ANOTHER MUSIC IN A DIFFERENT KITCHEN – Buzzcocks, 1978
Il était une fois un homme de radio. Oh, pas un professionnel, juste un parmi les animateurs et les animatrices d’une radio associative. Il aimait ça, la radio. Et cet amour était d’autant plus fort qu’il avait été tardif. En effet, notre homme était un enfant de la télé et pour lui la radio ressemblait à sa vieille grand-mère, posée dans le coin de la cuisine tandis que la vie s’agite autour d’elle sans même lui prêter l’oreille. Mais s’il n’avait alors encore d’yeux que pour sieur téléviseur, la musique frappa bien vite à ses tympans. Et la musique, pour en découvrir, il comptait sur les copains, bien sûr, et sur quelques émissions de radio qui vous débouchaient les esgourdes.
C’était toujours du bouche à oreille, la même vieille recette. « T’as écouté le nouvel album des Cure !? », « T’as le dernier live pirate de Joy Division ? », « Ouah, tu m’as déchiré avec le skeud de Siouxsie ! ». Les k7, les LP passaient de mains en mains, de platine en platine. Un disque acheté servait de pitance à toute la bande. On était plus glouton que gourmet. On dévorait frénétiquement tout ce qui sortait… et qui était à notre goût. On enregistrait des émissions, les Black sessions comme nos cousins et cousines de la rétive Albion avaient enregistré les session de John Peel. On copiait, on compilait compulsivement. Lui, il allait jusqu’à faire ses propres pochettes pour ses k7, collage de figures du rock, de slogans punk, d’image de fête et de lutte.
Enfants du rock, ses grands-frères portaient la crête et crachait leur révolte électrique à coups de riffs nihilistes. Lui portait déjà le spleen du post-punk comme la croix à planter sur la tombe de ce siècle de massacres industriels et d’utopies en poudres. On était passé du rageur slogan « Do it yourself » au désabusé « Get on our own ».
À force d’écouter, lui aussi voulu donner de la voix - « J’en ai envie » - mais le chant, visiblement, n’était pas sa voie ! Il avait beau user ses griffes sauvages sur sa guitare il n’en sortait que des riffs sans rage. Il lui fallait s’éloigner de la pulsation de la musique, il n’avait pas le bon tempo. Par contre il savait faire rimer les maux sous la plume. Ces mots toutefois ne dansaient pas. Oh, ils ne tombaient pas à plat… au contraire, ils dressaient le poing, les points même : celui-ci qui s’exclame, celui-là qui interroge. Celui qui ancre la virgule virevoltante. Les doubles et même ceux que l’on met sur les i. Les trois petits qui font marcher la phrase sur la pointe des pieds jusqu’à la lier au point au final.
Il savait ce qu’il voulait faire de ces pages qu’il noircissait à mots couverts : les crier à micro ouvert. À 16 ans, il passa enfin de l’autre côté du mur du son, il devenait une voix relayée par les ondes jusqu’à des milliers d’auditeurs, plus ou moins attentifs. Ce fut une libération pour notre homme.
Il commença par des chroniques acerbes et bouffonnes sur l’actualité de la ville dans une émission foutraque animée par trois étudiants anars de la fac de socio. Il fit sa tambouille et apprit rapidement les ficelles du métier, d’autant plus que tout se faisait avec trois bouts de câble, quelques micros, une console de mix, une platine pour les vinyles et une bonne dose de passion qui ne compte pas son temps. Il fit la technique sur plusieurs émissions nocturnes, se fit une place dans une émission sur le ciné et moins d’un an plus tard, en toute autonomie, il lançait sur les ondes « Un skeud dans les oreilles », émission qui en une heure refaisait les 33 tours d’un disque, tirant des sillons les dessous de l’album. Anecdotes, influences, interview, le groupe, son histoire… il gravait la musique dans la plastique de son contexte historique. Et pour ça il invitait toute une bande de potes, plus complètement étudiants mais pas encore tout à fait profs, à disserter et refaire le monde. Une révolution sur vinyle en un tour de cadran. Le disque ainsi disséqué ne venait pas forcément de sortir, ce n’était pas une promotion au sens strict du terme. Un fait d’actualité, un souvenir pouvait décider d’exhumer une pépite punk inconnue, de dépoussiérer un classique du rock, ou de laisser sans réponse les auditeurs à l’écoute d’un tube gothique. Un skeud dans les oreilles, comme une tarte dans ta gueule, comme un pavé dans la marre, un poil dans la main, une couille dans le potage ou un cri dans la nuit.
Mais les ondes une fois libérées par l’État furent vite libéralisées par les médias privées. Les radios pirates, qui avaient si bien su résister au pouvoir des flics, durent déposer les armes face à la puissance du fric. C’était le revers du disque. Notre homme redevint un auditeur anonyme. Il ne lui restait plus que des souvenirs tournant autour de cette période de sa vie. « Je m’en fous », se dit-il et il en profita pour tracer son sillon sous d’autres latitudes. Au terme de ce voyage, il posa ses valises au Mexique. Il se prit dans sa trame comme une mouche dans une toile d’araignée. Il y avait tant de fils à tirer, qui chacun ouvrait sur une réalité différente de ce pays invraisemblable. Il ne fallut pas longtemps pour que la radio le rappelle à elle. C’était sa pile d’amour, sa façon à lui de recharger ses batteries. Il reprit sa fiction romance radiophonique et posa sa voix là où il l’avait laissé, sur une plage musicale. Mais lorsqu’il partit prêter l’oreille aux radios communautaires au Chiapas et au Guerrero, il en resta sans voix. Tout comme quiconque peut librement respirer l’air autour de lui, tous et toutes pouvaient lancer leurs mots sur le fleuve radiophonique. À certains horaires, très approximatifs, des émissions plus structurées étaient diffusées, mais le reste du temps la radio était une sorte de téléphone collectif, le lieu de discussion entre communautés.
Il vit ainsi un jour un jeune garçon arrivait au village sur son mulet. Il se dirigea vers la station de radio et remis un paquet à l’un des animateurs qu’il semblait connaître. Dans ce petit paquet il y avait une k7 sur laquelle une femme avait de sa voix gravé un message d’amour pour son fils parti à Gringolandia et dont elle n’avait pas de nouvelles depuis plus d’un an. La radio allait servir de relai, comme le garçon au mulet. Diffusé à l’antenne, le message de cette femme serait craché sur des haut-parleurs dans d’autres communautés. De là, un cousin, une amie, un frère, une tante, téléphonera le message jusqu’à ce qu’une main, quelque part, lance le message, bouteille numérique, à la grande mer du net. Parfois le message dérivait encore d’îlot en archipel, d’archipel en presqu’île, de presqu’île aux cinq grands continents : Google, Apple, Facebook, Amazone, Microsoft. De là, avec ou sans adresse, le message trouvera son destinataire, foi de Gafam.
Notre homme était fasciné par l’usage que faisaient ces peuples de la radio. Elle était le maillon d’une chaîne de communication où se retrouvaient toutes les strates technologiques quand dans le monde dit civilisé seule la couche superficielle comptait. Une couche qui se renouvelait très vite. Mais pour les communautés, ici au Chiapas, le monde ne fonctionne pas ainsi. Le temps n’est pas linéaire, mais circulaire. Telles des roues crantées, de tailles différentes, enchâssées les une dans les autres, s’entraînant dans une course aux courbes complexes et enlacées. Une mécanique de précisions qui délivrait une date en combinant les crans alignés des différentes roues. Notre homme eut l’impression en partageant quelques mois avec ces hommes, ces femmes, ces enfants que le monde d’où il venait, lui, devait se trouver sur la plus petite des roues, même plus celle des jours, le temps était venu des millisecondes. L’image d’un hamster qui tourne à l’intérieur de sa roue minuscule et qui s’enivre de sa prodigieuse sensation de vitesse… sans jamais avancer. Mais l’horizon du rouage n’est autre que le tapis qu’il fait rouler et sur lequel progressent encore et encore – sans efforts - les dominants. Notre homme, lui, fredonnait cet air frais et punk : I hate fast cars !
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