"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

16/09/2022

Métaphormose - chapitre 2

 MUSIC FOR THE MASSESDepeche Mode, 1987

 

https://offbeat.no/images/detailed/5/WEB_Image_Depeche_Mode_Music_for_the_Masses__LP__1905035582.Jpeg

Lorsque notre homme retourna chez lui, dans l’ancien monde, ce monde que l’on dit premier se transformait sous ses yeux. Piiiiim… Graduellement. Pfffff... D’abord une impression. Piiiiiiim… Vague. Pfffff... Comme le soupir pneumatique de la mécanique d’un manège à sensations. Piiiimmmm… pffff ! Chacune de ces respiration provoquant cris d’effrois ou d’orfraie. Rire franc ou gras bilieux. Pimpf ! Mais aucun silence. Ni contraint, ni contrit. La parole est d’or, le silence de mort.

La sensation diffuse que personne ne s’écoutait plus, que plus personne ne se parlait, gagnait notre homme. Les ondes, comme les rues, les sites comme les places, ne bruissaient plus que de commentaires ; ces longs monologues autocentrés, discours lénifiants, terrifiants, que chacun se tient à lui-même, essayant avec plus ou moins de talent de se convaincre de l’importance qu’ils se donne. Chacun espérant que sa petite phrase sortirait de son contexte, deviendrait the things you say. Il faut du punch on line ! Des Punchlines ! Alors comment taire ? Comment se taire quand ce qu’on dit permet d’avoir et tenir ses followers, courtisans des temps virtuels. La seule question qui vaille est de savoir qui enrôlerait dans son armée d’amis le plus grand nombre de followers, le plus de zouzes, de plus ou moins gentils virus, ou de colibris aux hauts faits d’une geste ridicule.

Pour ne pas disparaître, la radio devait (selon les décideurs) devenir (selon les marketeurs) un nœud de la toile. Pas que la radio. Tous les médias s’y mettaient. Journaux, télés. La radio se télévisait et ses voix, ces voix qui avaient porté notre homme dans sa jeunesse, cette voix filmée se devait d’avoir de la gueule. Ce qui distinguait le site de RadioFrance de celui de FranceTélévision ce n’était que la proportion de leur métier de base. Mais tous donnaient à lire, à entendre et à voir.

La radio désertait ondes et antennes pour le net. Et l’internet, celui des début, celui qui avait un temps pu proclamer d’un manifeste son indépendance, avait été privatisé. Dorénavant régnaient de belles et grandes gueules qui débitaient à vitesse grand V de l’infotainment à flots continus pour alimenter l’autoroute du buzz. Bruit de fond de la société de l’information. Il n’y avait de message que publicitaire. On ne s’adressait plus aux auditeurs, plus même à des catégories : ménagères de moins de 50 ans, CSP+. L’audience était la voie. L’audimat la cible. Animateurs, présentateurs, commentateurs, éditorialistes, spécialistes et analystes, la longue liste des invités généralistes, réalistes et sensationnalistes ne s’adressaient qu’à la masse informe qu’ils n’avaient même plus la prétention d’informer mais simplement de former. Il ne s’adressaient qu’à l’auditoire ou à leurs pairs, franchissant les limites de l’indicible, non pour s’en échapper mais pour s’y réfugier et y briller le temps d’un éclair ou faisant long feu au firmament des voix qui comptent des milliers de vues. Seul moyen d’être entendu de leur n+1. Et il en fallait des orateurs pour tous ces hauts-parleurs. Il fallait bien sûr une audience pour tous ces beaux-parleurs. Bien évidemment, quand on ne parle pour personne en particulier, on se parle à soi-même et on finit par s’écouter parler pour ne rien dire. Peu importe ce qui se disait, ce qui permettait de donner voix au chapitre aux pires impensés, il fallait que quelque chose soit dit. Pour alimenter l’océan médiatique à flots continus. Une belle bouche se fiche d’être écoutée attentivement, elle n’a besoin que d’être entendue distraitement pour gonfler la courbe de son audimat. De toute façon les grandes gueules n’écoutent rien ni personne et n’entendent que leur propre voix intérieure… la voix de leur maître.

Notre homme, en passionné radiophonique en était attristé mais il lui fallait l’admettre : la radio avait changé ! De sacré dans le passé, cette boîte à secrets - murmurés ou hurlés – transistor auquel il collait l’oreille le soir tard dans la pénombre de sa tanière adolescente, il ne restait rien. Nada. Nothing. Notre homme se souvenait avec nostalgie de toute l’énergie qu’ils mettaient avec ses potes à faire n’importe quoi pour ne pas plaire à n’importe qui. Leurs émissions – celles qu’ils écoutaient comme celles qu’ils diffusaient – n’étaient pas calibrées pour toutes les oreilles. Aujourd’hui notre homme avait la sensation qu’il pouvait allumer n’importe quelle station à n’importe quel moment de la journée il tomberait sur une émission faite à la démesure des masses.

D’affluence en influence, les mass-média avaient transformé les auditeurs en audimat. Les masses n’avaient jamais été la voie de la libération, elle n’étaient qu’un moyen pour qui savait les manipuler, un outil pour frapper ce qui dépasse. Les masses, qu’elles soient populaire ou ouvrière, n’émancipent pas l’individu, elles le fabriquent à la chaîne. La foule crée l’illusion de l’étendue des envies mais contraint à un désir commun. Chacun sa version, à chacun ses options. La masse n’a pas de forme, pas de sens mais des milliers de nuances. Elle est meuble, c’est une bonne pâte à modeler. Une Lolita, quinceañera dont la tête tourne, roule, tourneboule jusqu’à la perdre. Le peuple a besoin de l’amour étrange d’un leader lui susurrant I want you now. La masse, c’est ce mec un peu perdu, un peu chéper, qui n’a d’yeux que pour son dieu vivant, son pote behind the wheel, son meilleur ami, celui avec qui partir en virée, en vrille ou en couille. La masse est l’asthmatique bouche bée devant le charisme du chef de bande, le fan devant le chanteur du boys band, le nain devant le gérant géant du boys club.

N’écoutant que leur intérêt en général, les grandes gueules de la radio roulaient des pelles ou distribuaient des râteaux à l’antenne. Ils n’étaient pas là pour laisser l’autre s’exprimer mais pour mettre leurs propres voix en valeur aux côté d’untel, de hausser le ton face à telle autre, de poser leurs mots comme du miel sur la tartine patronale, de jouer les roquets mâchoire fermée sur le tibia d’un syndicaliste refusant de condamner la violence exercée par ses camarades sur quelque bien matériel. Les rois de l’audimat faisaient la pluie et le beau temps. Ils tiraient ce qui devait être su de ce qui devait être tu. Ils faisaient l’agenda qui faisait et défaisait l’opinion publique. Tous les matins les mêmes voix de petits et grands leaders, en boucle, à la chaîne, encore et encore. À longueur d’ondes ce tout à l’ego rejetait toute pensée vers l’usine de traitement des mots usés qu’était devenue aux yeux de notre homme, la radio. Le seul sens qu’il trouvait à tout cela, était un sens giratoire, tournant et tourné sur lui-même… Aux cercles et à leur diamètre notre homme préférait les dessins des coquilles des escargots zapatistes, ceux des sillons serrés d’un vinyle. La spirale ! Elle qui, lorsqu’on la parcourt, fait avancer, lentement, mais sans jamais marcher dans ses propres pas, qui n’oublie pas de nous faire faire le tour de la question, sans jamais tourner en rond. Une mélodie. Une chanson. Tout un album. Une ritournelle entêtante implorant : « Ne me laisse plus jamais tomber. »

Aucun commentaire: