D'ici quelques jours, je vous proposerai un troisième texte - lui aussi trouvé sur framablog - qui me semble aller de pair avec ce texte et le précédent. Vous pouvez retrouver ce texte sur le site framablog.
Bonne lecture
Le socialisme nouveau est arrivé
Le socialisme est mort, vive le socialisme ? À l’instar de Is Google making us stupid? c’est une nouvelle traduction de poids que nous vous proposons aujourd’hui.
Un socialisme nouveau, revu et corrigé, est en train de prendre forme sur Internet. Telle est l’hypothèse de Kevin Kelly, célèbre éditorialiste du célèbre magazine Wired. Et l’on ne s’étonnera guère d’y voir le logiciel libre associé aux nombreux arguments qui étayent son propos.
Vous reconnaissez-vous dans ce « socialisme 2.0 » tel qu’il est
présenté ici ? Peut-être oui, peut-être non. Mais il n’est jamais
inutile de prendre un peu de recul et tenter de s’interroger sur ce
monde qui s’accélère et va parfois plus vite que notre propre capacité à
lui donner du sens.
Le nouveau Socialisme : La société collectiviste globale se met en ligne
Kevin Kelly - 22 mai 2009 - Wired
(Traduction Framalang : Poupoul2, Daria et Don Rico)
(Traduction Framalang : Poupoul2, Daria et Don Rico)
Bill Gates s’est un jour moqué des partisans de l’Open Source avec le pire épithète
qu’un capitaliste puisse employer. Ces gens-là, a-t-il dit, sont « une
nouvelle race de communistes », une force maléfique décidée à détruire
l’incitation monopolistique qui soutient le Rêve Américain. Gates avait
tort : les fanatiques de l’Open Source sont plus proches des libertariens
que des communistes. Il y a pourtant une part de vérité dans son
propos. La course effrénée à laquelle on se livre partout sur la planète
pour connecter tout le monde avec tout le monde dessine doucement les
contours d’une version revue et corrigée du socialisme.
Les aspects communautaires de la culture numérique ont des racines
profondes et étendues. Wikipédia n’est qu’un remarquable exemple de
collectivisme émergeant parmi d’autres, et pas seulement Wikipédia mais
aussi toute le système des wikis. Ward Cunningham, qui inventa la première page web collaborative en 1994, a recensé récemment plus de cent cinquante moteurs de wiki
différents, chacun d’entre eux équipant une myriade de sites. Wetpaint,
lancé il y a tout juste trois ans, héberge aujourd’hui plus d’un
million de pages qui sont autant de fruits d’un effort commun.
L’adoption massive des licences de partage Creative Commons et
l’ascension de l’omniprésent partage de fichiers sont deux pas de plus
dans cette direction. Les sites collaboratifs tels que Digg, Stumbleupon, the Hype Machine ou Twine
poussent comme des champignons et ajoutent encore du poids à ce
fantastique bouleversement. Chaque jour nous arrive une nouvelle
start-up annonçant une nouvelle méthode pour exploiter l’action
communautaire. Ces changements sont le signe que l’on se dirige
lentement mais sûrement vers une sorte de socialisme uniquement tourné
vers le monde en réseau.
Mais on ne parle pas là du socialisme de votre grand-père. En fait,
il existe une longue liste d’anciens mouvements qui n’ont rien à voir
avec ce nouveau socialisme. Il ne s’agit pas de lutte des classes. Il ne
s’agit pas d’anti-américanisme. Le socialisme numérique pourrait même
être l’innovation américaine la plus récente. Alors que le socialisme du
passé était une arme d’État, le socialisme numérique propose un
socialisme sans État. Cette nouvelle variété de socialisme agit dans le
monde de la culture et de l’économie, plutôt que dans celui de la
politique… pour le moment.
Le communisme avec lequel Gates espérait salir les créateurs de Linux
est né dans une période où les frontières étaient rigides, la
communication centralisée, et l’industrie lourde et omniprésente. Ces
contraintes ont donné naissance à une appropriation collective de la
richesse qui remplaçait l’éclatant chaos du libre marché par des plans
quinquennaux imposés par un politburo tout puissant.
Ce système d’exploitation politique a échoué, c’est le moins que l’on
puisse dire. Cependant, contrairement aux vieilles souches du
socialisme au drapeau rouge, le nouveau socialisme s’étend sur un
Internet sans frontières, au travers d’une économie mondiale solidement
intégrée. Il est conçu pour accroître l’autonomie individuelle et
contrecarrer la centralisation. C’est la décentralisation à l’extrême.
Au lieu de cueillir dans des fermes collectives, nous récoltons dans
des mondes collectifs. Plutôt que des usines d’État, nous avons des
usines d’ordinateurs connectées à des coopératives virtuelles. On ne
partage plus des forêts, des pelles ou des pioches, mais des
applications, des scripts et des APIs.
Au lieu de politburos sans visage, nous avons des méritocracies
anonymes, où seul le résultat compte. Plus de production nationale,
remplacée par la production des pairs. Finis les rationnements et
subventions distribués par le gouvernement, place à l’abondance des
biens gratuits.
Je reconnais que le terme socialisme fera forcément tiquer de
nombreux lecteurs. Il porte en lui un énorme poids culturel, au même
titre que d’autres termes associés tels que collectif, communautaire ou
communal. J’utilise le mot socialisme parce que techniquement, c’est
celui qui représente le mieux un ensemble de technologies dont
l’efficience dépend des interactions sociales. L’action collective
provient grosso modo de la richesse créée par les sites Web et les
applications connectées à Internet lorsqu’ils exploitent du contenu
fourni par les utilisateurs. Bien sûr, il existe un danger rhétorique à
réunir autant de types d’organisation sous une bannière aussi
provocatrice. Mais puisqu’il n’existe aucun terme qui soit vierge de
toute connotation négative, autant donner une nouvelle chance à
celui-là. Lorsque la multitude qui détient les moyens de production
travaille pour atteindre un objectif commun et partage ses produits,
quand elle contribue à l’effort sans toucher de salaire et en récolte
les fruits sans bourse délier, il n’est pas déraisonnable de qualifier
ce processus de socialisme.
À la fin des années 90, John Barlow, activiste, provocateur et hippie vieillissant, a désigné ce courant par le terme ironique de « point-communisme » (NdT : en référence au point, dot, des nom de domaines des sites Web comme framablog point org).
Il le définissait comme une « main d’œuvre composée intégralement
d’agents libres », « un don décentralisé ou une économie de troc où il
n’existe pas de propriété et où l’architecture technologique définit
l’espace politique ». En ce qui concerne la monnaie virtuelle, il avait
raison. Mais il existe un aspect pour lequel le terme socialisme est
inapproprié lorsqu’il s’agit de désigner ce qui est en train de se
produire : il ne s’agit pas d’une idéologie. Il n’y a pas d’exigence de
conviction explicite. C’est plutôt un éventail d’attitudes, de
techniques et d’outils qui encouragent la collaboration, le partage, la
mise en commun, la coordination, le pragmatisme, et une multitude de
coopérations sociales nouvellement rendues possibles. C’est une
frontière conceptuelle et un espace extrêmement fertile pour
l’innovation.
Dans son livre publié en 2008, Here Comes Everybody (NdT : Voici venir chacun),
le théoricien des médias Clay Chirky propose une hiérarchie utile pour
classer ces nouveaux dispositifs. Des groupes de personnes commencent
simplement par partager, puis ils progressent et passent à la
coopération, à la collaboration et, pour finir, au collectivisme. À
chaque étape, on constate un accroissement de la coordination. Une
topographie du monde en ligne fait apparaître d’innombrables preuves de
ce phénomène.
I. Le partage
Les masses connectées à l’Internet sont animées par une incroyable
volonté de partage. Le nombre de photos personnelles postées sur
Facebook ou MySpace est astronomique, et il y a fort à parier que
l’écrasante majorité des photos prises avec un appareil photo numérique
sont partagées d’une façon ou d’une autre. Sans parler des mises à jour
du statut de son identité numérique, des indications géographiques, des
bribes de réflexion que chacun publie çà et là. Ajoutez-y les six milliards de vidéos vues tous les mois sur Youtube pour les seuls États-Unis et les millions de récits issus de l’imagination de fans d’œuvres existantes. La liste des sites de partage est presque infinie : Yelp pour les critiques, Loopt pour la géolocalisation, Delicious pour les marque-pages.
Le partage est la forme de socialisme la plus tempérée, mais elle
sert de fondation aux niveaux les plus élevés de l’engagement
communautaire.
II. La coopération
Lorsque des particuliers travaillent ensemble à atteindre un objectif
d’envergure, les résultats apparaissent au niveau du groupe. Les
amateurs n’ont pas seulement partagé plus de trois milliards de photos sur Flickr, ils les ont aussi associées à des catégories ou des mots-clés ou les ont étiquetées (NdT : les tags). D’autres membres de la communauté regroupent les images dans des albums. L’usage des populaires licences Creative Commons
aboutit à ce que, d’une façon communautaire, voire communiste, votre
photo devienne ma photo. Tout le monde peut utiliser une photo,
exactement comme un communiste pourrait utiliser la brouette de la
communauté. Je n’ai pas besoin de prendre une nouvelle photo de la tour
Eiffel, puisque la communauté peut m’en fournir une bien meilleure que
la mienne.
Des milliers de sites d’agrégation emploient la même dynamique
sociale pour un bénéfice triple. Premièrement, la technologie assiste
directement les utilisateurs, en leur permettant d’étiqueter, marquer,
noter et archiver du contenu pour leur propre usage. Deuxièmement,
d’autres utilisateurs profitent des tags et des marque-pages des autres…
Et tout ceci, au final, crée souvent une valeur ajoutée que seul le
groupe dans son ensemble peut apporter. Par exemple, des photos d’un
même endroit prises sous différents angles peuvent être assemblées pour
former une reproduction du lieu en 3D stupéfiante. (Allez voir du côté
de Photosynth de Microsoft). Curieusement, cette proposition va plus loin que la promesse socialiste
du « chacun contribue selon ses moyens, chacun reçoit selon ses
besoins », puisqu’elle améliore votre contribution et fournit plus que
ce dont vous avez besoin.
Les agrégateurs communautaires arrivent à d’incroyables résultats. Des sites tels que Digg ou Reddit,
qui permettent aux utilisateurs de voter pour les liens qu’ils
souhaitent mettre en évidence, peuvent orienter le débat public autant
que les journaux ou les chaînes de télévision (pour info Reddit
appartient à la maison mère de Wired, Condé Nast). Ceux qui contribuent
sérieusement à ces sites y consacrent plus d’énergie qu’ils ne pourront
jamais en recevoir en retour, mais ils continuent en partie à cause du
pouvoir culturel que représentent ces outils. L’influence d’un
participant s’étend bien au-delà d’un simple vote, et l’influence
collective de la communauté surpasse de loin le nombre de ses
participants. C’est l’essence même des institutions sociales, l’ensemble
dépasse la somme de ses composants. Le socialisme traditionnel visait à
propulser cette dynamique par le biais de l’État. Désormais dissociée
du gouvernement et accrochée à la matrice numérique mondiale, cette
force insaisissable s’exerce à une échelle plus importante que jamais.
III. La collaboration
La collaboration organisée peut produire des résultats dépassant ceux
d’une coopération improvisée. Les centaines de projets de logiciel Open
Source, tel que le serveur Web Apache, en sont le parfait exemple. Dans
ces aventures, des outils finement ciselés par la communauté génèrent
des produits de haute qualité à partir du travail coordonné de milliers
ou dizaines de milliers de membres. Contrairement à la coopération
traditionnelle, la collaboration sur d’énormes projets complexes
n’apporte aux participants que des bénéfices indirects, puisque chaque
membre du groupe n’intervient que sur une petite partie du produit
final. Un développeur motivé peut passer des mois à écrire le code d’une
infime partie d’un logiciel dont l’état global est encore à des
années-lumière de son objectif. En fait, du point de vue du marché
libre, le rapport travail/récompense est tellement dérisoire (les
membres du projet fournissent d’immenses quantités de travail à haute
valeur ajoutée sans être payés) que ces efforts collaboratifs n’ont
aucun sens au sein du capitalisme.
Pour ajouter à la dissonance économique, nous avons pris l’habitude
de profiter du fruit de ces collaborations sans mettre la main à la
poche. Plutôt que de l’argent, ceux qui participent à la production
collaborative gagnent en crédit, statut, réputation, plaisir,
satisfaction et expérience. En plus d’être gratuit, le produit peut être
copié librement et servir de socle à d’autres produits. Les schémas
alternatifs de gestion de la propriété intellectuelle, parmi lesquelles
Creative Commons ou les licences GNU, ont été créés pour garantir ces libertés.
En soi, la collaboration n’a bien sûr rien de spécialement
socialiste. Mais les outils collaboratifs en ligne facilitent un style
communautaire de production qui exclut les investisseurs capitalistes et
maintient la propriété dans les mains de ceux qui travaillent, voire
dans celles des masses consommatrices.
IV Le collectivisme
Alors qu’une encyclopédie peut être rédigée de façon coopérative, nul
n’est tenu pour responsable si la communauté ne parvient pas au
consensus, et l’absence d’accord ne met pas en danger l’entreprise dans
son ensemble. L’objectif d’un collectif est cependant de concevoir un
système où des pairs autogérés prennent la responsabilité de processus
critiques, et où des décisions difficiles, comme par exemple définir des
priorités, sont prises par l’ensemble des acteurs. L’Histoire abonde de
ces centaines de groupes collectivistes de petite taille qui ont essayé
ce mode de fonctionnement. Les résultats se sont révélés peu
encourageants (quand bien même on ne tienne pas compte de Jim Jones et de la « famille » de Charles Manson).
Or, une étude approfondie du noyau dirigeant de Wikipédia, Linux ou OpenOffice,
par exemple, montre que ces projets sont plus éloignés de l’idéal
collectiviste qu’on pourrait le croire vu de l’extérieur. Des millions
de rédacteurs contribuent à Wikipédia, mais c’est un nombre plus
restreint d’éditeurs (environ mille cinq cents) qui est responsable de
la majorité de l’édition. Il en va de même pour les collectifs qui
écrivent du code. Une myriade de contributions est gérée par un groupe
plus réduit de coordinateurs. Comme Mitch Kapor,
membre fondateur de la Mozilla Open Source Code Factory, le formule :
« au cœur de toutes les anarchies qui marchent, il y a un réseau à
l’ancienne ».
Ce n’est pas forcément une mauvaise chose. Certaines formes de
collectivisme tirent avantage de la hiérarchie, alors que d’autres en
souffrent. Des plateformes tels qu’Internet et Facebook, ou même la
démocratie, qui servent de substrat à la production de biens ou à la
fourniture de services, profitent de l’absence quasi totale de
hiérarchie, laquelle réduit les obstacles à l’intégration et permet la
répartition équitable des droits et responsabilités. Lorsque des acteurs
puissants émergent, la structure dans son ensemble souffre. D’un autre
côté, les organisations bâties pour créer des produits ont souvent
besoin de dirigeants forts, et de hiérarchies organisées capable de se
projeter dans l’avenir : l’un des niveaux se concentre sur les besoins
immédiats, l’autre sur les cinq années à venir.
Par le passé, il était quasi impossible de construire une
organisation qui exploitait la hiérarchie tout en maximisant le
collectivisme. Désormais, les réseaux numériques fournissent
l’infrastructure nécessaire. Le Net donne la possibilité aux
organisations concentrées sur le produit de fonctionner collectivement,
tout en empêchant la hiérarchie d’en prendre totalement le pouvoir.
L’organisation qui conçoit MySQL, une base de données Open Source, n’est
pas animée par un refus romantique de la hiérarchie, mais elle est bien
plus collectiviste qu’Oracle. De la même manière, Wikipédia n’est pas
un bastion d’égalité, mais elle est largement plus collectiviste que
l’encyclopédie Britannica. Le cœur élitiste que nous trouvons au centre
des collectifs en ligne est en fait un signe que le socialisme sans État
peut fonctionner à grande échelle.
La plupart des occidentaux, moi y compris, ont été endoctrinés par
l’idée que l’extension du pouvoir des individus réduit forcément le
pouvoir de l’État, et vice versa. Pourtant, dans la pratique, la plupart
des politiques socialisent certaines ressources et en individualisent
d’autres. Les économies de marché ont pour la plupart socialisé
l’éducation, et même les sociétés les plus socialisées autorisent une
certaine forme de propriété privée.
Plutôt que de voir le socialisme technologique comme une sorte de compromis à somme nulle
entre l’individualisme du marché libre et une autorité centralisée, on
peut le considérer comme un système d’exploitation culturel qui élève en
même temps l’individu et le groupe. Le but, largement désarticulé mais
intuitivement compréhensible, de la technologie communautaire consiste à
maximiser l’autonomie individuelle et le pouvoir de ceux qui
travaillent ensemble. Ainsi, on peut voir le socialisme numérique comme
une troisième voie rendant les vieux débats obsolètes.
Ce concept de troisième voie est également rapporté par Yochai Benkler, auteur de The Wealth of Networks (NdT : La richesse des réseaux),
qui a probablement réfléchi plus que quiconque aux politiques des
réseaux. Il affirme voir « l’émergence de la production sociale et de la
production collective comme une alternative aux systèmes propriétaires
et fermés, basés sur l’État ou le marché », notant que ces activités
« peuvent accroître la créativité, la productivité et la liberté ». Le
nouveau système d’exploitation, ce n’est ni le communisme classique et
sa planification centralisée sans propriété privée, ni le chaos absolu
du marché libre. C’est au contraire un espace de création émergeant,
dans lequel la coordination publique décentralisée peut résoudre des
problèmes et créer des richesses, là où ni le communisme ni le
capitalisme purs et durs n’en sont capables.
Les systèmes hybrides qui mélangent les mécanismes marchands et non
marchands ne sont pas nouveaux. Depuis des décennies, les chercheurs
étudient les méthodes de production décentralisées et socialisées des
coopératives du nord de l’Italie et du Pays Basque, dans lesquelles les
employés sont les propriétaires, prennent les décisions, limitent la
distribution des profits et sont indépendants du contrôle de l’État.
Mais seule l’arrivée de la collaboration à bas prix, instantanée et
omniprésente que permet Internet a rendu possible la migration du cœur
de ces idées vers de nombreux nouveaux domaines telle que l’écriture de
logiciels de pointe ou de livres de référence.
Le rêve, ce serait que cette troisième voie aille au-delà des expériences locales. Jusqu’où ? Ohloh,
une entreprise qui analyse l’industrie de l’Open Source, a établi une
liste d’environ deux cent cinquante mille personnes travaillant sur deux cent soixante-quinze mille projets. C’est à peu près la taille de General Motors
et cela représente énormément de gens travaillant gratuitement, même si
ce n’est pas à temps complet. Imaginez si tous les employés de General
Motors n’étaient pas payés, tout en continuant à produire des
automobiles !
Jusqu’à présent, les efforts les plus importants ont été ceux des projets Open Source, dont des projets comme Apache gèrent plusieurs centaines de contributeurs, environ la taille d’un village. Selon une étude récente, la version 9 de Fedora,
sortie l’année dernière, représenterait soixante mille années-homme de
travail. Nous avons ainsi la preuve que l’auto-assemblage et la
dynamique du partage peuvent gouverner un projet à l’échelle d’une ville
ou d’un village décentralisé.
Évidemment, le recensement total des participants au travail
collectif en ligne va bien au-delà. YouTube revendique quelques trois
cent cinquante millions de visiteurs mensuels. Presque dix millions
d’utilisateurs enregistrés ont contribué à Wikipédia, cent soixante
mille d’entre eux sont actifs. Plus de trente-cinq millions de personnes
ont publié et étiqueté plus de trois milliards de photos et vidéos sur
Flickr. Yahoo héberge près de huit millions de groupes sur tous les
sujets possibles et imaginables. Google en compte près de quatre
millions.
Ces chiffres ne représentent toujours pas l’équivalent d’une entière
nation. Peut-être ces projets ne deviendront-ils jamais grand public
(mais si Youtube n’est pas un phénomène grand public, qu’est-ce qui
l’est ?). Pourtant, la population qui baigne dans les médias socialisés
est indéniablement significative. Le nombre de personnes qui créent
gratuitement, partagent gratuitement et utilisent gratuitement, qui sont
membres de fermes logicielles collectives, qui travaillent sur des
projets nécessitant des décisions collectives, ou qui expérimentent les
bénéfices du socialisme décentralisé, ce nombre a atteint des millions
et progresse en permanence. Des révolutions sont nées avec bien moins
que cela.
On pourrait s’attendre à de la démagogie de la part de ceux qui
construisent une alternative au capitalisme et au corporatisme. Mais les
développeurs qui conçoivent des outils de partage ne se voient pas
eux-mêmes comme des révolutionnaires. On n’est pas en train d’organiser
de nouveaux partis politiques dans les salles de réunions, du moins pas
aux États-Unis (en Suède, le Parti Pirate s’est formé sur une plateforme
de partage, et il a remporté un piètre 0,63% des votes aux élections nationales de 2006).
En fait, les leaders du nouveau socialisme sont extrêmement pragmatiques. Une étude a été menée auprès de deux mille sept cent quatre-vingt-quatre développeurs Open Source afin d’analyser leurs motivations. La plus commune d’entre elles est « apprendre et développer de nouvelles compétences ». C’est une approche pratique. La vision académique
de cette motivation pourrait être : « si je bosse sur du code libre,
c’est surtout pour améliorer le logiciel ». En gros, la politique pour
la politique n’est pas assez tangible.
Même ceux qui restent et ne participent pas au mouvement pourraient
ne pas être politiquement insensibles à la marée montante du partage, de
la coopération, de la collaboration et du collectivisme. Pour la
première fois depuis des années, des pontes
de la télévision et des grands magazines nationaux osent prononcer le
mot tabou « socialisme », désormais reconnu comme une force qui compte
dans la politique des États-Unis. À l’évidence, la tendance à la
nationalisation de grosses portions de l’industrie, à l’établissement
d’un système de santé public et à la création d’emplois avec l’argent du
contribuable n’est pas dû en totalité au techno-socialisme. Ainsi les
dernières élections ont démontré le pouvoir d’une base décentralisée et
active sur le Web, dont le cœur bat au rythme de la collaboration
numérique. Plus nous tirons les bénéfices d’une telle collaboration,
plus nous nous ouvrons la porte à un avenir d’institutions socialistes
au gouvernement. Le système coercitif et totalitaire de la Corée du Nord
n’est plus, le futur est un modèle hybride qui s’inspire de Wikipédia
et du socialisme modéré de la Suède.
Jusqu’où ce mouvement nous rapprochera-t-il d’une société non
capitaliste, Open Source, à la productivité collaborative ? Chaque fois
cette question apparue, la réponse a été : plus près que nous le
pensons. Prenons Craigslist,
par exemple. Ce ne sont que des petites annonces classées, n’est-ce
pas ? Pourtant, ce site a démultiplié l’efficacité d’une sorte de troc
communautaire pour toucher un public régional, puis l’a amélioré en
intégrant des images et des mises à jour en temps réel, jusqu’à devenir
soudain un trésor national. Fonctionnant sans financement ni contrôle
public, connectant les citoyens entre eux sans intermédiaire, cette
place de marché essentiellement gratuite produit du bien et du lien
social avec une efficacité qui laisserait pantois n’importe quel
gouvernement ou organisation traditionnelle. Bien sûr, elle ébranle le
modèle économique des journaux, mais en même temps il devient
indiscutable que le modèle de partage est une alternative viable aux
entreprises à la recherche permanente de profits et aux institutions
civiques financées par les impôts.
Qui aurait cru que des paysans précaires pourraient obtenir et
rembourser des prêts de cent dollars accordés par de parfaits étrangers
vivant à l’autre bout du monde ? C’est ce que réussit Kiva
en fournissant des prêts de pair-à-pair. Tous les experts de santé
publique ont déclaré sous le sceau de la confidentialité que le partage,
ça convenait pour les photos, mais que personne ne partagerait son
dossier médical. Pourtant, PatientsLikeMe,
où les patients mettent en commun les résultats de leurs traitements
pour échanger et mieux prendre soin d’eux-mêmes, a montré que l’action
collective peut contredire les médecins et leurs craintes concernant la
confidentialité.
L’habitude de plus en plus répandue qui consiste à partager ce que vous pensez (Twitter), ce que vous lisez (StumbleUpon), ce que vous gagnez (Wesabe),
bref tout et n’importe quoi (le Web) est en train de prendre une place
essentielle dans notre culture. En faire de même en créant des
encyclopédies, des agences de presse, des archives vidéo, des forges
logicielles, de façon collaborative, dans des groupes rassemblant des
contributeurs du monde entier sans distinction de classe sociale, voilà
ce qui fait du socialisme politique la prochaine étape logique.
Un phénomène similaire s’est produit avec les marchés libres du
siècle dernier. Chaque jour, quelqu’un demandait : « Y a-t-il quelque
chose que les marchés ne peuvent pas faire ? ». Et on établissait ainsi
une liste de problèmes qui semblaient nécessiter une planification
rationnelle ou un mode de gouvernance paternaliste en leur appliquant
une logique de place de marché. Dans la plupart des cas, c’était la
solution du marché qui fonctionnait le mieux, et de loin. Les gains de
prospérité des décennies récentes ont été obtenus en appliquant les
recettes du marché aux problèmes sociaux.
Nous essayons aujourd’hui d’en faire de même avec la technologie
sociale collaborative, en appliquant le socialisme numérique à une liste
de souhaits toujours plus grande (jusqu’aux problèmes que le marché
libre n’a su résoudre) pour voir si cela fonctionne. Pour l’instant, les
résultats ont été impressionnants. Partout, la puissance du partage, de
la coopération, de la collaboration, de l’ouverture, de la transparence
et de la gratuité s’est montrée plus pragmatique que nous autres
capitalistes le pensions possible. À chaque nouvelle tentative, nous
découvrons que le pouvoir du nouveau socialisme est plus grand que nous
ne l’imaginions.
Nous sous-estimons la capacité de nos outils à remodeler nos esprits.
Croyions-nous réellement que nous pourrions construire de manière
collaborative et habiter des mondes virtuels à longueur de temps sans
que notre perception de la réalité en soit affectée ? La force du
socialisme en ligne s’accroît. Son dynamisme s’étend au-delà des
électrons, peut-être même jusqu’aux élections.
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