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Nous les enfants du Web
Piotr Czerski (translated by Marta Szreder) - 11 février 2012 - CC by-sa
(Traduction Framalang : Clochix, Goofy, Lamessen et Xavier)
(Traduction Framalang : Clochix, Goofy, Lamessen et Xavier)
Il n’existe probablement pas de mot dont on a davantage usé et abusé
dans le cirque médiatique que celui de « génération ». J’ai essayé un
jour de compter le nombre de « générations » qui ont été claironnées au
cours des dix dernières années, à commencer par la fameuse « génération
perdue» ; je pense en avoir dénombré une bonne douzaine. Elles avaient
toutes un point commun : elles n’existaient que sur le papier. La
réalité ne nous a jamais fourni le moindre signe tangible, symbolique et
inoubliable d’une expérience commune qui nous permettrait de nous
distinguer des générations précédentes. Nous l’avons attendu, mais en
fait le véritable séisme est passé inaperçu, venant avec la télé par
câble, les téléphones mobiles et surtout, l’accès à Internet. Ce n’est
qu’aujourd’hui que nous pouvons appréhender pleinement à quel point les
choses ont radicalement changé depuis les quinze dernières années.
Nous, les enfants du Web; nous qui avons grandi avec Internet et sur
Internet, nous sommes une génération qui correspond aux critères de ce
qu’est une génération subversive. Nous n’avons pas vécu une nouvelle
mode venue de la réalité, mais plutôt une métamorphose de cette réalité.
Ce qui nous unit n’est pas un contexte culturel commun et limité, mais
la conviction que le contexte est défini par ce que nous en faisons et
qu’il dépend de notre libre choix.
En écrivant cela, je suis conscient que j’abuse du pronom « nous »,
dans la mesure ou ce « nous » est variable, discontinu, nébuleux. Il
signifie alors « beaucoup d’entre nous » ou « la plupart d’entre nous ».
Quand j’écris « nous sommes » c’est pour dire que nous le sommes
souvent. Je n’emploie « nous » que pour être en mesure de parler de la
majorité d’entre nous.
Premièrement
Nous avons grandi avec Internet et sur Internet. Voilà ce qui nous rend différents.
Voilà ce qui rend la différence décisive, bien qu’étonnante selon
notre point de vue : nous ne « surfons » pas et Internet n’est pas un
« espace » ni un « espace virtuel ». Internet n’est pas pour nous une
chose extérieure à la réalité mais en fait partie intégrante : une
couche invisible mais toujours présente qui s’entrelace à notre
environnement physique, une sorte de seconde peau
Nous n’utilisons pas Internet, nous vivons sur Internet et à ses
côtés. Nous nous sommes fait des amis et des ennemis en ligne, nous
avons préparé des antisèches en ligne pour passer des examens. nous
avons prévu des soirées et des sessions de travail en ligne, nous sommes
tombés amoureux et avons rompu en ligne. Le Web n’est pas pour nous une
technologie que nous avons dû apprendre et sur laquelle nous aurions
mis la main. Le Web est un processus en constante évolution sous nos
yeux ; avec nous et grâce à nous. Les technologies voient le jour puis
deviennent obsolètes, des sites web sont élaborés, ils émergent,
s’épanouissent puis meurent, mais le Web continue, parce que nous sommes
le Web ; c’est nous, en communiquant ensemble d’une façon qui nous est
devenue naturelle, plus intense et efficace que jamais auparavant dans
l’histoire de l’espèce humaine.
Nous avons grandi avec le Web et nous pensons de façon différente. La
faculté de trouver les informations est pour nous aussi évidente que
peut l’être pour vous la faculté de trouver une gare ou un bureau de
poste dans une ville inconnue. Lorsque nous voulons savoir quelque chose
— depuis les premiers symptômes de la varicelle jusqu’aux raisons de la
hausse de notre facture d’eau, en passant par les causes du naufrage de
« l’Estonia » — nous prenons nos marques avec la confiance du
conducteur d’une voiture équipée d’un système de navigation par
satellite. Nous savons que nous allons trouver l’information dont nous
avons besoin sur de nombreux sites, nous savons comment nous y rendre,
nous savons comment évaluer leur crédibilité. Nous avons appris à
accepter qu’au lieu d’une réponse unique nous en trouvions beaucoup
d’autres, et dégager de celles-ci la plus réponse la plus probable, en
laissant de côté celles qui ne semblent pas crédibles. Nous choisissons,
nous filtrons, nous nous rappelons, et nous sommes prêts à échanger les
informations apprises contre une autre, meilleure, quand elle se
présente.
Pour nous, le Web est une sorte de disque dur externe. Nous n’avons
pas besoin de nous souvenir des détails qui ne sont pas indispensables :
dates, sommes, formules, clauses, noms de rues, définitions détaillées.
Il nous suffit d’avoir un résumé, le nécessaire pour traiter
l’information et la transmettre aux autres. Si nous avons besoin de
détails, nous pouvons les consulter en quelques secondes. De la même
façon, nous n’avons pas besoin d’être expert dans tous les domaines, car
nous savons où trouver les spécialistes de ce que nous ne connaissons
pas et en qui nous pouvons avoir confiance. Des gens qui vont partager
leur savoir avec nous non pas pour l’argent, mais en raison de cette
conviction partagée que l’information existe en mouvement, qu’elle doit
être libre, que nous bénéficions tous de l’échange d’informations.
Et ce tous les jours : pendant nos études, au travail, lors de la
résolution de problèmes quotidiens ou lorsque ça nous intéresse. Nous
connaissons la compétition et nous aimons nous y lancer, mais notre
compétition, notre désir d’être différents, sont construits sur le
savoir, dans la capacité à interpréter et à traiter l’information, et
non dans sa monopolisation.
Deuxièmement
Participer à la vie culturelle n’est pas quelque chose
d’extraordinaire pour nous : la culture globale est le socle de notre
identité, plus important pour nous définir que les traditions, les
récits historiques, le statut social, les ancêtres ou même la langue que
nous utilisons.
Dans l’océan d’évènements culturels que nous propose Internet, nous
choisissons ceux qui nous conviennent le mieux. Nous interagissons avec
eux, nous en faisons des critiques, publions ces critiques sur des
sites dédiés, qui à leur tour nous suggèrent d’autres albums, films ou
jeux que nous pourrions aimer. Nous regardons des films, séries ou
vidéos, que nous partageons avec nos proches ou des amis du monde entier
(que parfois nous ne verrons peut-être jamais dans la vie réelle).
C’est pourquoi nous avons le sentiment que notre culture devient à la
fois individuelle et globale. C’est la raison pour laquelle nous avons
besoin d’y accéder librement (NdT : le mot polonais original, swobodnego, semble bien faire référence à la liberté et non la gratuité).
Cela ne signifie pas que nous exigions que tous les produits
culturels nous soient accessibles sans frais, même si quand nous créons
quelque chose, nous avons pris l’habitude de simplement et naturellement
le diffuser. Nous comprenons que la créativité demande toujours des
efforts et de l’investissement, et ce malgré la démocratisation des
techniques de montage audio ou vidéo. Nous sommes prêts à payer, mais
les énormes commissions que les distributeurs et intermédiaires
demandent nous semblent de toute évidence exagérées. Pourquoi
devrions-nous payer pour la distribution d’une information qui peut
facilement et parfaitement être copiée sans aucune perte de qualité par
rapport à l’original qui n’est en rien altéré par l’opération ? Si nous
ne faisons que transmettre l’information, nous voulons que le prix en
soit adapté. Nous sommes prêts à payer plus, mais nous attendons en
échange une valeur ajoutée : un emballage intéressant, un gadget, une
meilleure qualité, la possibilité de regarder ici et maintenant, sans
devoir attendre que le fichier soit téléchargé. Nous pouvons faire
preuve de reconnaissance et nous voulons récompenser le créateur (depuis
que l’argent a arrêté d’être sur papier pour devenir une suite de
chiffres sur un écran, le paiement est devenu un acte d’échange
symbolique qui suppose un bénéfice des deux cotés), mais les objectifs
de vente des grandes sociétés ne nous intéressent pas pour autant. Ce
n’est pas notre faute si leur activité n’a plus de sens sous sa forme
traditionnelle, et qu’au lieu d’accepter le défi en essayant de proposer
quelque chose de plus que nous ne pouvons pas obtenir gratuitement, ils
ont décidé de défendre un modèle obsolète.
Encore une chose. Nous ne voulons pas payer pour nos souvenirs. Les
films qui nous rappellent notre enfance, la musique qui nous a
accompagnés dix ans plus tôt. Dans une mémoire mise en réseau, ce ne
sont plus que des souvenirs. Les rappeler, les échanger, les remixer,
c’est pour nous aussi naturel que pour vous les souvenirs du film Casablanca.
Nous trouvons en ligne les films que nous regardions enfants et nous
les montrons à nos propres enfants, tout comme vous nous racontiez les
histoires du Petit chaperon rouge ou de Boucle d’Or. Pouvez-vous vous
imaginer que quelqu’un vous poursuive pour cela en justice ? Nous non
plus.
Troisièmement
Nous avons l’habitude de payer automatiquement nos factures du moment
que le solde de notre compte le permet. Nous savons que pour ouvrir un
compte en banque ou changer d’opérateur téléphonique il suffit de
remplir un formulaire en ligne et signer une autorisation livrée par la
poste. Nous sommes capables d’organiser de longs voyages en Europe en à
peine 2 heures. En tant qu’administrés nous sommes de plus en plus
dérangés par les interfaces archaïques. Nous ne comprenons pas pourquoi,
pour nos impôts par exemple, nous devrions remplir plusieurs
formulaires papiers où le plus gros peut comporter plus de cent
questions. Nous ne comprenons pas pourquoi nous devons justifier d’un
domicile fixe (il est absurde de devoir en avoir un) avant de pouvoir
entreprendre d’autres démarches, comme si les administrations ne
pouvaient pas régler ces choses sans que nous devions intervenir.
Il n’y a pas trace en nous de cet humble consentement dont faisaient
preuve nos parents, convaincus que les questions administratives étaient
de la plus haute importance et qui considéraient les interactions avec
l’État comme quelque chose à respecter obséquieusement. Ce respect ancré
dans la distance entre le citoyen solitaire et la hauteur majestueuse
dans laquelle réside la classe dominante, à peine visible là-haut dans
les nuages, nous ne l’avons plus. Nous avons l’habitude d’entamer des
discussions avec n’importe qui, qu’il s’agisse d’un journaliste, maire,
professeur ou une pop star, et nous n’avons besoin d’aucun diplôme lié à
notre statut social pour cela. Le succès des interactions dépend
uniquement de savoir si le contenu de notre message sera considéré comme
important et digne d’une réponse. Et si, par la coopération, l’esprit
critique, la controverse, la défense de nos arguments, etc. nous avons
l’impression que nos opinions sur de nombreux sujets sont bonnes voire
meilleures, pourquoi ne pourrions-nous pas envisager de dialoguer
sérieusement avec nos gouvernements ?
Nous ne ressentons pas un respect religieux pour les « institutions
démocratiques » dans leur forme actuelle, nous ne croyons pas à
l’irrévocabilité de leurs rôles comme tous ceux qui considèrent que les
institutions démocratiques comme des objets de vénération qui se
construisent d’elles-mêmes et à leur propre fin. Nous n’avons pas besoin
de ces monuments. Nous avons besoin d’un système qui soit à la hauteur
de nos attentes, un système qui soit transparent, flexible et en état de
marche. Et nous avons appris que le changement est possible, que tout
système difficile à manier peut être remplacé par un plus efficace, qui
soit mieux adapté à nos besoins en offrant plus d’opportunités.
Ce qui nous importe le plus, c’est la liberté. La liberté de
s’exprimer, d’accéder à l’information et à la culture. Nous croyons
qu’Internet est devenu ce qu’il est grâce à cette liberté et nous
pensons que c’est notre devoir de défendre cette liberté. Nous devons
cela aux générations futures comme nous leur devons de protéger
l’environnement.
Peut-être que nous ne lui avons pas encore donné de nom, peut-être
que nous n’en sommes pas encore complètement conscient, mais ce que nous
voulons est une vraie et réelle démocratie. Une démocratie qui n’a
peut-être jamais été rêvée par vos journalistes.
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