"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

20/11/2022

Métaphormose - chapitre 11

 

THE SCREAM - Siouxsie And The Banshees, 1978

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Depuis quelques jours, circulaient sur les réseaux sociaux des appels à manifester. Les remontées de César et Virginia coïncidaient avec ce que Lucrèce et notre homme avaient observé : un raz-le-bol des oreilles. L’élan de solidarité né en réactions aux mesures autoritaires du gouvernement trouvaient leurs limites. Le confinement isolait toujours plus les individus et il devenait de plus en plus difficile de distribuer de la nourriture ou de tenir les centres de soins communautaires. Le gouvernement avait décrété depuis quelques jours un couvre-feu qui limitait encore plus les déplacements. Les laisser-passer ne concernaient plus que les employé.e.s allant et venant sur leur lieu de travail ou quelques urgences médicales. Bien sûr, pour que cette nouvelle organisation sociale fonctionne, de très nombreuses personnes continuait de travailler et de croiser leurs congénères. Afin de limiter les risques de bagarres, les horaires étaient aménagés de telle manières à ce que les employés se croisent le moins possible, que l’autre devienne un mirage.

Les chercheurs avaient mis au point des sonotones qui réduisaient les effets visuels des hallucinations par suggestion hypnotique. Mais cela nécessité une technologie relativement coûteuse. Seul les personnels prioritaires – celles et ceux qui continuaient de travailler en présentiel – en étaient dotés, et en premier lieux les forces de l’ordre capitaliste. Le gouvernement espérait toujours trouver un remède efficace qu’il pourrait mettre en œuvre à grande échelle et à peu de frais. Malgré le coût pour l’économie – qu’il soutenait à grands coups d’argent magique (que certains assimilaient à une nouvelle façon de redistribuer les richesses) le président tenait le cap. Après tout, les entreprises les plus fortes sauraient s’adapter et survivraient, les autres… Ces mesures plongeaient à l’inverse un large pan des travailleureuses dans la précarité. Les salaires stagnaient puisque l’économie était à l’arrêt, mais les prix flambaient pour la même raison. Le travail se faisait un peu plus rare et toujours plus contraignant.

La situation devenait explosives et les théories les plus folles commençaient à courir sur les lèvres des bouches dissidentes. Le gouvernement avait provoqué ces hallucinations afin de mettre en place une nouvelle étape du capitalisme. Un capitalisme toujours plus prédateur, un capitalisme ayant perdu son visage humain. Un capitalisme pur, débarrassé de la carcasse sociale… l’équilibre le plus déséquilibré en faveur du gain, face à la nécessité de la reproduction de la force de travail. Un capitalisme du travail rare, le seul capable de faire face aux défis économiques que posait les changements climatiques. Ces grandes gueules de l’opposition appelaient à la désobéissance civiles et à manifester pour mettre fin au règne de l’actuel président, dépeint comme seul responsable de la crise et comme un dictateur en puissance. D’autres petites voix, des bouches plus minoritaires, parlaient de révolution et de mettre à bas le régime des « bouchois » pour faire advenir la dictature des prol’oreilles. À l’autre bout de l’échiquier politique, les grandes gueules appelaient au contraire à l’unité des bouches et des oreilles, à faire face ensemble à ce défi pour la nation. Ils rejoignaient le discours de la mise en place d’un nouveau capitalisme en y ajoutant une touche de racisme contre l’afflux toujours plus important d’immigrés qu’ils se gardaient bien évidemment de définir comme des oreilles, ne gardant que l’aspect étranger. En cela, ils tenaient le même discours que le gouvernement, en niant le caractère symbolique des métamorphoses. De leurs rang était également issu un mouvement anti-sonotones, qui y voyait une mesure discriminatoire et attentatoire à leur liberté. Basé sur la théorie que les mutations étaient réelles, ils expliquaient que les sonotones n’étaient réservées qu’aux seules oreilles et que c’était certainement pour les élites, les bouches, une manière de contrôler le peuple, de laver les cerveaux des honnêtes oreilles de souche. Tous et toutes avaient un point commun, le changement qu’ils proposait était immédiat : élection, grand soir, coup d’état, c’était comme actionner un commutateur. La lumière se faisait et le monde (re)devenait merveilleux.

Notre homme et ses ami.e.s discutèrent longuement de l’opportunité de rejoindre la mobilisation. Toustes tiraient le même constat des limites de l’auto-organisation des solidarité face au rouleau compresseur étatique. Jack et César, que le confinement minait plus que les autres, plaidaient pour rejoindre la mobilisation pour ne pas laisser la rue aux fachos. Virginia répliqua que dans le brouhaha de la foule, les oreilles n’entendraient que les mots d’ordre fascisant, étant donné que leurs réseaux étaient mieux structurés autour de quelques grandes gueules. Virginia et notre homme ne croyaient plus aux manifestations ni même à la spontanéité de l’émeute. Iels pensaient que ce n’étaient pas du chaos que pouvait naître une nouvelle organisation sociale, ni que les manifestations puissent être autre chose qu’une façon de quémander les miettes qui s’accumulaient aux commissures des lèvres des dirigeants. Sans un travail préalable, les vieux réflexes sexistes, classistes et racistes reprendraient le dessus dans la confusion de la foule. Lucrèce expliqua qu’on ne pouvait pas laisser la rue aux tendances autoritaires de tout bord sous peine de les voir triompher sans aucune opposition. Cat, quant à lui, pensait qu’il fallait s’y rendre pour observer et déterminer au plus près les rapports de force à l’œuvre au sein de la mobilisation. Iels avaient des sensations de puzzles : l’impression d’être en pièces et de tout faire pour recoller les morceaux ensemble. Après de longues palabres, la majorité étant pour se joindre à la manifestation, le collectif se prépara. Il fut décidé que temps que la manif serait pacifique, iels prendraient le pouls de la mobilisation. Si ça tournait à l’affrontement avec les forces de l’ordre, iels formeraient un black-bloc pour se protéger et protéger la portion de manif dans laquelle iels évolueraient. Enfin, dans la perspective d’affrontement avec l’extrême-droite, ils feraient bloc avec d’autres collectif pour les dégager de la manifestation.

C’est dans ce contexte explosif qu’ils répondirent à l’un des premiers appels à manifester. Si les syndicats de travailleureuses en étaient à l’origine, leurs mots d’ordre furent vite submergés par les slogans complotistes et autres thèses racistes. Pourtant, l’immense majorité des oreilles ne venait pas en réponse à un mot d’ordre. Non ! Les femmes, hommes, enfants, ces anciens et anciennes, qui n’étaient plus que de simples oreilles, menaçaient de disparaître sous les logorrhées plus ou moins indécentes mais toujours à flots continus, qui remplissaient des déversoirs auditifs comme on comble un trou, jusqu’à ce que les oreilles en aient par-dessus la tête… mais leurs ventres affamés, trous sans fin, ou d’une faim intarissable, commençaient à n’avoir plus même d’oreilles. Elles ne pouvaient se résoudre à disparaître et puisqu’elles ne pouvaient prendre la parole, les oreilles prirent la rue.

Une foule folle furieuse fluait tel un fleuve sortant de son lit. Les oreilles faisaient surface depuis les bouches de métro, se répandaient comme le trop plein orageux depuis les bouches d’égout. Le débordement se manifestait. La manifestation devait outrepasser le cadre imposé. Les oreilles étaient fermées, bouchées et ne renvoyaient plus qu’un silence sourd à toutes ces bouches bées qui les observaient. Le poids des mots écrasait habituellement tous ces silences gênés, ces soupirs intimes, l’agonie des non-dits et le râle des ouï-dires qui partout à présent couraient dans les artères des villes, étreignaient les avenues, balayaient rues et venelles. Le collectif se sentait grisé par la sensation de puissance de la masse. Iels étaient entraîné.e.s sur un toboggan en spirale… vers la bas. Mais il y avait tant de non-dits, trop de silences accumulés, de soupirs cumulés, tout cet air non brassé en était pesant, à force de ne pas vibrer, il devenait assourdissant. Paradoxalement, bien que ce silence fut asphyxiant, il n’en était pas moins une respiration, comme celle du corps ramené à la vie, un hoquet, une manière de gueuler le manque d’air ou d’en dégueuler le trop plein. C’était le souffle muet d’une explosion, celle d’une colère trop longtemps tue. L’inspiration et l’expiration du silence recouvraient tous les bruissements de la villes, faisaient des croques-en-bouches aux bruits qui courent. Le silence était déchaîné. On ne s’écoutaient plus et ça commençait à s’entendre dans ce silence assourdissant ! Ce cri muet rendait sourd, empêchant d’avoir quoi que ce soit à entendre. Il n’y avait rien d’autre à faire que de l’écouter et participer ainsi du silence. Une expérience quasi-mystique. On n’entendait même pas une mouche voler. Pas plus qu’on entendait une bouche soliloquer… Non que les bouches aient cessé de faire du bruit en remuant leurs lèvres, mais tout comme les mouches ne volaient pas, les bouches se turent. Tout simplement. Devant ce silence immense qui soufflait les fenêtres et les plafonds de verre, par centaines de milliers de soupirs, autant de pavés jetés dans les vitrines criardes des grands magasins, les tristes vitres des banques, le vitrage des commissariats et les glaces des palais. Les lèvres tremblaient et faisaient donner leur voix armée à grand renfort de grenades assourdissantes, de bouches à feu ou à eau, des canons à ultrasons, c’était un combat dantesque, tel que celui qui oppose de toute éternité les ténèbres et la lumière. Chacun voyant midi à sa porte et minuit à celle de son ennemi. Les images criardes se succédaient, telle une série de cartes postales en métal.

Mais si les bouches, comme les oreilles, avaient conservé leurs corps, ce qui leur manquait se situait plutôt en amont de leur débit de paroles et était censé ne pas se laisser dépasser par les mots. Cette petite chose qui fait qu’on tourne sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler. Le silence assourdissant les figèrent un instant sans voix, et même le roi – oui le président n’était qu’un roi élu – en resta coi. Les grandes gueules, les fines bouches, les caverneuses, les haut-perchées, les grosses et les petites, et celles qui demeuraient closes pour rester belle... toutes les bouches étaient aphones. Le souffle de l’explosion sourde et muette retomba, le silence se dissipait ça et là et une croûte de silence recouvrit tout, aussi loin qu’on pouvait voir. Bien qu’il y eut encore de très nombreux point de concrétion d’oreilles, déjà les premières voix se faisaient entendre, perçant la couche de silence fossilisé dans l’instant, la gueule enfarinée et la bouche en cœur les commentateurs recommençaient à commenter. Les bouches incendiaires reprenaient leur office quand d’autres langues pendantes léchaient les pieds des porte-paroles gouvernementaux, minimisant le souffle de la révolte tout en n’en exagérant la portée destructrice. La police vous parle encore et toujours à 20h… et à toute heure grâce à l’info en continu. Ses mots claquent, secs comme des coups de triques, des ordres aboyés, des mots d’ordre relayés, un appel à l’ordre et un rappel à la loi.

Le président lui-même ouvrit la bouche et tous les micros se tendirent pour mettre en scène la parole républicaine. Les lèches-cul et autres suceurs de pets des puissants se gargarisaient des annonces gouvernementales, avalant avec ou sans vergognes la petite musique du pipeau régalien, avant de la répéter à l’envie, d’en fredonner encore et encore la ritournelle doucereuse. Tous et toutes n’avaient que ça à la bouche ou par-dessus les oreilles. L’allocution de la bouche étatique était rabâchée de bouche en bouche, passait de bouche à oreilles, en rebattait les oreilles en bruissant des unes aux autres. La première des bouches avait entendu les maux des oreilles (parole de président! cochon qui s'en dédit) et dès que possible, des oreilles feraient leur entrée au gouvernement. Mais il ne put s’empêcher de distiller sa haine de classe : « Le monde se divise en deux catégories, ceux qui tiennent un porte-voix chargé et ceux qui écoutent. Vous, vous écoutez. », lança-t-il à quelques badauds qui l’interpellèrent. L’annonce ne calma qu’une frange infime de la masse auditive, et déjà on ne retenait que la pique, telle une tâche de nicotine sur le col d’une chemise blanche. Et la petite phrase raffermit la majorité qui voulait renverser la table, qui voulait tout changer… pour que rien ne change. Les oreilles voulaient prendre la place des bouches en les remettant à leur place. Déjà de la foule anonyme des oreilles certaines tentaient de prendre la tête, sans la perdre. À trop s’écouter, ces oreilles étaient prêtes à faire rentrer le désordre des être dans l’ordre des choses. De gauche à droite, les discours se brouillaient, fusionnaient dans la confusion de l’impensée. Trop d’oreille se rêvaient absolues. Et déjà guettait la rechute dans les banlieues.


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