"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

12/03/2012

L' archipel pirate 2.0

Voici le texte que j'ai distribué lors de l'Anonymact.Vous pouvez le télécharger en PDF en cliquant ---> ici!


On a tous en mémoire cette image du jeune chinois face au tank sur la place Tian'anmen.Ou des photos du mur de Berlin, du premier pas de l'humanité sur la Lune. Si ces images ont façonné un imaginaire collectif, elles étaient pourtant encore porteuses d'une caractéristique du passé, elles nous étaient mise à disposition par des journaux, des gouvernements... souvent dans un but de propagande ou de marketing. Aujourd'hui, le porte-voix a changé de sens. Il ne porte plus la parole d'en haut vers le bas. L'Histoire ne reflète plus l'éclat des puissants, elle conte la vie de la multitude. Le mégaphone ne porte plus même la voix du bas vers le haut, mais horizontalement. Il est aujourd'hui possible de suivre en direct une manifestation à l'autre bout du monde, d'en partager les images sans passer par un quelconque intermédiaire plus ou moins indépendant. C'est l'émergence, non plus d'un imaginaire collectif, mais bien d'une conscience collective qui est ici à l’œuvre.


L'utilisation des réseaux sociaux comme outil de mobilisation est un bon exemple de hack réussi. Dans sons sens premier, le hack est le détournement de la fonction de l'objet qu'on nous vend. Ni Facebook, ni Twitter n'ont été créés pour fomenter les révolutions arabes, pour permettre aux indignés d'occuper le haut du pavé ou pour faciliter l'organisation d'#Op anonymes.
Pourtant, le rôle des réseaux sociaux a été déterminant et le sera à n'en pas douter de plus en plus. Le problème relève dès lors du droit d'auteur. C'est à dire qu'en nous vendant des objets, les entreprises nous vendent une fonction, un concept. Car si on veut l'appareil qui fait ce qu'on fait faire à l'objet inapproprié, il existe et si par mésaventure il n'existait pas encore, les pourvoyeurs de nos désirs se feraient un plaisir de nous en pondre un. ACTA et toutes les lois similaires à travers le globe ne sont rien d'autre qu'une surveillance du Net pour que les grandes entreprises puissent s'assurer que nous utilisions les objets dans leur "juste" fonction et que nous ne n'utilisions pas les objets qu'ils nous vendent à des fins qui pourraient aller à l'encontre de leur économie moribonde. Dans le monde réel (semences, médicaments génériques...) aussi bien que dans le monde virtuel (criminalisation du partage de l'information...).
Jusqu'à présent le hack consistait donc à détourner le concept, pas l'objet lui-même. Maintenant imaginez un monde où des imprimantes 3D seraient capables de reproduire couche à couche un objet scanné. Dès à présent, The Pirate Bay a commencé à mettre à disposition les données d'objets numérisés en 3D (1). Imaginez, à terme, la révolution que cela peut représenter en terme d'auto-organisation de la production. Imaginez comment réagiront les gouvernements et leurs lobbys si le moyen de reproduire un objet du quotidien était à portée de la main. Imaginez les problèmes de propriété intellectuel qui découleront de ces pratiques. L'un des levier de l'économie capitaliste s'en trouverait menacée comme le fait remarquer Adrian Bowyer (2). Si la satisfaction de nos besoin matériel peut s'autonomiser de « l'offre » du patronat, en organisant pourquoi pas des FabLab (3) municipaux pour les besoins communs, un peu à la manière des fours des villages du Moyen-Âge. Des lieux où chacun pourrait venir reproduire un objet mettraient à bas l'industrie. Dans le même ordre d'idée, Jeremy Rifkin (4) applique cette décentralisation de la production à l'énergie, renvoyant le centralisme nucléaire ou des énergies fossiles au statut de formes passéistes... des fossiles d'un autre âge de l'humanité. Son exemple s’appuie sur l'adaptation de nos lieux de vie à des normes écologiques où chaque immeuble doit pourvoir à ses propres besoins énergétique et, à terme, à une forme d'échange d'énergie à la manière dont nous
partageons aujourd'hui l'information.
Adapter en temps réel l'offre à la demande et non cette concurrence faussée par le fric qui domine les société depuis la première révolution industrielle. Un échange, un potlach de l'ère numérique, pair à pair. Une remise en cause de la propriété privé qui régit des biens de la communauté. La propriété c'est le vol : propriété des moyens de productions, propriété industrielle, propriété intellectuelle. Vive l'échange entre pairs, ce socialisme du XXIe siècle comme le définit Michel Bauwens (5). Ce ne sont donc plus seulement les intermédiaires de l'industrie du divertissement – ciné, musique – qui voient leur rôle remis en cause. Avec cet outil formidable d'auto-organisation qu'est l'Internet, c'est une économie qui peut naître. Une économie dans le sens noble du terme, c'est à dire non pas le gaspillage dangereux de l'ère industrielle et de la consommation de masse, l'ère de l'offre avec son flux constant de publicité pour écouler leur came dans les veines de la société. Cette ère de l’obsolescence programmée. Cette économie nouvelle sera une ère de la récupération, de la bidouille, une ère où la consommation tendra à ne plus être de masse, mais au contraire individualisé, une ère de la demande.
Ce changement de paradigme de la consommation tient son pendant dans la production, avec la possibilité de faire appel à la communauté pour travailler sur un projet. A l'image du Chaos Computer Club (6) et de son projet de lancer des satellites pirates pour accéder au réseau sans censure. A l'image aussi de Pirate Bay qui en offrant à la communauté ses scannes 3D espère bien stimuler la participation et développer le concept. A l'image de Wikipedia, qui prouve la validité d'une encyclopédie basé sur un savoir mutualisé en lieu et place d'un savoir spécialisé. A l'image dont "vivent" les logiciels libres, toujours améliorable par la communauté. A l'image du CopyLeft ou des licences Creative Commons... Des modèles où l'échange monétaire laisse la place à une satisfaction plus personnelle. Des modèles où les classes tendent à disparaître. Le prolo ne vend plus sa force de travail. Le patron ne fait plus son beurre en prélevant la différence entre la simple addition des travaux individuels et la démultiplication engendrée par l'effort collectif... privant les prolétaires du beurre qui égaie l'assiette d'épinards.
Pas facile de se reconnaître dans toutes ses images. Parfois certaines facettes semblent même incompatibles. Mais on en revient là, à cette diversité foisonnante de l'expérimentation. Internet est une communauté, le fameux village
global. Ce village s'est construit autour du partage. Mais contrairement à la vie réelle, le partage sur Internet n'est pas division, mais multiplication. Lorsqu'on offre un document à la communauté virtuelle, on n'en est pas dépossédé. Partage des connaissances. Partage du divertissement. Les jeux en réseau évidemment, le
partage de fichiers culturels. Partage de talent. Jetez un œil ou deux sur des sites de photos. Le talent n'est pas l'apanage d'une élite. L'exposition médiatique d'un travail donnait l'illusion de la rareté. Mais quand on voit certaines photo "d'amateurs", elle n'ont souvent rien à envier à celles de professionnels. Internet révèle la multitude des talents. Ce qui ne signifie en rien que par la magie du réseau chacun peut prétendre à posséder tous les talent. Non, mais le net permet l'exposition médiatique qui jusqu'alors était aux mains d'une caste – ah tiens ça me rappelle un certain Gutenberg. Encore un intermédiaire qui saute. Comme dans les Amaps ou dans les Systèmes d'échanges locaux. Comme dans la scène punk qui fut capable de créer son réseau de salles de concerts, ses fanzines... Du producteur au consommateur. C'est tout le système économique qui est à revoir. Passer à une économie de la participation, en faisant l'économie des intermédiaires. Passer "du consumérisme toxique à une économie de la contribution" comme le suggère le philosophe Bernard Stiegler (7). Une économie du Do It Yourself qui existe déjà, en petits îlots épars. Interconnectons les initiatives et une nouvelle économie pourrait apparaître... Une économie qui menace dores et déjà l'économie capitaliste. Interconnectons ces îlots et nous voyons se dessiner un archipel pirate.

Un archipel pirate car ne nous voilons pas la face, cette dénomination de pirate est à rapprocher de certaines tentatives utopiques des prolétaires des océans qui s'étaient extrait de l'esclavage de leur temps. Mais s'ils sont restés dans l'Histoire comme des pirates, c'est parce que l'Histoire a été écrite par leurs vainqueurs. Renversons l'ordre établi et nous passerons du statut de pirate à celui de résistants, de pionniers. La plupart des frères de la côte ne faisaient pas de politique au sens partisan en usage à l'âge d'or de la piraterie. Comme aujourd'hui les Anonymous ne font pas de politique. Ils défendent les droits sur l'océan numérique, créant autant de TAZ (8) sur le réseau, autant d'associations libres et éphémères nécessaires à une opération.
De la même manière, le mouvement des indignés a mis en avant sa non appartenance à la politique partisane. C'est un retour de boomerang du monde virtuel vers la vie réelle. On ne cherche pas à se mettre d'accord ici et maintenant sur les solutions qu'apportent socialistes ou libéraux, progressistes ou conservateurs... des catégories que chacun de nous peut endosser et échanger au grès des sujets abordés. Anonymous, comme les Occupy ou les internautes tunisiens remettent en cause une fois de plus l'intermédiaire : l'homme et la femme politique. On réagit ensuite au besoins spécifiques de chaque situation. Car l'internaute accède à une masse d'information qui lui permet de se saisir des problématiques de la cité, de la Res Publica sans à priori idéologique mais par la bidouille, la pratique, l'expérimentation et le partage dans un cadre horizontal et non autoritaire.
En cela, cette (r)évolution pourrait être bien plus puissante qu'une révolution partisane. Elle n'est pas le fruit du passé, elle est la graine du rhizome de demain. Cette révolution ne cherche pas à prendre le pouvoir. Elle ne cherche même pas consciemment à détruire le pouvoir. Pourtant, en élargissant la base de la pyramide sociétale, elle fera tomber le sommet. Cette révolution ne cherche pas non plus à esquiver le débat, au contraire, elle veut le créer dans des conditions démocratiques réelles. On change le système d'exploitation et les logiciels, on passe en libre. On change d'échelle. On se dirige vers une démocratie globale et décentralisée. Mais nos données personnelles sont préservées. Nous gardons nos opinions, nos favoris. Simplement, n'attendez plus d'ordres d'un chef ni l'obéissance d'employés. C'est une démocratie de citoyens anonymes qui apprennent à se connaître. Mais des anonymes qui savent qu'ils ne veulent pas qu'on touche à la liberté qu'offre internet. Une liberté où la transparence des débats, des enjeux doit être la règle, comme le site Wikileaks l'a initié au grand damne des adeptes des secrets d’États ou industriels. En cela, le rapprochement de ces derniers jours entre le site de Julian Assange et de la nébuleuse Anonymous (9) est porteur de grandes terreurs pour les puissants dans les années à venir. Les citoyens anonymes ont appris à cohabiter au-delà des apparences. Dans un monde de transparence, les apparences s'effacent devant les faits. Dans cette Do-ocracie qui s'intéresse à la couleur de peau du gars, ou de la fille avec qui on butte des aliens dans un jeu en réseau ? Qui s'intéresse à la couleur politique du blogueur de Marmiton.org ? Quelle importance ont le sexe ou les préférences sexuelles de celles et ceux avec qui on participe à une attaque en déni de service ? Internet n'est pas le monde. Pas plus qu'il n'en serait un simple outil. Il est une extension du monde réel. Ce territoire s'est construit sur certaines bases : liberté d'expression et d'accès à l'information, neutralité du réseau, décentralisation et participation. Ajoutons-y le respect de la diversité et de la vie privée.
Si Internet est une extension du monde, il n'en est donc pas déconnecté et les deux mondes interagissent. Voilà peut-être une réponse à la morosité des milieux militants ces dernières années. Une explication plausible à l'abstention, au désintérêt apparent des jeunes pour la politique. Ils redéfinissaient - à leur propre insu - La Politique. Ces gamins bidouilleurs ne se forgeaient pas seulement une Histoire commune – avec des figures et des évènements de portée mondiale – mais ils se sont construit un présent commun. Un présent où la libre association est la règle. Un présent débarrassé de frontières, un monde où de chez soi on peut partager avec le monde entier. Un lieux où il n'y a plus ni peuples ni dirigeants, mais une multitude en interconnexion. Ce qui ne signifie pas qu'il n'y ait pas de règle ou de cultures. Forums, commentaires de bas d'articles, salon de chat de jeux en réseau suivent des codes de bonnes conduites. En ce domaine aussi le réseau est moins un continent virtuel qu'un archipel numérique. Un monde, comme dirait les zapatistes, qui contiendrait tous les mondes.
La mutation due au succès récent d'Anonymous pose ainsi un problème éthique, comme on l'a vu avec l'attaque du site de l'Expresse. Anonymous ne s'attaque pas à la presse et l'a rappelé après que le site ait été mis hors service, suite à la provocation de son directeur à l'écharpe aussi rouge que la muleta d'un toréador. Les valeurs primordiales du vivre ensemble sur Internet doivent être transmises. L'absence de hiérarchie – l'anarchie - n'est pas l'absence de règles communes. Mais des règles discutées et acceptées par toutes et tous, pas des lois édictées par des intermédiaires plus ou moins démocratiques. Si on peut se mettre d'accord là-dessus, on aura franchi un cap. Après, que le débat démocratique de chaque communauté – virtuelles ou réelles – ait lieu. Chacun défendra ses positions, mais au moins le débat ne sera-t-il plus faussé.
Bien sûr, le village global possède les défauts de tous villages. Tout le monde se connaît et il est bien difficile de passer inaperçu lorsqu'on va acheter ses premières capotes dans la pharmacie où votre mère supérieure cherche l’onguent pour soigner ses varices, ou des longues OCB chez le buraliste où votre grand frère - Big Brother - achète son quotidien préféré. Mais la "petitesse" du village - Internet aboli les distances - facilite aussi les solidarités. Et si l'anonymat peut être une réponse aux inconvénients, elle n'entrave en rien la solidarité. L'anonymat n'est ici qu'un masque protégeant la vie privée, tandis que pour nos intermédiaires en sursis le masque est celui des apparences, un miroir aux alouettes. Nous, nous savons ce qui se cache derrière le masque de notre anonymat...

Si le cerveau est une interface entre l'être et l'avoir - c'est à dire entre le monde intérieur et le monde extérieur - avec Internet, le cerveau est aussi devenu l'interface être/savoir. Heureusement pour nous, les intermédiaires ne nous vendent pas (encore) nos cerveaux, il n'est pas encore interdit de le hacker, de détourner notre cerveau du droit chemin, de la fonction que nos dirigeants nous aimeraient lui voir attribuer... un réceptacle vendu à la pub. De cette bataille du net, par effet de miroir entre les facettes de nos cerveaux, dépendront les interconnexions entre l'être, l'avoir et le savoir... entre nos mondes intimes, les mondes virtuels et le monde réel. C'est aussi là que réside l'importance des batailles à venir autour de la manière dont se développera l'Internet dans les prochaines années, entre modèle marchand et modèle coopératif. Entre un réseau propriétaire et un réseau libre.
Les intermédiaires capitalistes ont fini par confondre leur image avec la réalité. Ils ont oubliés qu'ils n'ont été qu'une réponse à un moment donné de l'histoire du
développement de l'humanité. Ils ont fini par confondre l'être et l'avoir en oubliant le savoir. Face à un miroir devenu une fenêtre ouverte sur la transparence, leur masque de rigueur n'est plus que triste figure.

Bas les masques !



1 : Sur les imprimantes 3D et l'émergence d'objets « open-source », lire http://owni.fr/2010/08/20/vers-des-objets-open-source/
2 : Ingénieur, mathématicien et inventeur de la RepRap. Lire par exemple: http://owni.fr/2011/09/15/imprimer-le-reel-a-portee-de-main/
3 : Fabrication Laboratory, sorte de mini-usine collaborative. Lire par exemple : http://owni.fr/2012/02/23/fab-lab-la-pharmacopee-anti-crise/
5: Théoriciens des systèmes pair-à-pair, à l'origine de la Fondation pour les alternatives peer-to-peer. Lire l'article que Rue89 lui consacre : http://blogs.rue89.com/greensiders/2012/01/16/bauwens-le-peer-peer-est-le-socialisme-du-xxie-siecle-226170
6 : Au sujet du projet de satellites pirates lire par exemple, le billet sur mon blog : http://portapluma.blogspot.com/2012/01/satellite-pirate.html
8 : TAZ de Hakim Bey peut être consulté en ligne ici : http://www.lyber-eclat.net/lyber/taz.html
Si ces sujets vous intéresse vous pourrez trouver des réflexions intéressantes sur les sites suivants: owni.fr, reflets.info, sur framablog.org, sur le site de la Quadrature du net, le blog de Bluetouff...
Vous pouvez également chercher par vous-même, le Do It Yourself étant un bon début pour vous plonger dans ces réflexions ;-)




Photos: Anonymact, samedi 10 mars 2012 @el_portaplumas
Dessin: emprunté sur la toile

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