Première ligne,
les héros anonymes de la résistance au Chili
Depuis le 18 octobre, le Chili connaît le mouvement social le plus important depuis la fin du règne de Pinochet. C’est l’augmentation du prix du ticket de métro qui a mis le feu aux poudres. Le président Piñera a retiré sa mesure, mais la fronde n’a fait que s’amplifier, nourrie par l’accroissement des inégalités sociales et une démocratie toujours et encore confisquée par une classe politique ne représentant qu’elle-même. La répression est féroce, des centaines de manifestants ont été énucléés par les LBD et près de 40 personnes sont mortes. Pourtant les manifestations et émeutes se poursuivent et ont vu apparaître de nouveaux héros et héroïnes, celles et ceux qui forment la « première ligne ».
source: https://desinformemonos.org/primera-linea-los-heroes-anonimos-de-la-resistencia-en-chile/
Photos, Gerardo Magallón / texte, Gloria Muñoz Ramírez / traduction du Serpent@Plumes
Santiago du Chili.
La première ligne des manifestations dans la capitale chilienne est
devenue l’emblème des
mobilisations.
Envers et
contre tout, ce sont les héros et héroïnes de la protestation qui
la forment. Dans les médias, ils sont appelés vandales, clochards,
délinquants. Dans les manifestations, ils sont applaudis, acclamés,
presque hissés sur les épaules. Ils existent.
Ils sont des centaines
d’hommes et de femmes, jeunes dans leur majorité, à, chaque jour,
affronter les carabiniers. Ils se regroupent autour des points
stratégiques afin d’empêcher les gaz lacrymogènes, les tirs de
munitions et les jets d’eau avec des produits chimiques, d’arriver
jusqu’à la mobilisation pacifique. Ce sont les gardiens et
gardiennes des dizaines de milliers de personnes qui
depuis plus de 40 jours protestent dans les rues contre un système
qui les exclue.
Le coin de Ramón
Corvalán et de la rue Carabineros de Chile est l’un des camps de
l’inégale bataille. Des pierres contre des blindés, de ceux qui
tirent des munitions ayant rendu borgnes plus de 200 personnes, ou
des bombes lacrymogènes ou les véhicules appelés canons à eau qui
envoient des jets d’eau avec des agents chimiques, qui
lacèrent, laissant la peau brûlante pendant des jours. Le Chili est
expert dans ce genre de bassesses.
Les nuits sont un
bouillonnement. D’un côté des groupes de jeunes cassent le bitume
à la masse afin de ravitailler en pierres la première ligne. Des
files de garçons avec des sacs de béton traversent les rues et les
laissent à celles et ceux qui résistent aux attaques frontales des
carabiniers. « Merci, frères », entend-on depuis les
échauffourées et la fumée. Car oui, la première bataille
remportée le fut contre l’individualisme et l’ego, ici tout est
collectif.
Des dizaines, des centaines de personnes attendent les
manifestants qui courent avec les yeux en larmes. « Eau avec du
bicarbonate ! Eau avec du bicarbonate ! »,
crient-ils. Et les autres s’approchent pour qu’ils leur aspergent
le visage, leur disent quelques mots de réconfort, les secourent.
Pour chaque personne blessée, ils sont quatre ou cinq à s’approcher
immédiatement. C’est un jaillissement.
La première ligne continue. Alors que le ciel s’obscurcit, des
manifestants se regroupent face au canons à eau et aux blindés et
les gênent avec la lumière verte des rayons laser sur les
pare-brises. Le son et lumière inonde la rue. Le canon à eau
recule. Les jeunes crient de joie.
Très vite l’infanterie carabinière, à pied, se déploie.
Abritée dans les véhicules, elle reçoit l’ordre d’attaquer et
ils courent après les jeunes et tous ceux qu’ils croisent sur leur
passage. Ils frappent et
donnent des coups de
pieds à tous ceux qui
s’interposent, ils en arrêtent quelques-uns et leurs compagnons
essayent de les secourir dans
une bataille au corps à corps. Parfois ils y parviennent.
D’autres, le garçon ou la fille va grossir les files dans les
commissariats. On parle maintenant de plus de 17000 détenus en 40
jours de protestations.
Claudia Aranda, reporter et activiste
à temps complet, arrive en première ligne. Au cours de notre rencontre, elle reçoit par
whatsapp l’échographie de son prochain petit-fils. Elle est
heureuse. Il y a 40 jours elle a tout quitté et est partie vivre
dans un squat pour se rendre disponible tout le temps. « La
tante de l’eau », l’appellent ses milliers de nouveaux
neveux des rues. « Hydratez-vous, canaille ! », leur
crie-t-elle avec son bidon de cinq litres à la main. Dans son sac
elle transporte son laser pour les moments où il faut désorienter
les carabiniers, et son carnet et appareil photo, pour ses
chroniques.
À l’autre coin de la scène, des groupes de jeunes tentent de
faire tomber un feu de signalisation. Avec une corde ils le tirent
pour le faire tomber au sol et faire du poteau une barricade. Des
dizaines de coins de rues n’ont plus aujourd’hui de feux, c’est
pour cela qu’un autre groupe de volontaires régule le trafic,
recevant pour paiement le son des klaxons des automobilistes qui, de
la même manière leur offrent une bouteille d’eau ou quelque chose
à manger.
Des dizaines de médecins, infirmiers et psychologues couvrent les
points de santé. Ils arrivent ici dès la fin de longues journées
de travail dans les hôpitaux publics et prives, et pendant des
heures ils s’occupent des blessés de la révolte. On dirait,
disent-ils, que chaque fois ils mettent des agents chimiques plus
agressifs dans l’eau que lancent les carabiniers. Ces derniers
jours les gamins arrivent avec des brûlures sévères de la peau.
Une jeune qui travaille comme organisatrice d’événements est
maintenant chargée de la logistique au centre de santé. Elle reçoit
et classe les dons des gens : masques, analgésiques, bandages,
sérum, et une infinité d’articles qui s’amoncellent sur le
côté. La solidarité, pour l’instant, est plus grande que
l’urgence.
Dans la première file, les jeunes se protègent avec des
boucliers faits de plaques arrachées aux rideaux des magasins, avec
des couvercles de tonneaux, avec ce qu’ils ont. Ce sont quelques
gladiateurs. Il y a des hommes et des femmes « pompiers »
dont la mission consiste à étouffer les bombes lacrymogènes avec
des bonbonnes d’eau, de bicarbonate et de soude caustique. La pire
partie est pour eux, leurs poumons se remplissent de toxines. Les
applaudissements de leurs compagnons sont leur seul paiement pour
chaque bombe désactivée.
Dans la manifestation personne n’a faim. Et moins encore en
première ligne; des cuisines collectives s’organisent et
distribuent la nourriture dans des charriots récupérés dans les
supermarchés. On ne manque jamais de lentilles et de patates.
Parfois des contingents de cyclistes arrivent avec de quoi aider,
d’autres fois c’est eux qui ont besoin d’aide.
Que se passerait-il si cette première ligne n’existait pas ?
Il y a quelques jours une marche organisée par les maîtresses de
maternelle essayait d’arriver Place de la Dignité, connue
auparavant comme Place d’Italie, le centre névralgique des
mobilisations, et face à elles déboulait la police avec des
lacrymogènes. La première ligne sert à ce qu’elles et beaucoup
d’autres comme elles puissent accéder à la place et manifester
pacifiquement.
Les frondes et baïonnettes
improvisées sont les armes de la première ligne. Barricades de
pierres, planches, pneus, tout ce qui peut servir à obstruer le
passage des carabiniers, dont la mission est de temps en temps rompre
cette ligne, traverser les barricades, ouvrir le passage et
pourchasser les manifestants. Depuis plus de 40 jours la mécanique
est claire. Ils brisent la ligne, les jeunes se font tirer dessus,
ils se dispersent et puis reprennent leurs positions. Jusqu’à la
prochaine attaque. Et ainsi de suite.
« Embuscade ! Embuscade ! », crient-ils
lorsque arrivent des deux côtés les canons à eau. Il n’y a pas
grand-chose de plus à faire que se baisser et se protéger avec les
corps. Ils se préviennent aussi lorsque l’un d’entre-eux est sur
le point de lancer un cocktail molotov. « Mèche !
Mèche ! », crient-ils pour que leurs compagnons ouvrent
un espace. La bombe artisanale vole dans les airs et tombe près des
carabiniers. La joie se diffuse, cela leur offre un temps pour se
rapprocher des carabiniers et continuer le combat avec les pierres.
La bataille est organisée. Certains vont à l’affrontement,
d’autres construisent des barricades, d’autres regroupe le
matériel, certains amènent la nourriture et l’eau, et d’autres
s’occupent des blessées. Tout cela pour que le reste de la
mobilisation contre un système qui les prive du plus élémentaire
puisse avancer sans trop de difficultés.
Au milieu de la bataille jamais ne manque la batucada ou un
saxophoniste qui s’approche avec « El derecho de vivir en paz » et imprègne l’ambiance de ses notes. La nuit tombe et
les blocages s’éteignent peu à peu. Dans les rues sombres
apparaissent des groupes de carabiniers qui patrouillent. Et, tel un
fantôme, entre les ombres, on entend des cris : Miliciens de
merde ! Jeunes de merde ! Assassins ! Une jeune fille
avec une énorme pierre à la main passe près des rangs de
carabiniers. Elle les insulte, cachant la pierre. Les carabiniers
continuent. Et elle aussi.
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