journalistes stars (rien qu’à la voix, la petite troupe les imaginait tout sourire – littéralement ! C’est pour ça qu’ils avaient préféré la radio à la télé) : « FranceInfo, il est 17h. Bienvenus si vous nous rejoignez. Tout de suite, les titres. » « Ce journal sera entièrement consacré à la vague de mutation ou d’hallucination collective qui touche notre pays. Nous reviendront en toute fin de journal sur la nouvelle désillusion du PSG en ligue des champions. » « Le président vient donc de faire une déclaration dans laquelle il a donné les premières explications amenées par les scientifiques et les premières mesures face à cette situation inédite. Je vous rappelle qu’il y a une heure à peine, le gouvernement avait émis un communiqué concernant les transformations de nos concitoyens en bouches et en oreilles. » « Oui, mais face aux divers aspects de cette crise inédite, le chef de l’État devait réagir et s’adresser aux français qui commençaient à trouver le silence du président troublant... »

Le président, d’un ton solennel avait déclaré la guerre. À qui ? Ni lui, ni personne au gouvernement, ni même le patronat, encore moins les corps intermédiaires et surtout pas la population, ne le savait vraiment. Le président avait évoqué tour à tour la première phase d’une offensive lancée par un pays ennemis… sans pouvoir le désigner. Une attaque terroriste sans précédent. La frappe d’un agent pathogène aux propriété psycho-active. Car le président le martela – moins que le mot « guerre » mais quand même – personne ne se transformait réellement. Il s’agissait d’un virus, d’une bactéreie porteur d’une molécule provoquant des hallucinations. Les services de santé tentaient d’établir si le pathogène était naturel ou s’il s’agissait d’une arme biologique, et son mode de transmission. Les services de renseignement se renseignaient afin de déterminer où il était apparu et cherchaient à déterminer le patient zéro.

Le président avait également évoqué des troubles provoqués par les hallucinations : émeutes, pillages, saccages et chasse à celles et ceux qui apparaissaient aux autres comme bouches ou oreilles. Face à la situation, le président avait annoncé des mesures radicales : confinement général de la population, fermeture des établissement scolaires et de ceux accueillant du public, des commerces non essentiels. Interdiction des déplacements et des réunions. Le télétravail devenait la règle. Plus surprenant, l’arme étant biologique, il décréta l’interdiction de la vente et de l’achat de produits issues de l’agriculture biologique, évoquant les seuls produits de l’industrie l’agro-alimentaire comme garant de sécurité sanitaire. Les produits de premières nécessités seraient livrés aux consommateurs. Les rendez-vous médicaux se feraient par visioconférence. Seuls les services de santé, de sécurité continueraient de fonctionner presque normalement. Bref, il avait décidé l’arrêt presque total de l’économie du pays. Bien sûr, ces mesures exceptionnelles en temps de paix – ce qui contrastait avec son discours martial – étaient provisoires et n’avaient pour but que de protéger le peuple dont il était le président. L’armée et les services de sécurité étaient placés en état d’alerte et quadrilleraient aussi bien les villes que les axes routiers. Dans les jours à venir, le premier ministre et les ministres concernés donneraient tous les détails concernant la mise en place de ces mesures, ainsi que les aides financières exceptionnelles qui seraient débloqués pour soutenir les entreprises touchées par l’arrêt de l’économie, ainsi que les ménages privés de ressources. Le chef de l’État entonnait le requiem d’une démocratie toujours moins représentative. Amen !

La petite troupe réunie chez notre homme resta bouche bée une fois de plus. Quelque part, iels étaient soulagé.e.s de savoir que l’hallucination touchait au-delà de leur petit collectif. Que les visions soient provoquées par un agent extérieur leur ôtait le poids de la folie. Comme iels en avaient fait le constat, iels n’avaient pas les connaissances, ni les possibilités expérimentales, pour déterminer les causes de ces métaphormoses. Par contre, iels étaient terrassé.e.s par l’autoritarisme dont faisait étalage le président. Le peuple n’était pour lui que le troupeau dont il était le berger. Quant au chien dudit berger, on voyait bien qui en endossait la peau… de vache.

Face à la verticalité du « pouvoir sur », iels décidèrent de mette en branle le « pouvoir de » de l’horizontalité. Le changement de paradigme qu’iels voyaient poindre sur la nouvelle ligne de front nécessitait une réponse forte, la mise en place d’une guérilla sociale, d’une auto-défense populaire. Iels tinrent un conseil de résistance au rythme d’une danse de guerre. Il leur fallait rester en contact tout au long de la crise. Le confinement n’allait pas faciliter les choses. Lucrèce et César devaient rentrer pour s’occuper de leurs enfants. Par contre Jack et Cat décidèrent d’occuper l’un des appart’ vide du petit immeuble de notre homme. Virginia accepta de s’installer chez notre homme. Afin d’échanger avec César et Lucrèce, le collectif choisit d’utiliser en priorité une appli qui transformait leurs téléphones portables en talkie-walkie. Pour se faire passer des documents, iels privilégieraient Wire, tout en effaçant les messages toute les 24h. La virtualisation forcée par la crise mettaient sous la coupe des Gafam presque toute forme de correspondance électronique. Il fallait dores et déjà préparer le monde de demain. Un monde de contrôle permanent. Un monde d’attente perpétuel. Un monde primitif en mode haute technologie.

Iels se répartirent certaines tâches afin de garder leur esprit critique. Cat et Jack furent désignés pour éplucher le web à la recherche des données officielles, du consensus scientifique qui s’imposerait, mais aussi de prêter l’oreille aux voix dissidentes sur le sujet et d’en évaluer la pertinence. César et Virginia devaient réfléchir à des actions de solidarité et de santé communautaire à mettre en place. Pour ça, iels chercheraient sur les réseaux sociaux les échos de tels solutions pratiquées ailleurs et d’évaluer la faisabilité par le collectif et d’essayer de se coordonner avec d’autres groupes actifs dans la ville. Enfin, Lucrèce et notre homme devaient bosser sur une autre explication au phénomène des métaphormoses. Le petit groupe avait relevé que le président n’avait pas fait mention de la distribution non aléatoire des métamorphoses. Les bouches symbolisaient bien un pouvoir et les oreilles une position de soumission, iels en étaient sûr.e.s. Iels étaient donc chargé de vérifier qu’avec la massification des transformations le phénomène se vérifiait encore. Iels devaient également chercher un moyen de vérifier que les métamorphoses n’était réellement que des visions. Le président avait tellement insisté sur l’irréalité du phénomène que ça en devenait suspect aux oreille de nos amis. Trois réunions hebdomadaire étaient prévues, une pour chaque groupe de travail. Enfin, et parallèlement à leurs tâches respectives, tous et toutes se retrouveraient en visio une fois par semaine pour voir si ils, elles, ne mutaient pas.

Paradoxalement, l’intervention du chef de l’État les avait sorti de la léthargie et les poussait à monter au front. Les complications que cette guerre de basse intensité faisaient naître leur redonnait l’envie de faire par eux-mêmes. Iels donnèrent un nom à leur collectif. Un nom pas trop repérable sur les réseaux, mais y glissèrent une référence à la fois à l’Espagne libertaire et à Killing Joke : « S.O. 36 ».

Cat et Jack firent remonter rapidement le consensus scientifique qui semblait s’imposer. Comme l’avait répété le président, personne ne se transformait réellement. Il semblait en effet s’agir d’une illusion provoquée par un agent psycho-actif. C’était la frontière entre le consensus et le dissensus. Si la majorité des chercheurs estimaient que l’hallucination était provoquée par un agent extérieur, aucun labo n’était pour l’instant parvenu à isoler le virus, la bactérie ou la molécule responsable. À partir de ce point courait une ligne de front avec des théories moins scientifiques et plus complotistes. On citait alors, en dehors d’une attaque terroriste ou d’une puissance étrangère, une arme expérimentale de l’armée, la fuite d’un virus d’un labo, les effets de la 5G, l’explosion d’une centrale nucléaire cachée par le gouvernement, les prémices d’une invasions extra-terrestre, etc, etc. Parmi ces théories capillotractées, Jack en avait trouvé qui remettaient en cause le caractère illusoire de la métamorphose. Pour ces partisans, il s’agissait bel et bien de transformations physiques dues à une mutation génétique provoquée au choix, et là aussi, par les antennes relais téléphoniques de nouvelles générations, une fuite dans une centrale EPR. Bref tout l’éventail des théories évoquées plus haut mais adaptées à la mutation de l’ADN. Les hostilités étaient lancées.

Le travail de Jack et Cat renforçait l’idée du groupe sur l’aspect hallucinatoire du phénomène mais les laissait toujours sans certitudes quant à sa cause. Iels décidèrent pour l’instant, au vu de ce que rapportaient Lucrèce et notre homme, que les métamorphoses n’étaient pas aléatoires mais caractérisaient bien la distribution d’un certain pouvoir.

César et Virginia avaient sans doute la recherche la plus enthousiasmante. Remonter les différentes initiatives mises en place pour soutenir les personnes touchées par la crise métaphorique. Des centres sociaux, des squats offraient aux personnes victimes d’hallucinations des espaces de repos, une prise en charge des enfants, faisaient leurs courses, gérer le parcours administratifs pour leur permettre de bénéficier des aides au télétravail ou au chômage partiel. Des centres de santé communautaires se mettaient en place afin d’accueillir les cibles de lynchages (ce nouveau sport sanguinaire engendré par l’état de guerre d’un temps de paix forcée) car ayant été vues comme oreille, et même quelques bouches. Ils accueillaient également les victimes d’hallucination et tentaient d’atténuer leurs maux par différentes approches médicales et para-médicales.

La solidarité s’exprimait également dans la mutualisation de certaines ressources et la désobéissance vis à vis des consignes gouvernementales concernant l’interdiction du bio. C’est le combat que choisirent de mener le collectif. Virginia et César proposèrent d’agrandir le potager de l’immeuble de notre homme en y ajoutant la cour et d’autres espaces communs. Le surplus produit serait distribué aux habitants du quartiers. Le collectif décida également de préparer des repas et de les livrer aux personnes dépendantes des quelques rues bordant l’immeuble. Ils mirent en place également des ateliers pour apprendre à communiquer de façon sécurisé, de familiariser leurs voisins au cryptage, au VPN, à TOR. Quelques jours plus tard, après avoir évalué les besoins qui remontaient des habitants du quartier, le petit groupe mis en place un système de garde d’enfants, afin de soulager les mères célibataires et les parents en burn-out. De leur côté, César et Lucrèce, partagèrent une partie des produits de leur jardin, et organisèrent des cours et de l’aide aux devoirs dans leur village et par visio pour les enfants accueillis par la garderie du collectif.

Au-delà des tâches qu’iels s’étaient assigné, toustes se demandaient s’iels seraient bouche ou oreille aux yeux des autres. Notre homme se souvenait qu’ado, avant d’être une voix de la radio, il avait été une oreille attentive. Que c’est ce plaisir de la découverte de musique, de films, de tout ce qui pouvait passer à sa portée, et plus encore le plaisir de partager ça, ce plaisir d’écouter l’autre vous passer sa passion, c’était toute ces heures d’écoute qui lui avait donné ensuite envie de donner de la voix, de transmettre son enthousiasme, d’être le porte-voix d’êtres singuliers. Et dans ses émissions, aussi loin que leurs débats endiablés pouvaient les mener, il avait toujours eu l’impression de faire ça pour les auditeurs solitaires et les filles en bande, pour les potes qui se retrouvaient pour écouter la retransmission d’un concert ensemble, comme d’autres se retrouvaient autour d’un match de foot en live dans le bar du coin de la rue. Quand ils interviewaient une sociologue à propos de musique, lorsqu’ils convoquaient les dits et écrits de Foucault ou Deleuze à la suite d’un morceau anti-carcéral des Bérurier Noir, qu’ils récitaient Maïakovski après avoir entendu « À l’arrière des taxis » de Noir Désir, sa voix n’était que la première oreille, celle qui avait le pouvoir de recueillir les dits de celles et ceux qui ont des choses à dire et de les porter jusqu’à d’autres esgourdes dont ils réchaufferaient les sens. Ceux qui savent écouter se révèlent parfois très doués pour faire parler les autres et transmettre cette parole.

Les oreilles, de ce qu’iels en voyaient, étaient des fonctionnaires que les élites jugeaient dysfonctionnels, des employé.e.s du secteur privé ou les privé.e.s d’emploi. C’était beaucoup de femmes, de racisé.e.s. C’était des infirmiers, des infirmières, qui rognaient leur vie dans d’interminables heures sup’. C’était des travailleuses et travailleurs sociaux qui devaient faire de la misère à laquelle ils, elles faisaient face une entreprise rentable et efficace. C’était des gars qui gravissaient chaque jour des chaînes de montage, sans en apercevoir jamais le sommet, mais qui chaque jour recommençaient sans jamais se démonter. C’était des filles qui ne voyaient du ruissellement promis que celui des beuveries des bouches, tous les vomis, la merde, la pisse et le foutre, que chaque jour avec une constance héroïque elles ramassaient dans le sillage des bouches ou à la traîne de certaines oreilles toujours à l’écoute des desiderata du patronat.

C’était ces profs, ces instit’ qui se consumaient d’année en année jusqu’au burn-out, au long d’heures de préparation non payées, ou payées par l’instit’ sur son temps tellement libre qu’il s’est envolé depuis fort longtemps. Une vie privée, sacrifiée sur l’autel de l’enseignement public jusqu’à en être privé de vie même, en tentant d’atteindre les objectifs inatteignables fixés par des politiques dont le but était de démolir le service public pour booster le marché privé. Un prêté pour un rendu entre preneurs. Un bouche à bouche sourd aux besoins des oreilles.

Les oreilles, c’était aussi des journalistes, des pigistes, des JRI, toutes celles et tous ceux qui ramènent les proies dont se repaissaient les bouches aux dents longues vues à la télé ou sur le net.

C’était les précaires, ces oreilles qu’on inonde d’ordres, de consignes, toutes celles et tous ceux qu’on a débarrassé de leur métier pour leur faire exécuter des protocoles, les définir en termes de compétences. Mais un métier, c’est plus qu’une simple collection de compétences, c’est vouloir donner du sens à ce qu’on fait. C’est, certes un savoir-faire, mais c’est aussi un faire-savoir.

La grande majorité des oreilles, semblaient ne rien entendre à rien, mais écoutaient. Elles obéissaient, acquiesçaient aux paroles des forts en gueule. Se levaient le matin pour participer à l’effort collectif, sans remettre en cause un objectif dont l’aspect collectif était fort discutable, surtout du point de vue des oreilles. Mais pourtant, celles-ci écoutaient tout, tout le temps. Les médias leur fournissaient la bande-son de leur vie, comme le clocher avaient rythmé la vie des campagnes, comme la sirène celle des usines, la cloche celle des écoles.


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