"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

19/09/2022

Métaphormose - chapitre 3

 PornographyThe Cure, 1982

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C’était pourtant une toute autre rengaine qui tournait en boucle, à longueur d’ondes, se répondait en échos de plateau en plateau, ricochait de site en réseaux sociaux : la petite voix lancinante de la liberté d’expression. À l’ère de la libre parole, ils étaient de plus en plus nombreux, les politicards, à se plaindre d’être victimes de censure, accusant les médias de fermer l’antenne à leur discours de haine. Le matin à la radio, le midi sur les chaînes d’info, repris l’après-midi sur la toile et toute la soirée sur les réseaux sociaux, ils se lamentait d’être empêché de dire ce que la fantasmée majorité silencieuse pensait tout bas, ou plus sûrement ce qu’ils avaient à dire. Il était obscène de voir à longueur de débats ou d’interview, d’émissions ou de reportages, certains se répandre sur l’atteinte à leur liberté d’expression quand des millions n’avaient pas voix au chapitre, à peine droit de citer.

Notre homme avait l’impression d’entendre cette indécente complainte depuis une centaine d’années. Il l’avait entendu plus jeune de la bouche d’un borgne bedonnant et fasciste, figure de proue d’un racisme décomplexé, frère siamois de ses précurseurs. À l’époque, il était aussi seul que le vieux tonton gâteux qui vocifère ses insanités aux repas de famille. Les corps des victimes de ses prédécesseurs n’étaient pas encore suffisamment froids pour que sa voix salace ait le droit de cité. Mais, à force de provocations, qui lui valurent condamnations morales, politiques et judiciaires, il traça son sillon dans un champ sémantique encore marginalisé en jouant sur les mots. Ses outrances lui permirent de forcer la portes des médias et, même si journalistes et politiques n’hésitaient pas à le sortir sans trop de ménagement, ils devaient pour cela, ouvrir la fenêtre d’Overton. Ses provocations impudiques instillèrent son discours dans le débat publique et il y planta ses idées comme autant de graines de la haine à venir. La vieille baderne raciste, sexiste, homophobe, jouait maintenant avec les maux d’une société se consumant par excès de consommation. Prenant le relai de la course à l’échalote présidentielle, ce fut sa fille qui fit valoir sa sacro-sainte liberté d’expression, brandie tel l’étendard souillé de sa dignité bafouée. Pas un plateau, pas une chaîne, pas une émission, pas un canal où ses lieutenants, dans une débauche d’effets spécieux, ne brandissent bravachement ce flambeau immonde. Les graines germaient et bientôt viendrait le temps de la moisson.

Et ils étaient nombreux à vouloir récolter les fruits de ce patient travail de gangrène idéologique. À tel point que concurrents du même courant ou détracteurs évoluant vers le même attracteur, tous et toutes se mirent à jouer les victimes de l’autel médiatique. Ça plaisait à celles et ceux qui jamais n’avaient accès aux feux de la rampe plus que leur quart d’heure de gloire réglementaire. Les coureurs de micros s’étaient pris en pleine face la méfiance grandissante des lecteurs-auditeurs-téléspectateurs vis à vis des médias et, chacun pour sa gueule, tentait de se faire passer pour victime du système médiatique dont il vivait pourtant grassement. La haine des médias était l’interface entre beaux parleurs et sans voix. Une haine affectée à la bouche. Une haine intrinsèque à l’oreille.

La ficelle était grosse mais elle tenait les auditeurs suspendus aux gesticulations des orateurs. Dans ce jardin suspendu les prédicateurs de frayeurs tenaient le haut du pavé. Les haut-parleurs bavaient leur fiel, pissaient leur venin et le creux de la voie se noyait dans cette aigreur immonde. De cette pudibonde pornographie personne ne sortaient indemne, ni orateurs, ni auditeurs. Tous étaient corrompus par le pouvoir et l’argent qui en découlait… ou par l’argent et le pouvoir qu’il instillait. Le trou noir médiatique avalait tout ce qui se trouvaient sous l’horizon des évènements et aucune lumière ne brillait plus. Pas le moindre phare pour brailler dans le noir, à peine quelque étincelle étouffée avec célérité par leur propre singularité.

Un effet à court terme de cette défiance envers les vendeurs d’infos fut qu’elle gagna le discours de l’autorité elle-même. Le gouvernement ne pouvait évidemment pas hurler à la censure en ce qui concernait sa parole, mais il distilla le doute, prétendant être systématiquement attaqués, à chaque article un tant soit peu critique, raillant la bien-pensance de la classe journalistique. Le président lui-même, enfant de l’ère numérique, tête d’ange au regard d’acier et aux dents acérées, ne fut pas le dernier à se lancer dans cette joute sémantique. C’était pour lui naturelle : c’était sa nature profonde qui parlait et un calcul politicien réfléchi.

Sa parole devait porter la solennité de la fonction, sa voix était celle de l’autorité, son verbe faisait loi. Ses mots parlaient à toutes et tous. Et lorsqu’il s’exprimait, c’était au nom du peuple tout entier. Il parlait pour tous, pour toutes, dans tous les sens du terme. Le président voulait sa parole précieuse et à l’ère des flux continus, elle devait donc revêtir une certaine rareté. À côté de ses propos présidentiels, il développa une langue qui se voulait plus « populaire ». Il prenait alors l’accent du sens commun pour distiller son mépris de classe. Il basa la com’ de l’homme dans l’habit de président sur ce qui avait si bien fonctionné en campagne : des apartés piquantes, censées emprunter à la langue de la plèbe son bon sens et sa forme directe. Il s’y vautrait comme dans le vice et le cynisme. Mais sous les mots familiers se cachaient toujours la même pensée : celle qui fait de celles et ceux qui ne réussissent pas des feignants, des sans costards, des hommes et des femmes qui n’ont pas le sens de l’effort, incapables de traverser la rue pour trouver un travail, des réfractaires, des illettréesà l’opposé des mots élogieux employés par le président lorsqu’il ventait les dirigeants, ceux qui entre eux prennent et s’accaparent les richesses. Oh, ce n’était pas inédit, d’autres avant lui avaient dégainé le karcher face au bruit et l’odeur, fait des moulinets avec les poings escorté de gros bras, crié « cass-toi pauv’ con » à un sans-dents. Le président actuel avait même osé, sous bonne escorte, un « qu’ils viennent me chercher » à l’adresse d’une foule de mécontents.

Or, ce que les mots du président dévoilaient, c’était la bêtise crasse de sa classe et une méconnaissance du peuple, reconnues uniquement à travers des clichés éculés. C’était l’humour oppressant de sa caste, débarrassé de ses habits classes et qui avait revêtu de vulgaires frusques. Qu’il usa d’un ton de confidence, ou chargés d’ironie, ses propos apparaissaient toujours méprisants. Il était incompris ou délibérément mal compris. Il ne comprenait pas et hurlait au complot de l’opposition ou de puissances étrangères. Les journalistes, l’opposition, cherchaient forcément la petite bête à tous ses tics de langage. Il ne pouvait en être autrement. Les médias – qui avait largement contribuer à son élection – devinrent sa bête noire.

Le président ne pouvait crier à la censure, c’eut été incongru. Il préféra tirer la corde des « fake news ». Il lui semblait que la presse ferait un parfait bouc-émissaire en lui permettant de joindre sa voix à celle d’un peuple irrité par une presse engoncée dans une culture commune et bourgeoise. Oh, certes, leurs manières de voir le monde pouvait diverger, mais le point de vue - la ligne éditoriale, véritable ligne de fuite en avant commerciale - demeurait le même. Si tous ne regardaient pas les mêmes facettes du monde, tous voyaient par le biais des mêmes perspectives. Celles d’hommes, de quelques femmes, de pouvoir et de contre-pouvoir institutionnels. Le petit théâtre des cruautés de celles et ceux qui se mettaient en scène, aux fenêtres de tous les écrans. Et le président était le leader de ces dealers d’opinions, de promesses, flatteries dont ils vivaient, ça coule de source, aux dépends de celles et ceux qui écoutent.

Le président savait que ce qu’il reprochait à la presse était tout autre. Ce n’était évidemment pas sa servilité vis à vis des puissants, mais plutôt cette fâcheuse tendance qu’avaient encore quelques journalistes connus et reconnus à chercher des noises à quelque strart’uper disruptif, capitaine d’industrie installé, à quelque fleuron national de l’innovation, et même, ça va sans dire, à quelque politicien pris en flagrant délire. L’attaque sous l’angle des fake news lui permit même de compléter de façon inattendu la loi de protection du secret des affaires, passée peu de temps auparavant et qui réduisait les possibilités d’enquêter sur les multinationales de ses amis. Le président se frottait les mains de l’habileté avec laquelle il avait réussi, une fois de plus, à donner l’impression d’être auprès de son peuple, tout en en faisant retomber les bénéfices sur la caste qui l’avait assis sur le trône. Mais il dû vite déchanter. Contrairement à ses attentes, le peuple ne prit pas sa loi anti-fake-news comme une critique des médias, mais plutôt pour un rappel immoral à l’ordre économique des patrons de presse. Il faut dire qu’il avait, une fois de plus, lancé tel une locomotive folle, dans un discours devant mettre l’accent sur les responsabilités des patrons, l’une de ses petites phrases assassines qui faisaient dérailler la sérénité de son équipe de com’. Il inaugurait alors un nouvel incubateur de start-uppers, parlant sans notes, aux entrepreneurs au milieu de la presse, dans un ancien dépôt ferroviaire, il lâcha sans sourciller : « Une gare, c’est un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien. Parce que c’est un lieu où on passe. Parce que c’est un lieu qu’on partage ».

Le président n’avait pas compris pourquoi cela avait tant choqué. Il était décidément un incompris. D’autres avant lui avait parlé de ceux qui ne sont rien. Même L’Internationale exhorte : « Nous qui n'étions rien, soyons tout ». Alors, quand son équipe de com’ lui expliqua qu’il aurait dû dire « les gens qui n’ont rien », le président les envoya chier. Sans doute avaient-ils raison sur la forme, mais au fond, ça ne changeait rien. Ça prouvait juste que ce n’étaient pas les mots mais bien sa personne qui était attaqué. Des gens qui n’ont rien, des gens qui ne sont rien, pour lui c’était limpide, c’était la même chose. Quand on a rien, on est rien. Pour être, il faut avoir. On est ce qu’on possède. Nos biens sont notre bien être. Il en va ainsi depuis l’origine du monde. C’est une vérité ! Pourquoi donc ces fichus pouilleux, ces pouilleuses fichues, s’offusqueraient-elles qu’on nia leur existence ? Comment pourraient-elles se satisfaire d’exister sans posséder ? Les êtres, les objets que l’on possède finissent par nous posséder, semblait lui répondre une rumeur de la foule. Il éclata d’un rire étouffé par une certaine gêne. Comment des objets pourraient-ils être ses maîtres ? Comment sa voiture, sa maison, toutes ses possessions pourraient-elles le posséder ? Par quel miracle sémantique ce changement de sens pouvait-il bien opéré ? À force de dépouiller les mots de leur sens, le langage même perdait son intérêt. Si les mots ne veulent plus rien dire alors on peut leur faire dire n’importe quoi. Le président était incapable d’entendre ça, de comprendre ça.

Notre homme se rappelait le jour étrange où il avait entendu la sentence présidentielle à la radio. Il se souvenait l’écœurement ressenti à l’écoute de cette opposition entre ceux qui ont tout et ceux qui ne sont rien. Il y pensait parfois, souvent, tant et tant, jusqu’à dé-penser, tournant et retournant la petite phrase du grand homme, la grande phrase du petit homme. La disséquant, l’autopsiant,la dépeçant. C’était encore et toujours cette dichotomie entre les premiers de cordée et les premiers de corvée. La maladresse du président était presque drôle à force d’être naïve. On sentait bien au ton – que le président aurait voulu chaleureux mais qui sonnait froid comme un hall de gare - de sa harangue que le président – au-delà de l’aréopage présent – voulait parler à son peuple. Une façon de mettre en scène l’adresse aux bons bourges de se préoccuper des pauvres bougres. Mais la pensée profonde du président refaisait surface à travers ses mots improvisés. Les gens qui ne sont rien. Notre homme repensa à la phrase d’Albert Camus : « Toute forme de mépris, si elle intervient en politique, prépare ou instaure le fascisme ». Puis il prit la tangente dans les mélodies les plus crues des Cure. « Give me your eyes, that I might see the blind man kissing my hands. », susurra-t-il, emporté par la musique vers des rivages dont le sable scella ses paupières.

16/09/2022

Métaphormose - chapitre 2

 MUSIC FOR THE MASSESDepeche Mode, 1987

 

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Lorsque notre homme retourna chez lui, dans l’ancien monde, ce monde que l’on dit premier se transformait sous ses yeux. Piiiiim… Graduellement. Pfffff... D’abord une impression. Piiiiiiim… Vague. Pfffff... Comme le soupir pneumatique de la mécanique d’un manège à sensations. Piiiimmmm… pffff ! Chacune de ces respiration provoquant cris d’effrois ou d’orfraie. Rire franc ou gras bilieux. Pimpf ! Mais aucun silence. Ni contraint, ni contrit. La parole est d’or, le silence de mort.

La sensation diffuse que personne ne s’écoutait plus, que plus personne ne se parlait, gagnait notre homme. Les ondes, comme les rues, les sites comme les places, ne bruissaient plus que de commentaires ; ces longs monologues autocentrés, discours lénifiants, terrifiants, que chacun se tient à lui-même, essayant avec plus ou moins de talent de se convaincre de l’importance qu’ils se donne. Chacun espérant que sa petite phrase sortirait de son contexte, deviendrait the things you say. Il faut du punch on line ! Des Punchlines ! Alors comment taire ? Comment se taire quand ce qu’on dit permet d’avoir et tenir ses followers, courtisans des temps virtuels. La seule question qui vaille est de savoir qui enrôlerait dans son armée d’amis le plus grand nombre de followers, le plus de zouzes, de plus ou moins gentils virus, ou de colibris aux hauts faits d’une geste ridicule.

Pour ne pas disparaître, la radio devait (selon les décideurs) devenir (selon les marketeurs) un nœud de la toile. Pas que la radio. Tous les médias s’y mettaient. Journaux, télés. La radio se télévisait et ses voix, ces voix qui avaient porté notre homme dans sa jeunesse, cette voix filmée se devait d’avoir de la gueule. Ce qui distinguait le site de RadioFrance de celui de FranceTélévision ce n’était que la proportion de leur métier de base. Mais tous donnaient à lire, à entendre et à voir.

La radio désertait ondes et antennes pour le net. Et l’internet, celui des début, celui qui avait un temps pu proclamer d’un manifeste son indépendance, avait été privatisé. Dorénavant régnaient de belles et grandes gueules qui débitaient à vitesse grand V de l’infotainment à flots continus pour alimenter l’autoroute du buzz. Bruit de fond de la société de l’information. Il n’y avait de message que publicitaire. On ne s’adressait plus aux auditeurs, plus même à des catégories : ménagères de moins de 50 ans, CSP+. L’audience était la voie. L’audimat la cible. Animateurs, présentateurs, commentateurs, éditorialistes, spécialistes et analystes, la longue liste des invités généralistes, réalistes et sensationnalistes ne s’adressaient qu’à la masse informe qu’ils n’avaient même plus la prétention d’informer mais simplement de former. Il ne s’adressaient qu’à l’auditoire ou à leurs pairs, franchissant les limites de l’indicible, non pour s’en échapper mais pour s’y réfugier et y briller le temps d’un éclair ou faisant long feu au firmament des voix qui comptent des milliers de vues. Seul moyen d’être entendu de leur n+1. Et il en fallait des orateurs pour tous ces hauts-parleurs. Il fallait bien sûr une audience pour tous ces beaux-parleurs. Bien évidemment, quand on ne parle pour personne en particulier, on se parle à soi-même et on finit par s’écouter parler pour ne rien dire. Peu importe ce qui se disait, ce qui permettait de donner voix au chapitre aux pires impensés, il fallait que quelque chose soit dit. Pour alimenter l’océan médiatique à flots continus. Une belle bouche se fiche d’être écoutée attentivement, elle n’a besoin que d’être entendue distraitement pour gonfler la courbe de son audimat. De toute façon les grandes gueules n’écoutent rien ni personne et n’entendent que leur propre voix intérieure… la voix de leur maître.

Notre homme, en passionné radiophonique en était attristé mais il lui fallait l’admettre : la radio avait changé ! De sacré dans le passé, cette boîte à secrets - murmurés ou hurlés – transistor auquel il collait l’oreille le soir tard dans la pénombre de sa tanière adolescente, il ne restait rien. Nada. Nothing. Notre homme se souvenait avec nostalgie de toute l’énergie qu’ils mettaient avec ses potes à faire n’importe quoi pour ne pas plaire à n’importe qui. Leurs émissions – celles qu’ils écoutaient comme celles qu’ils diffusaient – n’étaient pas calibrées pour toutes les oreilles. Aujourd’hui notre homme avait la sensation qu’il pouvait allumer n’importe quelle station à n’importe quel moment de la journée il tomberait sur une émission faite à la démesure des masses.

D’affluence en influence, les mass-média avaient transformé les auditeurs en audimat. Les masses n’avaient jamais été la voie de la libération, elle n’étaient qu’un moyen pour qui savait les manipuler, un outil pour frapper ce qui dépasse. Les masses, qu’elles soient populaire ou ouvrière, n’émancipent pas l’individu, elles le fabriquent à la chaîne. La foule crée l’illusion de l’étendue des envies mais contraint à un désir commun. Chacun sa version, à chacun ses options. La masse n’a pas de forme, pas de sens mais des milliers de nuances. Elle est meuble, c’est une bonne pâte à modeler. Une Lolita, quinceañera dont la tête tourne, roule, tourneboule jusqu’à la perdre. Le peuple a besoin de l’amour étrange d’un leader lui susurrant I want you now. La masse, c’est ce mec un peu perdu, un peu chéper, qui n’a d’yeux que pour son dieu vivant, son pote behind the wheel, son meilleur ami, celui avec qui partir en virée, en vrille ou en couille. La masse est l’asthmatique bouche bée devant le charisme du chef de bande, le fan devant le chanteur du boys band, le nain devant le gérant géant du boys club.

N’écoutant que leur intérêt en général, les grandes gueules de la radio roulaient des pelles ou distribuaient des râteaux à l’antenne. Ils n’étaient pas là pour laisser l’autre s’exprimer mais pour mettre leurs propres voix en valeur aux côté d’untel, de hausser le ton face à telle autre, de poser leurs mots comme du miel sur la tartine patronale, de jouer les roquets mâchoire fermée sur le tibia d’un syndicaliste refusant de condamner la violence exercée par ses camarades sur quelque bien matériel. Les rois de l’audimat faisaient la pluie et le beau temps. Ils tiraient ce qui devait être su de ce qui devait être tu. Ils faisaient l’agenda qui faisait et défaisait l’opinion publique. Tous les matins les mêmes voix de petits et grands leaders, en boucle, à la chaîne, encore et encore. À longueur d’ondes ce tout à l’ego rejetait toute pensée vers l’usine de traitement des mots usés qu’était devenue aux yeux de notre homme, la radio. Le seul sens qu’il trouvait à tout cela, était un sens giratoire, tournant et tourné sur lui-même… Aux cercles et à leur diamètre notre homme préférait les dessins des coquilles des escargots zapatistes, ceux des sillons serrés d’un vinyle. La spirale ! Elle qui, lorsqu’on la parcourt, fait avancer, lentement, mais sans jamais marcher dans ses propres pas, qui n’oublie pas de nous faire faire le tour de la question, sans jamais tourner en rond. Une mélodie. Une chanson. Tout un album. Une ritournelle entêtante implorant : « Ne me laisse plus jamais tomber. »

13/09/2022

Métaphormose - chapitre 1

 

ANOTHER MUSIC IN A DIFFERENT KITCHENBuzzcocks, 1978

 

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Il était une fois un homme de radio. Oh, pas un professionnel, juste un parmi les animateurs et les animatrices d’une radio associative. Il aimait ça, la radio. Et cet amour était d’autant plus fort qu’il avait été tardif. En effet, notre homme était un enfant de la télé et pour lui la radio ressemblait à sa vieille grand-mère, posée dans le coin de la cuisine tandis que la vie s’agite autour d’elle sans même lui prêter l’oreille. Mais s’il n’avait alors encore d’yeux que pour sieur téléviseur, la musique frappa bien vite à ses tympans. Et la musique, pour en découvrir, il comptait sur les copains, bien sûr, et sur quelques émissions de radio qui vous débouchaient les esgourdes.

C’était toujours du bouche à oreille, la même vieille recette. « T’as écouté le nouvel album des Cure !? », « T’as le dernier live pirate de Joy Division ? », « Ouah, tu m’as déchiré avec le skeud de Siouxsie ! ». Les k7, les LP passaient de mains en mains, de platine en platine. Un disque acheté servait de pitance à toute la bande. On était plus glouton que gourmet. On dévorait frénétiquement tout ce qui sortait… et qui était à notre goût. On enregistrait des émissions, les Black sessions comme nos cousins et cousines de la rétive Albion avaient enregistré les session de John Peel. On copiait, on compilait compulsivement. Lui, il allait jusqu’à faire ses propres pochettes pour ses k7, collage de figures du rock, de slogans punk, d’image de fête et de lutte.

Enfants du rock, ses grands-frères portaient la crête et crachait leur révolte électrique à coups de riffs nihilistes. Lui portait déjà le spleen du post-punk comme la croix à planter sur la tombe de ce siècle de massacres industriels et d’utopies en poudres. On était passé du rageur slogan « Do it yourself » au désabusé « Get on our own ».

À force d’écouter, lui aussi voulu donner de la voix - « J’en ai envie » - mais le chant, visiblement, n’était pas sa voie ! Il avait beau user ses griffes sauvages sur sa guitare il n’en sortait que des riffs sans rage. Il lui fallait s’éloigner de la pulsation de la musique, il n’avait pas le bon tempo. Par contre il savait faire rimer les maux sous la plume. Ces mots toutefois ne dansaient pas. Oh, ils ne tombaient pas à plat… au contraire, ils dressaient le poing, les points même : celui-ci qui s’exclame, celui-là qui interroge. Celui qui ancre la virgule virevoltante. Les doubles et même ceux que l’on met sur les i. Les trois petits qui font marcher la phrase sur la pointe des pieds jusqu’à la lier au point au final.

Il savait ce qu’il voulait faire de ces pages qu’il noircissait à mots couverts : les crier à micro ouvert. À 16 ans, il passa enfin de l’autre côté du mur du son, il devenait une voix relayée par les ondes jusqu’à des milliers d’auditeurs, plus ou moins attentifs. Ce fut une libération pour notre homme.

Il commença par des chroniques acerbes et bouffonnes sur l’actualité de la ville dans une émission foutraque animée par trois étudiants anars de la fac de socio. Il fit sa tambouille et apprit rapidement les ficelles du métier, d’autant plus que tout se faisait avec trois bouts de câble, quelques micros, une console de mix, une platine pour les vinyles et une bonne dose de passion qui ne compte pas son temps. Il fit la technique sur plusieurs émissions nocturnes, se fit une place dans une émission sur le ciné et moins d’un an plus tard, en toute autonomie, il lançait sur les ondes « Un skeud dans les oreilles », émission qui en une heure refaisait les 33 tours d’un disque, tirant des sillons les dessous de l’album. Anecdotes, influences, interview, le groupe, son histoire… il gravait la musique dans la plastique de son contexte historique. Et pour ça il invitait toute une bande de potes, plus complètement étudiants mais pas encore tout à fait profs, à disserter et refaire le monde. Une révolution sur vinyle en un tour de cadran. Le disque ainsi disséqué ne venait pas forcément de sortir, ce n’était pas une promotion au sens strict du terme. Un fait d’actualité, un souvenir pouvait décider d’exhumer une pépite punk inconnue, de dépoussiérer un classique du rock, ou de laisser sans réponse les auditeurs à l’écoute d’un tube gothique. Un skeud dans les oreilles, comme une tarte dans ta gueule, comme un pavé dans la marre, un poil dans la main, une couille dans le potage ou un cri dans la nuit.

Mais les ondes une fois libérées par l’État furent vite libéralisées par les médias privées. Les radios pirates, qui avaient si bien su résister au pouvoir des flics, durent déposer les armes face à la puissance du fric. C’était le revers du disque. Notre homme redevint un auditeur anonyme. Il ne lui restait plus que des souvenirs tournant autour de cette période de sa vie. « Je m’en fous », se dit-il et il en profita pour tracer son sillon sous d’autres latitudes. Au terme de ce voyage, il posa ses valises au Mexique. Il se prit dans sa trame comme une mouche dans une toile d’araignée. Il y avait tant de fils à tirer, qui chacun ouvrait sur une réalité différente de ce pays invraisemblable. Il ne fallut pas longtemps pour que la radio le rappelle à elle. C’était sa pile d’amour, sa façon à lui de recharger ses batteries. Il reprit sa fiction romance radiophonique et posa sa voix là où il l’avait laissé, sur une plage musicale. Mais lorsqu’il partit prêter l’oreille aux radios communautaires au Chiapas et au Guerrero, il en resta sans voix. Tout comme quiconque peut librement respirer l’air autour de lui, tous et toutes pouvaient lancer leurs mots sur le fleuve radiophonique. À certains horaires, très approximatifs, des émissions plus structurées étaient diffusées, mais le reste du temps la radio était une sorte de téléphone collectif, le lieu de discussion entre communautés.

Il vit ainsi un jour un jeune garçon arrivait au village sur son mulet. Il se dirigea vers la station de radio et remis un paquet à l’un des animateurs qu’il semblait connaître. Dans ce petit paquet il y avait une k7 sur laquelle une femme avait de sa voix gravé un message d’amour pour son fils parti à Gringolandia et dont elle n’avait pas de nouvelles depuis plus d’un an. La radio allait servir de relai, comme le garçon au mulet. Diffusé à l’antenne, le message de cette femme serait craché sur des haut-parleurs dans d’autres communautés. De là, un cousin, une amie, un frère, une tante, téléphonera le message jusqu’à ce qu’une main, quelque part, lance le message, bouteille numérique, à la grande mer du net. Parfois le message dérivait encore d’îlot en archipel, d’archipel en presqu’île, de presqu’île aux cinq grands continents : Google, Apple, Facebook, Amazone, Microsoft. De là, avec ou sans adresse, le message trouvera son destinataire, foi de Gafam.

Notre homme était fasciné par l’usage que faisaient ces peuples de la radio. Elle était le maillon d’une chaîne de communication où se retrouvaient toutes les strates technologiques quand dans le monde dit civilisé seule la couche superficielle comptait. Une couche qui se renouvelait très vite. Mais pour les communautés, ici au Chiapas, le monde ne fonctionne pas ainsi. Le temps n’est pas linéaire, mais circulaire. Telles des roues crantées, de tailles différentes, enchâssées les une dans les autres, s’entraînant dans une course aux courbes complexes et enlacées. Une mécanique de précisions qui délivrait une date en combinant les crans alignés des différentes roues. Notre homme eut l’impression en partageant quelques mois avec ces hommes, ces femmes, ces enfants que le monde d’où il venait, lui, devait se trouver sur la plus petite des roues, même plus celle des jours, le temps était venu des millisecondes. L’image d’un hamster qui tourne à l’intérieur de sa roue minuscule et qui s’enivre de sa prodigieuse sensation de vitesse… sans jamais avancer. Mais l’horizon du rouage n’est autre que le tapis qu’il fait rouler et sur lequel progressent encore et encore – sans efforts - les dominants. Notre homme, lui, fredonnait cet air frais et punk : I hate fast cars !

21/07/2022

Les hackers maudits

En dépoussiérant de vieux dossiers sur mon ordi, je suis tombé sur cette nouvelle, écrite il y a quelques années et que je n'avais jamais rendu publique. Je la partage donc avec vous, très légèrement remise au goût du jour (un peu d'écriture inclusive ne fait pas de mâle dans ce genre de cas ;) ) mais en gardant la trame maladroite et les accents d'un cyberpunk un peu vieilli.

 Et d'ici quelques jours je mettrai ici un autre texte, plus récent... à suivre.

 


 

 

Maudits hackers

 

Depuis le dernier étage de l’arcologie Est de Paris, Shelley embrassait toute la ville de son regard gris carnassier. D’un claquement de doigts elle éteignit la baie-vitrée sur laquelle apparurent un à un les motifs néo-rétro de son artiste d’avant-garde préféré et préprogrammé. Le psychédélisme électro-vintage s’étalait, irisait en ombelles sur les vastes panneaux qui, il y a un instant encore, lui donnaient à voir l’étendue de son pouvoir. Elle détestait voir le jour poindre. Shelley de BioNike alla s’asseoir derrière son vaste bureau. Le fauteuil en sky s’ajusta automatiquement aux courbes encore gracieuse de la sexagénaire. Elle leva le petit doigt et un écran virtuel apparut, comme éclot du marbre de son pupitre. Elle l’étira afin de lui donner une taille convenable pour ses yeux fatigués. D’un mouvement de pensée elle se rendit sur son site personnel. La voix de PIA, son IA personnelle, l’accueillit. D’une nouvelle connexion neuronale Shelley ouvrit sa boîte de conversation. Mais le message qu’elle attendait n’était pas arrivé. Elle referma violemment l’écrin de ses missives privées et d’un ordre mental congédia sa servante électronique, tout en lui demandant de la prévenir immédiatement si un nouvel appel entrait. Elle se plongea dans l’un des dossiers qui encombrait l’espace virtuel de son bureau. L’une des petites entreprises qui composaient le consortium qu’elle dirigeait faisait l’objet d’une OPA hostile de la part de la firme qui gérait la cité moscovite. Elle lisait et relisait sans parvenir à se concentrer, revenant sans cesses sur les mêmes lignes, butant sur les mêmes mots. Elle referma le dossier et d’un geste souple du poignet fit s’évaporer la fenêtre ouverte sur le monde virtuel. Shelley appuya sur un bouton du siège et son train de roulage s’escamota. Sa chaire perdit un peu de hauteur dans un chuintement pneumatique avant de se stabiliser. La PDG de Paris imprima sur la carte du fauteuil en sustentation le chemin de son laboratoire et celui-ci l’y mena dans un soupir dénué de tout romantisme.


Shelley regardait la poupée inanimée, étendue sur la table d’opération. Une petite fille d’une dizaine d’année, crâne rasé, visage lisse, yeux clos par la fatigue d’une vie suspendue aux lèvres cousues par la maladie, des tubes qui alimentent, remplacent les fonctions vitales vidées de leurs substances. Et les « bip ! bip ! » des machines qui respirent. Les aspirations d’un être qui ne demande qu’à expirer. Des courbes qui dessinent les montagnes russes que la mère parcourait des yeux. Quelques larmes glissaient sur les joues liftées de Shelley. « Ne t’inquiètes pas ma chérie... Dans quelques jours, ta maman te redonnera la vie. »

« Shelley... Une vidéo-com sur votre première ligne. » Un « qui » lui traversa l’esprit et Pia incrusta sur sa lentille baignée de larmes les traits secs du médecin-chef de la section expérimentale de la clinique BioNike. Shelley essuya sa peine d’un revers de manche, sortit du labo et prit l’appel.

« C’est maintenant que vous appelez ? Ça fait des heures que j’attends ! J’espère au moins que vous avez de bonnes nouvelles pour moi, parce que sinon... »

« On a réussi ! »

« Comment ? »

« On a réussi ! On a téléchargé de manière satisfaisante l’esprit d’un être humain ! »

« Vous... Vous êtes sûr ? »

« Oui Madame.  Bien entendu, nous devons encore effectuer des tests. Nous devons analyser l’évolution sur le long terme... Mais on a une version stable de la personnalité ! Un transfert réussi du monde biologique à l’e-World. Je... »

« Merci Victor. Je vous rappelle plus tard. Pour l’instant ne divulguez l’information à personne. Je me charge d’informer le monde de notre grande réussite. »

La PDG de Paris-Cité-Bulle n’était plus que Shelley, la mère de sa petite Marie. Sa petite sauterelle. Son ange blond plongée dans un coma artificiel depuis presque cinq ans. La femme perdit la dignité de sa fonction, fondit en larmes, des larmes de joie cette fois et couru jusqu’au Labo. La porte s’ouvrit en identifiant sa pupille trempée. Shelley s’effondra sur le corps immobile de Marie. Elle pleurait et ses larmes imprégnaient le pyjama immaculé de sa chère fille. Elle se releva et prit le visage de Marie entre ses mains. Les larmes s’estompèrent et le temps d’un sourire une éclaircie inonda la pièce de sa douce chaleur. La peau de Marie se colora d’un joli ton ocre.

« Ça y est mon ange... Maman a réussi. Je vais bientôt pouvoir te serrer dans mes bras... On va se retrouver mon cœur. » Les larmes la submergèrent à nouveau. Elle était prise de hoquet, les mots ne pouvaient plus sortir, mais un bonheur qu’elle n’avait plus connu depuis des années irradiait de tout son être.


*


Le soleil était sur le point de se lever... c’est en tous cas ce que distillait la radio d’info continue dans la petite pièce qui servait de chambre-cuisine-salle à manger à la famille. Le père n’était déjà plus là, parti comme chaque jour hanter les chantiers du Paris de ce milieu du XXIe siècle... Paris que le consortium propriétaire mettait sous cloche. Paris-Cité-Bulle. Une protection contre la pollution de l'atmosphère. La nouvelle cage invisible de l'humanité. La mère goûtait à ces quelques instants de délices pendant lesquels elle n’avait plus de mari et pas encore d’enfants. L’aspirateur à la main, elle se regarda dans le reflet du miroir et ne vit pas ses yeux tristes pendre lamentablement sur ses joues creusées. Elle se voyait sans âge, l’iris ouverte sur les beautés de l’avenir et la peau fraîche des matins enfantins.

Son fils avait allumé sa console et commencerait d’ici un petit quart d’heure ses cours de schizophrénie appliquée aux mondes virtuels. Il terminait en toute hâte sa ration alimentaire matinale et les exercices pratiques sur lesquels il s’était endormi la veille au soir. Sa mère l'entendait psalmodier en boucle les slogans de son PsycoCoach « Je ne suis pas mon avatar », « Mon corps n’est pas un corps de données... Mon corps n’est qu’un prêt. » Il s’était enfermé à double tour, clef codée en hélice enroulée sur elle-même, dans sa chambre. Mais quelques minutes plus tard, il décodait sa porte et criait : « Maman ! Y’a plus d’flux ! » La mère sursauta. L’image du temps révolu se brisa sur son reflet et lui apparurent toutes les cruautés du temps présent. Ses yeux étaient lavés de toute passion par une vie déjà trop longue de 40 ans. Les marques bleues-mauves des coups de foudre de son mari violaient la pâleur cendrée de son visage islandais. « Mmmmmh... Je mets la pompe en route. Bouge pas, mon grand. » Elle dirigea ses pas lents vers la porte d’entrée, ouvrit le petit boîtier situé à gauche, repositionna l’interrupteur sur « ON » après avoir glissé sa carte de paiement et l’empreinte de sa main droite pour redonner du crédit à la famille. Le ronronnement de la pompe à fric se fit entendre. Quelques secondes et monta du filtre de la porte de son fils un « merci » emprunt d’une reconnaissance vocale dans laquelle la mère ne le reconnaissait plus. Elle songea à sa fille qui, elle, pouvait réussir. Sortir de la routine et prendre l’itinéraire des hautes sphères. Elle s’apprêtait à participer à la toute première édition de la PT Academy. Sa fille, ce bout de chaire qu’elle avait porté 9 mois avait été sélectionnée et serait, peut-être, la première Prêtresse Technologique associée à BHL, l’intelligence artificielle parisienne. Selon les prévisions des spécialistes dans quelques jours, quelques semaines tout au plus, la Singularité Technologique devrait se manifester et donner à BHL le surplus d'âme qui lui manquait encore. Tous les citoyens attendaient cet évènement avec une impatience croissante. La Singularité serait le début d’une nouvelle révolution... de la prochaine évolution.


*


Dans l’espace sans temps de l’e-World des millions, des milliards d’avatars rejouaient à chaque minute le grand acte de la vie réelle. Dans cette modélisation du monde tout n’était que caricature… les détails se payaient chers et l’inutile n’avait pas sa place.

Iels étaient là tous les cinq quand Arthur se matérialisa dans leur repère, sorte de salon privé installé dans les recoins oubliés de quelques jeux en lignes. Ça ressemblait à un squat, une fabrique désaffectée... L’usine à rêve de leur réalité virtuelle où ils promenaient leurs avatars nonchalants. Arthur, Charles, Isidore, Antonin, Edgar et Paul... Derrières ses prénoms se cachaient les membres des hackers maudits, un groupe de pirates qui depuis de longs mois s’attelaient à démonter le mythe à naître de la Singularité technologique. Iels ne croyaient pas et ne voyaient dans cet espoir qui tenait le peuple qu’un nouvel opium. Chacun des six noms avait pris pour cible l’un des six nouveaux empires de l’ère virtuelle... Paris, Moscou, Berlin, New-York, Pékin et Mexico. Les six premières cités-bulles, celles qui avaient contrôlé la réaction en chaîne et avait mis sous la cloche de la privatisation les grandes villes de la planète.

Les six geeks ne s’étaient jamais vu... mais iels se connaissaient pourtant tel des adelphes, se côtoyant quotidiennement à travers le miroir virtuel aux alouettes. Iels auraient pu dire ce que chacun.e aimait mieux que leurs propres parents ; énumérer les aspirations des autres ; découvrir chacune de leurs pensées les plus intimes ; commander pour l’autre la pizza garnie de ses ingrédients préférés... mais iels auraient tout aussi bien pu se croiser dans la rue sans se reconnaître. Ensemble iels avaient sillonné le monde entier sans bouger leurs fesses de leurs écrans. Iels s’étaient même serrés dans leurs bras haptiques, avaient échangé des milliers de fichiers visuels, sonores... avaient goûté ensemble aux saveurs des cinq continents grâce aux imprimantes sensitives. Certains, certaines, iels n’avaient sur ce point aucune certitude, avaient expérimenté en duo, trio et même en groupe le sexe virtuel. Iels se connaissaient très bien au fond, mais n’avaient aucune idée des formes des autres.

Soudain Edgar fit apparaître, en quelques lignes de codes, un gros chat noir qui vint frôler chacun des cinq hackers en même temps. « Je crois que j’ai pécho kekchose ! V'nez voir ça... » Le chat disparut dans un ronronnement binaire et les cinq avatars, sortes de poulpes multiformes, se redressèrent, leurs couleurs passèrent du bleu-ennui au mauve-curiosité. Iels nagèrent dans l’espace virtuel qui les séparait. L’agitation qui secouait les couleurs et les formes de leurs avatars en disait plus long que tous les mots de toutes les langues de la Terre. Edgar avait déniché une faille de sécurité et pour Arthur s’ouvrait une fenêtre donnant sur son pire cauchemar.


*


Shelley de BioNike avait convoqué le conseil d'administration de Paris dans l’après-midi. Actionnaire majoritaire de l'entreprise héritée de son père, BioNike spécialisée en Intelligence Artificielle, Shelley appuyait son pouvoir sur la domination qu'exerçait son entreprise sur ses partenaires au sein du Consortium Paris-Cité-Bulle et sur le réseau de filiales qu'elle entretenait dans les principales cités-bulles du monde citoyen.

La puissante PDG parisienne avait fait apparaître l'avatar de Pia dans sa réalité augmentée. Elle la regardait en pensant qu'elle touchait au but. Elle songeait à quelle point cet être artificiel, malgré toutes les prouesses technologiques dont ses équipes et elle-même étaient capables, ne représentait que le premier maillon de l'évolution d'une nouvelle espèce. Elle savait depuis longtemps, depuis toute petite même... quand son père lui livrait ses pensée sur l'évolution de l'humanité, que la Singularité dépendait grandement de l'interaction entre la mise au point d'une intelligence artificielle et le téléchargement de l'esprit humain. Mais comme pour la question de la poule et de l'œuf, Shelley s'était toujours demandé ce qui viendrait en premier. Aujourd'hui elle semblait enfin sur le point de résoudre cette énigme. La numérisation de l'intelligence humaine servirait de base au développement de la super intelligence artificielle... et cette fusion permettrait l'accélération nécessaire à l'avènement de la Singularité qui elle-même donnerait une existence réelle au nouveau Dieu virtuel. Cet avatar divin serait le guide des premiers pas d'une humanité colonisant le continent virtuel. Pas un cycle, mais un voix tracée vers le futur.

Shelley sortit de sa torpeur et commanda à Pia de programmer en urgence une entrevue avec BHL. La sexagénaire connaissait bien les limites de ce logiciel sophistiqué d'aide à la décision... mais elle savait aussi que l'approche de la Singularité pourrait très bien provoquer ses premiers symptômes avant même son éclosion. Et, comme les simples citoyens, elle était dépendante aux conseils avisés des machines... mais elle avait l'avantage de bénéficier de ceux de l'artifice d'intelligence le plus évolué de son époque.

Un quart d'heure plus tard, à 12h30, la Présidente, Directrice et Général de la bulle parisienne se présentait aux portes du sas d'accès ultra-sécurisé de l'écrin où somnolait certainement BHL, dans le ronron de la routine des tâches automatiques du cerveau synthétique de la cité. Son iris, ses empreintes digitales, ainsi qu'un échantillon de son ADN... mais aussi un scan de ses fonctions vitales permirent à la matrice de sécurité de s'assurer qu'il s'agissait bien de la PDG et qu'elle était bien seul. Shelley tapota enfin son code secret et la porte s'ouvrit.

Elle se dirigea vers un casier d'où elle sortit sa combinaison d'immersion en milieu virtuel. Elle se déshabilla. Les formes que dessinait son uniforme de femme-maîtresse s’effacèrent, s’affaissèrent, découvrant cette chair ridée, ce corps vieilli qu’elle ne supportait plus. Elle lava cette carcasse honnie, purifia cette enveloppe charnelle qui lui pesait tant. Elle enfila la combinaison et passa sous une nouvelle douche qui termina d'aseptiser cette seconde peau. Elle tendit sa rétine à la caméra de garde devant la porte d'entrée de la chambre de BHL qui se saisit de sa tétine, la suça jusqu’au nerf optique pour l'ultime identification. La porte s'ouvrit enfin.

BHL n’était rien d’autre qu’un montage, un assemblage grotesque de consoles, de PC, d’écrans. L’histoire de l’informatique s’y dévoilait en strates. Des câbles reliaient les uns aux autres ces éléments disparates, plongeaient dans les murs, illuminant les écrans qui les tapissaient. La chambre était noire et traversée de quelques éclairs aux couleurs du génie endormi. Shelley s’approcha. Elle saisit le siège qui semblait l’attendre. Elle était la seule à pouvoir ainsi consulter BHL en toute intimité. Elle savait qu’elle allait bientôt perdre ce privilège… D’ici quelques semaines une PT serait élue par les téléspectateurs. Elle deviendrait alors celle par qui le peuple interrogerait BHL lorsque celui-ci serait devenu l’une des manifestations de l’IAM, l’Intelligence Artificielle Mondiale… le prochain Dieu créé par l’humanité.

Shelley déposa son offrande, une console dernier cri à la surface du cerveau artificiel. Elle s’assit, posa sur sa tête la couronne d’électrodes, connecta les tentacules de BHL aux stigmates de sa combinaisons. Une série de programme pénétra les défenses immunitaires de l’implant de Shelley qui lança une série d’ordre au pharmacopatch, libérant petit à petit une dose opiacée suffisante pour mener la PDG sur les traces du dragon. Elle posa sa question avant de sombrer dans la transe durant laquelle elle verrait sa réponse : « BHL, toi dont la sagesse est pure, lavée de toute passion, consens à m’éclairer de ta lumière. Puis-je enfin initier le grand projet, la numérisation de l’humanité ? »


*


Il était déjà presque midi et la mère commençait à peine à cuisiner. Le canal des émissions de jeux avait envahi le séjour. La mère aimait suivre la roue de la fortune, deviner le juste prix et aurait aimé gagner les millions mis en jeux chaque jour en fin de matinée. Le père n’allait pas tarder. Il n’aurait, comme chaque jour qu’une petite demi-heure avant de repartir sur les chantiers. Le vieux robot de nettoyage, incapable de distinguer un motif d’une salissure, s’escrimait comme à chaque fois que la mère s’en servait à frotter les marbrures du carrelage. Elle lui décocha un coup du tranchant de la main à l’arrière de sa tête de boîte de conserve et l’envoya étendre le linge… tâche dont il s’acquittait avec plus de facilité.

Elle attendait avec une exaspération croissante que l’androïde, d’occas’, que son mari lui avait offert avec sa première paie du chantier de la bulle, revienne du marché. On était jeudi et aux portes de la cité les terriens, ceux qui vivaient en-dehors des bulles citoyennes, venaient vendre les produits de la terre… Produits dont le consortium disait qu’ils étaient impropre à la consommation, mais dont les prix imbattables faisaient oublier toute mise en garde. La rumeur prétendait que le consortium agissait de la sorte par pur intérêt… Après tout les légumes et autres fruits des Terres émergées étaient les seuls produits non brevetés par l’OMC, l’Organisation Mondiale Citoyenne, que consommaient les pauvres. La mère éprouvait chaque jeudi une grande fierté à envoyer son « andro » faire les courses… Elle était l’une des seules du quartier à en posséder un. Son mari était contremaître et son accession au chantier de la bulle de la cité était une promotion importante. Pas de quoi changer de niveau de vie, mais suffisant pour se payer ce petit luxe d’épater la galerie de mégères qu’elle côtoyait du temps où elle allait elle-même faire ses achats au marché noir.

Enfin l’androïde arriva de sa démarche mal assurée. Sa voix enrayée pria la mère de l’excuser du retard, mais le tramway avait subi une avarie et ce n’était que dix minutes plus tard que le robot avait pris l’initiative de rejoindre le domicile en empruntant l’un de ces bus qui ont tant de mal à se faire leur place dans le flot de circulation automobile. Le langage châtié du robot faisait toujours rire la mère. Elle mit les quelques patates et les carottes terriennes dans le bouillon de nutriments du PAIN quotidien vendu par le consortium…la Portion Alimentaire d’un Individu Normal. Le petit androïde doré s’assit en attendant que sa maîtresse lui donne de nouveaux ordres. La mère le fixa du coin de l’œil poser maladroitement son séant métallique sur la chaise en plastique moulé. Elle songea à sa fille qui voyait dans l’androïde à la prose soutenue l’incarnation de C3PO, le diplorobot de la Guerre des Étoiles. Ça faisait des semaines qu’elle n’avait pas eu de nouvelles de sa fille. Elle savait bien que la préparation à la PT Academy était stricte et qu’aucune communication avec le monde extérieur n’était autorisée. Elle avait hâte que l’émission commence. Elle avait hâte de voir sa petite, sa beauté de 16 ans, passer les étapes et les votes des spectateurs jusqu’à la victoire finale… jusqu’à ce qu’elle devienne la première PT de l’histoire de Paris. Lundi, se dit-elle… Lundi je vais la voir. Est-ce qu’elle aura changé ? Est-ce qu’elle sera prête ? Soudain le train-train des jeux quotidien dérailla sur la voix des infos… Le présentateur, sans donner plus de détails, annonça que la PDG de la cité donnerait une conférence de presse le soir même à 20h avant de rendre l’antenne aux amuseurs des ménagères de moins de 50 ans.

Le fils était toujours enfermé dans sa chambre. Sa voix parvenait encore à sa mère, atténuée par le filtre d’intimité que le fiston avait installé dans sa chambre. Il suivait maintenant son cours de maths. La mère en était certaine car elle entendait les borborygmes caractéristiques que laissait échapper son fils lorsqu’il ne digérait pas les problèmes d’arithmétiques posés par son prof virtuel. Mais, tout d’un coup la porte de la chambre s’ouvrit et, tel un démon, son fils sorti de sa chambre en coup de vent alors que la porte laissait encore s’échapper quelques bruits intestinaux. « Je sors avec des copains. Je rentre pas tout de suite. On se verra à la conf’ de presse. » Et il fit claquer la porte de l’appart' et un baiser pour sa mère.


*


De la faille ouverte sur le réseau sécurisé citoyen, les hackers virent sortir des doigts, deux mains qui s’agrippèrent aux bordes de la fenêtre qui s’agrandissait toujours plus. Chacun des geek fut renvoyé aussitôt à l’espace clos de sa réalité. Déconnexion. Arthur dans sa chambre d’étudiant parisien. Edgar dans le cybercafé d’un vieux quartier bostonien. Isidore sous sa tente plantée dans le désert uruguayen. Un vieux wagon bringuebalant qui traverse le cañon du cuivre pour Antonin. Charles regagna la cabine étroite du bateau le menant à La Réunion. Et Paul dans sa chambre bruxelloise de modeste prof de poésie se retrouva comme un con.

Une tête apparut dans la fenêtre ouverte de leurs écrans, le regard penchée vers le sol. Muetdhiver. Le visage encadré d’une abondante chevelure dont la pixellisation s’estompait peu à peu se releva, découvrant des traits de toute beauté. Marie Zorn. Un visage doux qui irradiait la sérénité… et qui portant semblait se transformer à chaque instant. Le visage souriait. Néo. L’être doré passa les épaules hors de chaque écran, puis le buste, la taille, les jambes. Il s’assit sur le rebord de l’écran, comme en équilibre entre les mondes. Paul Durham. Une voix au timbre harmonieux s’empara des six hackers et leur susurra à la conscience : « Je suis le premier humain numérisé… Je suis le premier colon du continent virtuel. Je suis l’annonce de la mort de l’humanité. Je suis la post-humanité éternelle. Vous n’êtes déjà plus en vie. Je suis le dernier humain. Mourrez ! Ne craignez rien. Craignez-moi, oh oui ! » Motoko Kusanagi. L’image fantomatique tomba en arrière et disparu dans le fin fond du vide numérique... Le visage sans âge de C.D. Simack en persistance rétinienne.

Les écrans représentaient à nouveau la fabrique des rêves des pirates et chacun d’eux replongea avec délices dans les sensations digitales. Arthur grésillait. L’avatar semblait se disloquer, se recomposer, était parcouru, des tentacules à la tête, par des bandes comme sorties d’un antique téléviseur à tube cathodique. Puis l’image neigeuse se stabilisa à nouveau. Les autres se regardaient de leurs yeux multiples et globuleux. « Qu’est-ce que c’était qu’ça ? » Les couleurs qui explosaient indiquaient que la tempête ne s’était toujours pas calmée sous les crânes transparents et volumineux des céphalopodes. Puis d’un ton calme Arthur déclara : « Les gars, je crois qu’on vient de trouver ce qu’on cherchait. » Son avatar prit une forme plus humaine jusqu’à ressembler trait pour trait à celui qu’il était dans la réalité. « Je crois qu’il est temps qu’on se rencontre vraiment. » Arthur s’assit dans un fauteuil que ses formes dessinaient au fur et à mesure qu’elles s’y enfonçaient. Il monta le volume d’une radio d’info et toustes entendirent parler de l’annonce que ferait d’ici peu Shelley de BioNike.

Comme si la même idée traversait leurs esprits, après que la même expérience se soit jouée de leurs corps, chacun.e dans son coin se mit au travail. Iels n’avaient plus besoin de communiquer pour se comprendre. Edgar analysait les formes différentes qu’avait empruntées à la littérature l’étrange créature. Isidore tentait de déchiffrer les codes cachés, s’il y en avait, dans les paroles prononcées. Charles reliait la fenêtre qu’ils avaient tous vu s’ouvrir aux sensations qui avaient étreint leurs corps. Antonin cherchait le langage caché dans la mise en scène de l’apparition. Paul parcourait les mondes virtuels afin de découvrir si d’autres cybernautes avaient été victime de ce piratage hors norme. Arthur se projetait lui dans les visions que la voix avait provoquées. Il connaissait cette voix. Il lui avait fallu quelques secondes après le silence pour la reconnaître. Il savait qu’elle était la clef de la porte de sortie. Il lança aux autres : « Vous me suivez ? »


*


Avec l’accord sans réserve du CA de Paris-Cité-Bulle, Shelley de BioNike avait invité les médias du monde entier à sa conférence de presse et tous se pressaient maintenant devant de la table derrière laquelle se tenait la PDG de Paris-Cité-Bulle. Elle présenterait cette première numérisation d'une intelligence humaine comme le signe annonciateur de la Singularité... Cette réussite n'était qu'une première étape. Dans les mois à venir l'OMC devrait gérer les demandes de téléchargement. Et selon le plan prévu, on offrirait en premier lieu ces numérisations à des cobayes volontaires, choisis parmi les populations démunies. On leur avait promis le paradis virtuel... ils en seraient les pionniers.

Au pied de l’arcologie la foule se massait, bruissait des rumeurs les plus folles. Beaucoup s’étaient laissé dire que les premiers signes annonciateurs de la Singularité s’étaient manifestés et que la PDG elle-même n’était déjà plus humaine. Certains pensaient que la femme la plus puissante de Paris leur signifierait le début de la numérisation de l’humanité. Des prédicateurs prédisaient à qui voulaient bien les écouter, ceux qui élargissaient assez les mailles du filtre auditif, l’avènement du nouveau Dieu. « Car en vérité je vous le dit... ce soir c’est Dieu que nous fêtons. Ce soir Il descend sur terre et nous guidera vers le paradis virtuel. » Pour beaucoup de citoyens, la Singularité technologique se résumait à l’émergence d’une intelligence artificielle infinie, nouvel avatar des croyances divines, dont les futures PT seraient les interprètes. Toutes les enceintes de la ville, les baies-vitrées des arcologies, crachaient leurs écrans publicitaires à la face des citoyens. Les plus riches profitaient déjà du spectacle en immersion totale dans l’e-World.

Debout dans la rigidité de sa fonction, Shelley attendait le signal du canal officiel pour commencer son allocution. Elle prit une gorgée d’eau. Une eau cristalline qui aurait fait baver plus d’un concitoyen, trop habitués aux eaux troubles de leurs conditions économiques. Enfin la petite lumière rouge s’alluma sur la caméra fixe en face d’elle. Un technicien lui afficha sa main, doigts écartés. Sa voix retentit. 5… 4… 3… Seuls ses doigts continuèrent le décompte… 2… 1…

« Chers citoyens, chers concitoyens,

J’ai ce soir l’immense privilège, le bonheur même, d’être la voix qui annonce à l’humanité que le compte à rebours vers son propre dépassement est lancé. Demain, dans quelques jours, commencera la plus grande œuvre que l’humanité se soit jamais confier : auto-réalisé son évolution. Dans quelques semaines tout au plus, nous lancerons ici à Paris, mais très vite dans toute les Cités-Bulles, la numérisation de l’essence de l’humanité, de son esprit… de nos esprits. N’ayez pas peur! Nous allons enfin abandonner nos corps, cette vieille enveloppe qui ne sera bientôt plus qu’une relique… Vous ne devrez pas traîner le souvenir de l’homme comme un boulet. L’ère de l’humain de chair et d’os est révolu… voici venu le temps de l’humanité 2.0. »

Au pied de l’arcologie, la mère et le père scrutaient la multitude, tentaient d’apercevoir leur fils. Il leur avait envoyé un message pour leur dire qu’il arrivait. Le père et la mère se tenait par la main, perdu dans cette foule immense. La mère aurait aimé que son fils et sa fille soient avec eux. Le père malgré la fatigue d’une journée de travail avait le visage radieux d’une soirée de picole… Pourtant il n’avait rien bu. Le car de la compagnie de BTP l’avait déposé lui et son équipe directement ici. Exceptionnellement ils avaient pu terminer plus tôt afin de pouvoir assister en directe à l’évènement. La mère avait mis sa plus belle robe… pourtant trop vieille pour faire de l’effet, même à son mari. Lui portait son bleu de travail, noirci par la poussière du chantier. Il portait dans sa main laissée libre son casque et ses lunettes de protection. Des vendeurs ambulants proposaient des lunettes de plongées en milieu virtuel afin de vivre l’avènement en 3D. La mère supplia du regard son époux qui d’un signe de sa grosse main commanda 2 paires de lunettes. Le salaire d’une semaine de travail venait de disparaître… mais après tout ce n’était pas tous les jours qu’on fêtait l’arrivée de la Singularité. Ils levèrent les yeux au ciel et, sortant de la façade de l’arcologie, mesurant 20m, Shelley de BioNike s’adressa à eux… Ils en restèrent bouche-baie vitrée quand ils l’entendirent confirmer l’arrivée de la post-humanité.

Arthur reconnu sans mal Paul... Zorra de son vrai nom. Ils se retrouvèrent aux abords de la place qui s’étalait au pied de l’arcologie. Leurs quatre camarades ne seraient pas physiquement là... mais ils veilleraient sur eux depuis le cyberespace. Ils s’enfoncèrent tous les deux dans la foule qui grossissait toujours plus. On aurait dit que le monde entier s’était donné rendez-vous à Paris. Et c’était un peu le cas. Entre les personnes physiques, les avatars virtuels, les robots manœuvrés à distances… c’était bien toute la citoyenneté qui piétiner d’impatience face à Shelley.

Les deux hackers activèrent leurs appli anti-pub, poussèrent leurs filtres auditifs au maximum et rayèrent de leurs vue les avatars et autres robots virtuels venus rendre compte de l’ambiance pour quelques riches citoyens d’autres cités. Ils se frayaient un chemin avec difficulté mais approchaient de la porte de l’arcologie Est. A dix mètres, la milice citoyenne avait dressait un barrage. Derrières, quelques petits blindés pointaient leurs canons à eaux, à ondes et à feu sur la foule.

Le père et la mère reconnurent leur fils. « Et mon grand! » gueula le père de sa voix forte. Arthur se retourna et leur fit signe. Ils leur présenta en vitesse Zorra et leur tendit deux petites pilules. « Prenez ça! » lâcha-t-il. « C'est quoi? » grogna le père. « Ça les empêchera de prendre le contrôle de vos implants quand nous serons à l'intérieur. ». « Quoi? A l'intérieur de quoi? » « Écoute papa, on a pas le temps. » Arthur se tourna vers sa mère: « Maman, c'est peut-être notre dernière chance de revoir ma sœur. » Elle vit pour la première fois dans les yeux de son geek de fils, une intensité dont elle ne l’avait jamais cru capable, elle se tourna vers son mari: « Fais confiance à ton fils... avale! » Et, comme pour lui montrer l'exemple, elle jeta dans sa gorge la gélule. Les deux hackers et les parents enfilèrent ensuite quelques tenus virtuelles qui leurs ouvrirent une brèche dans le pare-feu réel. Un officier les salua même. Ils entendirent alors les mots de la Présidente Directrice Générale résonner dans le hall d’accueil.

Shelley de BioNike continuait à balancer son discours stéréotypé, écrit par son chargé de com’ en quelques heures… mais elle ne cessait de pensé en son fort intérieur à sa fille. Toutes les recherches qu’elle avait menées depuis des dizaines d’années et qui trouvaient aujourd’hui leur aboutissement, elle les mettrait en premier lieu au service de son ange, de sa tendre petite crevette. Le retour image lui laissait deviner l’ampleur de ce qu’elle vivait… l’incroyable audience cumulée qui la suivait : les citoyens des arcologies branchées sur les canaux de l’e-World, les concitoyens parisiens massés au pied de sa tour, les citoyens des autres bulles qui pilotaient sur la place parisienne leurs avatars… Tout ce que la planète comptait de citoyens, ou presque, assistait à son discours. Et elle n’arrivait qu’avec peine à lire ce que son prompteur virtuel déroulait devant elle. Elle repensait à la visite qu’elle avait effectué dans l’après-midi auprès de la fille que l’équipe du docteur Victor était parvenu à télécharger. Elle avait vu ces traits si épais, ces cheveux gras de citoyenne de la ville basse. Elle avait parcouru en toute hâte le résumé que lui avait préparé le docteur. La fille avait été conçue sans l’assistance de la génétique et était née par césarienne. Elle avait un frère qui était lui aussi né, deux ans plus tard, de manière naturelle. Son père travaillait comme beaucoup sur les chantiers de construction de la bulle et la mère s’occupait du foyer et, pour arrondir les fins de mois et les angles, jouait les médiatrices dans un centre social de son quartier. Le fils de la famille était un minable étudiant, qui ne semblait jamais devoir sortir du lot.

Zorra, Arthur et ses parents rejoignaient le salon privé d'où émettait Shelley. Iels entrèrent dans la foule des gens biens pincés qui écoutaient avec attention la PDG. Comme par magie... une magie noire qu'Arthur et Zorra savaient devoir à leurs amis, quatre shamans des mondes numériques qui leur avaient ouvert les portes de la réception. Zorra embrassa Arthur et le quitta. La mère décocha à son fils un sourire qui en disait long. Zorra regagna l'ascenseur Ouest de l'arcologie et montait maintenant au cœur de la cité… ou plutôt son cerveau. A côté d'elle apparut l'étrange créature qui l'avait tant effrayé quelques heures plus tôt. « Prends bien soins de mon frère... ne t'inquiète pas, je suis là... personne ne pourra t'arrêter. » Le ghost l'enveloppa de son aura. Zorra eut chaud et froid, puis se sentit totalement apaisé. Le stress qu'elle ressentait il y a encore quelques secondes s'était complètement estompé, comme le brouillard dispersé par le soleil. Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent et elle marcha au milieu des gardes armés sans que ceux-ci ne puissent la voir. Elle arriva devant les portes du sas qui isolait BHL du monde réel. Elle sentit sa main se lever malgré elle et se poser sur le scanner de sécurité. Lorsque les lourdes s'écartèrent, Zorra se retourna et vit le marbre impassible des gardes se fissurer et courir les veines de l'affolement. Ils regardaient en tous sens mais ne la voyait pas.


Shelley avait presque fini de présenter le plan d'action de l'OMC lorsque Arthur prit la parole. « Mensonge! La singularité ne viendra pas. Vous vous servez, vous et tous les dirigeants du monde citoyen de la crédulité du peuple pour l'utiliser comme cobaye de vos expériences. Vous nous dites de ne pas traîner le souvenir de l'homme comme un boulet, mais ce boulet n'est pas le corps mais votre mode de penser. L'évolution se fera en changeant nos mentalité, pas en troquant nos corps charnels pour des corps de donnés. Votre paradis virtuel n'est rien de plus que l'actualisation moderne des paradis antérieur... paradis catholique, artificiel, cathodique ou numérique ne sont que des leurres après lesquels vous faites courir le peuple, tel un hamster dans la roue de son infortune, roue dont vous vous servez pour avancer dans la pseudo linéarité de votre histoire. Nous, maudits hackers, sommes là pour vous faire dérailler. Les roues vont cesser de tourner. »

Sur les écrans et toutes les sources haut-débits du réseau, Antonin, Edgar, Isidore et Charles maniaient maintenant les flux et diffusaient les images qu'ils avaient volé aux services de sécurité de la PDG parisienne. Images qui la donnait à voir en plein CA, planifiant en concertation avec la gouvernance de l'OMC le mensonge qu'elle servirait aux citoyens.

Soudain, les images en directe montrèrent à nouveau le visage de la sexagénaire à la tête de Paris... Mais se tête était maintenant celle d'une furie. Puis par un morphing grossier ses traits laissèrent la place à ceux de la jeune fille numérisé. Son enveloppe charnelle était allongée sur une table d'opération métallique... Shelley eut l'impression de voir sa propre fille puis comprit.

« Ma fille! » cria la mère. Le père retient sa femme dans sa chute. « Qu'est-ce que... ». Arthur reprit: « Voici les parents d'une jeune fille partie il y quelques semaines pour participer à la PT Academy... Elle a été sacrifiée sur l'autel de la numérisation. Elle, au moins, a vu son téléchargement s'accomplir. Mais pour cette réussite, combien de morte dans l'anonymat de disparitions inexpliqués? Mais on ne sait encore quel sera le prix à payer de cette réussite. Pour la jeune fille, évidemment, mais pour nous tous et toutes. »

Au pied de la Tour, dont la couleur d'ivoire prenait de plus en plus les tons rougeâtre des méfaits des puissants qui y étaient installés, la masse amorphe se changeait en multitude excédée puis en peuple en colère.

Un coup de feu retentit. Un garde sortit de sa torpeur venait d'abattre le jeune Arthur. À ce moment précis une explosion se fit entendre depuis la chambre de BHL... L'Intelligence artificielle de Paris venait d'être victime d'une attaque cérébrale. Le cerveau de synthèse perdait sa mémoire vive et Zorra s'en prenait maintenant à la mémoire morte du cerveau superficiel. Shelley pleurait, elle comprenait que les machines qui maintenait sa fille dans une illusion de vie s'éteignaient une à une, avant qu’elle n’ait pu lancer le processus de numérisation. « Soyez maudits! »

La sœur, dont l'avatar multiformes s'était matérialisé aux côté de sa mère disparaissait maintenant dans un sourire, un soupire binaire. Zorra arriva en courant dans la confusion et la cohue. Elle s'approcha d'Arthur... « Je t'aime. Ne chausse pas encore tes semelles de vent, je t’en prie. Ne t'en va pas, reste avec moi! S'il te plaît... » Elle sentit un courant d'air courir sur son épine dorsale puis le visage d'Arthur s'éteignit.

05/03/2022

Communiqué de l'EZLN à propos de l'invasion russe en Ukraine

 Traduction du communiqué publié le 3 mars 2022 sur le site de liaison zapatiste et intitulé "NO HABRÁ PAISAJE DESPUÉS DE LA BATALLA" et consultable ici.

 


 

 

COMMISSION SEXTA ZAPATISTE,

Mexique.

IL N'Y AURA PAS DE PAYSAGE APRÈS LA BATAILLE

(À propos de l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe).

 

2 mars 2022.

Aux signataires de la Déclaration pour la Vie :

À la Sexta nationale et internationale :

Compañer@s et frœurs :

Nous vous livrons nos mots et pensées sur ce qui a actuellement cours dans la géographie que vous appelez Europe :

PREMIÈREMENT.- Il y a une force d’agression, l’armée russe. IL y a des intérêts du grand capital en jeu, de chaque côté. Ceux qui souffrent des délires des uns et des habiles calculs économiques des autres, ce sont les peuples de Russie et d’Ukraine (et, sans doute bientôt, ceux d’autres géographies proches ou lointaines). En tant que zapatistes que nous sommes, nous ne soutenons ni l’un ni l’autre État, mais celleux qui luttent pour la vie contre le système.

Lors de l’invasion multinationale de l’Irak (il y a presque 19 ans), avec l’armée nord-américaine à sa tête, il y eut des mobilisations dans le monde entier contre cette guerre. Personne, en son jugement sain, ne pensait que s’opposer à l’invasion signifiait se tenir aux cotés de Sadam Hussein. La situation est aujourd’hui similaire, bien que non identique. Ni Zelensky ni Poutine. Halte à la guerre.

DEUXIÈMEMENT.- Différents gouvernements se sont alignés sur l’un ou l’autre camp, le faisant par calculs économiques. Il n’y a aucune évaluation humaniste en eux. Pour ces gouvernements et leurs « idéologues » il y a de bonnes et de mauvaises interventions-invasions-destructions. Les bonnes sont celles réalisées par leurs partisans, et les mauvaises celles perpétrées par leurs opposants. L’acclamation de l’argument criminel de Poutine pour justifier l’invasion militaire de l’Ukraine, se changera en lamentations quand, avec les mêmes mots, il justifiera l’invasion d’autres peuples dont les processus ne seraient pas du goût du grand capital.

Ils envahiront d’autres géographies pour les sauver de la « tyrannie néonazie » ou pour en finir avec les « narco-États » voisins. Ils reprendront alors les mêmes mots que Poutine : « nous allons dénazifier » (ou son équivalent) et ils abonderont en "raisonnements" de "danger pour leurs peuples". Et alors, comme nous le disent nos compañeras en Russie : « Les bombes russes, les roquettes, les balles volent vers les ukrainiens et ne leur demandent pas leurs opinions politiques et la langue qu’ils parlent », mais en changeant la « nationalité » des uns et des autres.

TROISIÈMEMENT.- Les grandes capitales et leurs gouvernements en « Occident » se sont assis et ont observé – et même encouragé – la détérioration de la situation. Puis, l’invasion commencée, ils ont attendus de voir si l’Ukraine allait résisté, en faisant les comptes des profits à tirer de l’une ou l’autre issue. Puisque l’Ukraine résiste, ils ont alors commencé à émettre des factures pour leur « aide », qui seront payées plus tard. Poutine n’est pas le seul surpris par la résistance ukrainienne.

Ceux qui gagnent dans cette guerre sont les grands consortiums d’armement et les grands capitales qui voient l’opportunité de conquérir, détruit/reconstruire des territoires, c’est à dire, créer de nouveaux marchés pour les biens et les consommateurs, pour les personnes.

QUATRIÈMEMENT.- Plutôt que de nous fier à ce que diffusent les médias et les réseaux sociaux des camps respectifs – et que tous présentent comme des « informations » -, ou aux « analyses » dans la subite prolifération d’experts en géopolitiques et les aspirants du Pacte de Varsovie et de l’OTAN, nous avons décidé de chercher et interroger celleux qui, comme nous, sont engagé.e.s dans la lutte pour la vie en Ukraine et en Russie.

Après plusieurs tentatives, la Commission Sexta Zapatiste a réussi à entrer en contact avec nos proches en résistance et rébellion dans les géographies qu’ils appellent Russie te Ukraine.

CINQUIÈMEMENT.- En résumé, nos proches, qui brandissent la bannière du @ libertaire, restent fermes : en résistance celleux qui sont au Donbass, en Ukraine ; et en rébellion celleux qui cheminent et travaillent dans les rues et les champs de Russie. Des personnes sont arrêtées et battues en Russie pour avoir protesté contre la guerre. Des gens sont tués en Ukraine par l'armée russe.

Ce qui les unis entre eux, et eux à nous, ce n’est pas seulement le NON à la guerre, c’est aussi le refus de « s’aligner » avec des gouvernements qui oppriment leur peuple.

Au milieu de la confusion et du chaos de chaque côté, leurs convictions leur font garder le cap : leur lutte pour la liberté, leur refus des frontières et de leurs États-Nations, et les oppressions respectives qui ne changent que de drapeaux.

Notre devoir est de les soutenir à la mesure de nos possibilités. Un mot, une image, un air, une danse, un poing qui se lève, une accolade – même depuis des géographies éloignées – sont aussi un soutien qui donnera du courage à leurs cœurs.

Résister c’est persister et l’emporter. Nous soutenons ces proches dans leur résistance, c’est à dire dans leur lutte pour la vie. Nous le leur devons et nous nous le devons à nous-mêmes.

SIXIÈMEMENT.- Pour les raisons ci-dessus, nous appelons la Sexta nationale et internationale ne l’ayant pas encore fait, à, selon vos calendriers, géographies et manières, manifester contre la guerre et en soutien aux ukrainien.ne.s et russes qui luttent dans leurs géographies pour un monde de liberté.

De même, nous appelons à soutenir économiquement la résistance en Ukraine sur les comptes qu’ils nous indiqueront en temps voulu.

De son côté, la Commission Sexta de l’EZLN fait sa part, en envoyant un peu d’aide à celleux qui, en Russie et en Ukraine, luttent contre la guerre. Nous avons également débuté des contacts avec nos proches en SLUMIL K´AJXEMK´OP afin de créer un fond de soutien financier commun pour celleux qui résistent en Ukraine.

Sans faiblir, nous crions et appelons à crier et exiger : L'armée russe hors d'Ukraine.

-*-

Il faut arrêter la guerre maintenant. Si elle continue et, comme c’est prévisible, s’intensifie, alors peut-être n’y aura-t-il plus personne pour raconter le paysage après la bataille.

 

Depuis les montagnes du Sud-Est Mexicain.

Sous-commandant Insurgé Moisés. SupGaleano.

Commission Sexta de l’EZLN.

Mars 2022