Traduction par le Serpent@Plumes du communiqué de l'EZLN, publié le 9 octobre sur le site de liaison zapatiste: ici
Cinquième partie : LE REGARD ET LA DISTANCE À LA PORTE
Octobre 2020.
Supposons qu’il soit possible de choisir, par exemple, où porte le regard. Supposons que vous puissiez vous libérer, rien qu’un instant, de la tyrannie des réseaux sociaux qui imposent non seulement ce qu’on voit et ce dont on parle, mais aussi comment regarder et comment en parler. Alors, supposons que vous éleviez votre point de vue. Plus haut : de l’immédiat au local au régional au national au mondial. Vous le voyez ? Bien sûr, ce chaos, ce bordel, ce désordre. Alors supposons que vous êtes un être humain : zut ! Pas une application numérique qui, avec célérité, regarde, classe, hiérarchise, juge et sanctionne. C’est donc vous qui choisissez quoi regarder… et comment le regarder. Il se pourrait, c’est une supposition, que regarder et juger ne soient pas la même chose. Ainsi, non seulement vous choisissez, mais vous décidez également. Changer la question « ça, c’est mal ou c’est bien ? » en « qu’est-ce que c’est ? ». Bien sûr, la première question nous mène à un débat savoureux (il y a encore des débats?). Et de là au « Ça, c’est mal – ou bien – parce que moi je le dis ». Ou, peut-être, y aura-t-il une discussion sur ce qu’est le bien et le mal, et de là des arguments et citations avec pied de page. C’est clair, vous avez raison, c’est mieux que de recourir aux « like » et « pouce en l’air », mais j’ai proposé de changer le point de départ : choisir la direction de son regard.
Par exemple : vous décidez de regarder les musulmans. Vous avez le choix, par exemple, entre ceux ayant perpétré l’attentat contre Charlie Hebdo ou celles et ceux qui marchent en ce moment sur les routes de France afin de réclamer, exiger, imposer leurs droits. Étant posé que vous êtes arrivés jusqu’à ces lignes, il est fort probable que vous optiez pour les « sans papiers » (en français dans le texte, ndt). Bien sûr, vous vous sentez aussi dans l’obligation de dire que Macron est un imbécile. Mais, oubliant rapidement ce coup d’œil vers le haut, vous portez à nouveau votre regard sur les sitting, les campements et les marches des migrants. Vous vous interrogez sur leur nombre. Ça vous semble beaucoup, ou peu, ou trop, ou assez. On est passé de l’identité religieuse à la quantité. Et alors vous vous demandez ce qu’ils veulent, pour quoi ils luttent. Et là vous décidez si vous allez recourir aux médias et aux réseaux sociaux pour le savoir… ou les écouter. Supposez que vous puissiez le leur demander. Vous leur demandez quelles sont leurs croyances religieuses, combien ils sont ? Ou vous leur demandez pourquoi ils ont abandonné leur terre et décidé de gagner un sol et un ciel avec une autre langue, une autre culture, d’autres lois, d’autres manières ? Peut-être vous répondront-ils d’un seul mot : guerre. Ou peut-être vous détailleront-ils ce que ce mot signifie dans leur réalité. Guerre. Vous décidez d’enquêter : une guerre où ça ? Ou, mieux encore, pourquoi cette guerre ? Alors ils vous accablent d’explications : croyances religieuses, conflits territoriaux, pillage des ressources ou, tout simplement, stupidité. Mais vous ne vous en satisfaites pas et vous demandez à qui profite la destruction, le dépeuplement, la reconstruction, le repeuplement. Vous trouvez les données de diverses grandes entreprises. Vous investiguez sur ces entreprises et vous découvrez qu’elles sont présentes dans divers pays, et qu’elles produisent non seulement des armes, mais aussi des autos, des fusées interstellaires, des fours à micro-ondes, des services d’expéditions de colis, des banques, des réseaux sociaux, « contenus médiatiques », vêtements, téléphones portables et ordinateurs, chaussures, aliments organiques ou non, entreprises navales, vente en ligne, trains, chefs de gouvernement et cabinets, centres de recherche scientifiques ou non, chaînes d’hôtels et de restaurants, « fast food », lignes aériennes, centrales thermoélectriques et, bien sûr, fondations d’aide « humanitaire ». Vous pourriez dire, alors, que la responsabilité est celle de l’humanité ou du monde entier.
Mais vous vous demandez si le monde ou l’humanité ne sont pas également responsables de cette marche, ce sitting, ce campement de migrants, de cette résistance. Et vous en arrivez à la conclusion, ça se peut, c’est probable, peut-être, que le responsable est un système intégral. Un système qui produit et reproduit la douleur, qui l’inflige et qui la subit.
Maintenant, reportez votre regard sur la marche qui parcourt les routes de France. Supposez qu’ils soient peu, très peu, qu’il n’y ait qu’une femme portant son poussin. Est-ce que sa croyance religieuse, sa langue, ses vêtements, sa culture, ses manières, vous importent encore ? Est-ce important que ce ne soit qu’une femme seule qui porte son poussin dans les bras ? Maintenant, oubliez la femme pour un instant et concentrez votre regard uniquement sur la créature. Est-ce important si c’est un mâle ou une femelle ou autre ? Sa couleur de peau ? Peut-être découvrez-vous, maintenant, que ce qui compte c’est sa vie.
Maintenant, allons plus loin, après tout vous êtes arrivé.e.s jusqu’à ces lignes, donc quelque-une de plus ne vous feront pas de mal. Ok, pas trop de mal.
Supposez que cette femme vous parle et que vous ayez le privilège de comprendre ce qu’elle dit. Croyez-vous qu’elle exigera de vous que vous lui demandiez pardon pour la couleur de votre peau, vos croyances religieuses ou non, votre nationalité, vos ancêtres, votre langue, votre genre, vos manières ? Vous dépêcherez-vous de lui demander pardon d’être qui vous êtes ? Vous espérez qu’elle vous pardonne et pouvoir retourner à votre vie en ayant solder ce compte ? Ou qu’elle ne vous pardonne pas et que vous vous disiez « bon, au moins j’ai essayé et je suis sincèrement désolé d’être qui je suis » ?
Ou avez-vous peur qu’elle ne vous parle pas, qu’elle vous regarde simplement en silence, et vous sentez ce regard qui vous demande « Et toi, alors ? » ?
Si vous arrivez à ce raisonnement-sentiment-angoisse-désespoir, alors, je suis désolé, il n’existe aucun remède : vous êtes un être humain.
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Ayant ainsi prouvé que vous n’êtes pas un bot, répétez l’opération avec l’Ile de Lesbos ; le Rocher de Gibraltar ; la Manche ; Naples ; la rivière Suchiate ; le Rio Bravo.
Maintenant tourner votre regard et cherchez la Palestine, le Kurdistan , l’Euskadi et Wallmapu. Oui, je sais, ça fait un peu tourner la tête… et ce n’est pas tout. Mais dans ces endroits, il y a des gens (beaucoup ou peu ou trop ou assez) qui luttent aussi pour la vie. Mais il se trouve que ces gens conçoivent la vie comme inséparablement liée à leur terre, à leur langue, leur culture, leur manières. À ce que le Congrès Nationale Indigène nous a appris à nommer « territoire », et qui n’est pas qu’un morceau de terre. N’avez-vous pas envie que ces personnes vous content leur histoire, leur lutte, leurs rêves ? Oui, je sais, ce serait sans doute mieux pour vous de recourir à Wikipedia, mais n’êtes-vous pas tenté de l’écouter directement et d’essayer de le comprendre ?
Revenez maintenant à ce qui se trouve entre le Rio Bravo et la rivière Suchiate. Approchez-vous d’un lieu qui s’appelle « Morelos ». Un nouveau zoom du regard sur la municipalité de Temoac. Focalisez-vous maintenant sur la communauté de Amilcingo. Vous voyez cette maison ? C’est la maison d’un homme qui, de son vivant, portait le nom de Samir Flores Soberanes. Devant sa porte, il a été assassiné. Son crime ? S’opposer à un méga-projet qui représente la mort pour la vie des communautés auxquelles il appartenait. Non, je ne me suis pas trompé dans la rédaction : Samir a été assassiné non pas pour avoir défendu sa vie individuelle, mais celle de ses communautés.
Plus encore : Samir a été assassiné pour avoir défendu la vie de générations dont on imagine même pas encore qu’elles seront là. Parce que pour Samir, pour ses compagnons et compagnonnes, pour les peuples originaires regroupés au sein du CNI et pour nous, femmes, hommes, autrEs, zapatistes, la vie de la communauté ne se conjugue pas seulement au présent. C’est, surtout, ce qui adviendra. La vie de la communauté est quelque chose qui se construit aujourd’hui, mais pour le future. La vie dans la communauté est donc quelque chose qui s’hérite. Vous croyez, vous, que les comptes sont soldés si les assassins – l’intellectuel et le matériel – demandent pardon ? Vous pensez que sa famille, son organisation, le CNI, nous, serons satisfaits si les criminels demandent pardon ? « Pardonnez-moi, je l’ai désigné pour que les sicaires procèdent à son exécution, j’ai jamais su tenir ma langue. Je veillerai à m’améliorer, ou pas. Maintenant je vous ai demandé pardon, alors cessez votre sitting et allons finir la centrale thermoélectrique, parce que sinon, on va perdre beaucoup d’argent ». Vous pensez que c’est ce qu’ils attendent, ce que nous attendons, que c’est pour ça qu’ils luttent, que nous luttons ? Pour qu’ils demandent pardon ? Qu’ils déclarent « pardon, oui, nous avons assassiné Samir et, en même temps, avec ce projet, nous assassinons ses communautés. Voilà quoi, pardonnez-nous. Et si vous ne nous pardonnez pas, ben tant pis, il faut terminer le projet » ?
Mais en fait, ceux qui auraient demandé pardon pour la centrale thermoélectrique, sont ceux du Train mal dénommé « Maya », du « couloir transismico », des barrages, des mines à ciel ouvert et des centrales électriques, ceux qui ferment les frontières pour arrêter la migration provoquée par les guerres qu’eux-mêmes alimentent, qui persécutent les Mapuche, qui massacrent les Kurde, qui détruisent la Palestine, qui tirent sur les afro-américains, qui exploitent (directement ou indirectement) les travailleurs aux quatre coins de la planète, qui cultivent et exaltent la violence de genre, qui prostituent l’enfance, qui vous espionnent pour savoir ce que vous aimez et vous le vendre – et si vous n’aimez rien, hé bien ils font en sorte que vous aimiez -, les mêmes qui détruisent la nature. Les mêmes qui voudraient vous faire croire, à vous, aux autres, à nous, que la responsabilité de ce crime mondial et en cours, est de la responsabilité de nations, de croyances religieuses, de résistance au progrès, de conservateurs, de langues, d’histoires, de manières. Que tout se résume à un individu… ou une individu (ne pas oublier la parité de genre).
Si vous pouviez allez dans tous les recoins de cette planète moribonde, qu’est-ce que vous feriez, vous ? Bon, on sait pas. Mais nous, femmes, hommes, autrEs, zapatistes nous irions apprendre. Bien sûr danser, mais l’un n’empêche pas l’autre, je crois. Si nous avions cette opportunité, nous serions prêt.e.s à tout risquer, tout. Pas seulement notre vie individuelle, mais aussi notre vie collective. Et si cette possibilité n’existait pas, nous lutterions pour la créer. Pour la construire, comme s’il s’agissait d’un navire. Oui, je sais, c’est de la folie. Quelque chose d’impensable. Qui pourrait croire que le destin de celles et ceux qui résistent à la centrale thermoélectrique, dans un tout petit coin du Mexique, pourrait intéresser la Palestine, le peuple Mapuche, le basque, le migrant, l’afro-américain, la jeune écologiste suédoise, la guerrière kurde, la mère qui lutte dans une autre partie du monde, au Japon, en Chine, en Corée (l’une ou l’autre), Océanie, mère Afrique ?
Ne devrions-nous pas, par contre, aller, par exemple, à Chablekal, au Yucatan, au local de l’Equipo Indignación, et leur demander : « Hé ! Vous avez la peau blanche et vous êtes croyants, demandez pardon ! » ? Je suis presque sûr qu’ils répondraient : « pas de problème, mais attendez votre tour, parce que là nous sommes occupé.e.s à accompagner qui résiste au Train Maya, qui souffre de dépossessions, de persécution, de prison, de mort. » Et illes ajouteraient :
« En plus, nous devons faire face à l’accusation du dirigeant suprême selon laquelle nous serions financé par les Illuminati en tant que partie d’un complot interplanétaire pour arrêter la 4T (4e Transformation, plan de développement comprenant des méga-projets lancé par le président AMLO, ndt) ». Mais ce dont je suis sûr c’est qu’ils utiliseraient le verbe « accompagner », et non « diriger », « commander », « mener ».
Ou devrions-nous plutôt envahir les Europes au cri de « Rendez-vous visage-pâles ! », et détruire le Parthénon, le Louvre et le Prado et, au lieu des sculptures et peintures, tout remplir de broderies zapatistes, tout spécialement de masques zapatistes – qui, soit dit en passant, sont efficaces et tout mignons - ; et, au lieu des pâtes, des plateaux de fruits de mer et des paellas, imposer la consommation d’épis de maïs, de cacaté (boisson à base de cacao, ndt) et de yerba mora (la morelle noire, plante herbacée semblable aux épinards, ndt) ; au lieu de sodas, vins et bières, pozol (boisson épaisse à base de maïs, ndt) obligatoire ; et qui sort dans la rue sans passe-montagne, amende ou prison (oui, optionnel, parce qu’il ne faut pas exagérer quand même) ; et crier « Voyons, voyons... pour les rockers, marimba obligatoire ! Et à partir de maintenant que de la cumbia, pas le moindre reggaeton (ça vous tente, n’est-ce pas?) ! Et toi, Panchito Varon et Sabina (musicien et chanteur espagnols, ndt), les autres aux chœurs, commencez avec « Cartas Marcadas » (du chanteur mexicain Pedro Infante, ndt), en boucle, même si ça nous mène jusqu'à dix, onze, minuit, une, deux et trois… et c'est tout, parce que demain il faut se lever tôt ! Écoute, autre toi, ex roi-poudre-d’escampette, laisse ces éléphants en paix et mets-toi à cuisiner ! Soupe de courges pour toute la cour ! (je sais, ma cruauté est exquise) ?
Maintenant dites-moi : vous croyez que le cauchemar de ceux d’en-haut c’est que vous les obligiez à demander pardon ? Ça ne serait pas plutôt qu’on peuple leur rêve de deux choses horribles qui seraient qu’ils disparaissent, qu’ils n’importent pas, qu’on ne tienne pas compte d’eux, qu’ils ne soient rien, que leur monde s’écroule sans à peine faire de bruit, sans personne pour se souvenir d’eux, leur ériger des statues, des musées, des cantiques, des jours de commémoration ? Ça ne serait pas que cette réalité possible les mette en panique ?
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Ce fut l’une des rares fois que feu le SupMarcos n’eut pas recourt à un parallèle cinéphile pour expliquer quelque chose. Parce que, vous n’êtes pas censés le savoir, ni moi vous le dire, le défunt pouvait faire référence pour les étapes de sa courte vie, chacune, à un film. Ou accompagner une explication sur la situation nationale ou internationale d’un « comme dans tel film ». Bien sûr, plus d’une fois il a du rajuster le scénario pour qu’il colle à son récit. Comme la plus part d’entre-nous n’avions pas vu le film en question et que nous n’avions pas de réseau pour consulter wikipedia sur nos portables, et bien nous le croyions. Mais ne dévions pas du sujet. Attendez, je crois qu’il a laissé une note dans tous les papiers qui saturent sa malle aux souvenirs… Ah, le voilà ! Allons-y alors :
« Pour comprendre notre obstination et la mesure de notre audace, imaginez que la mort soit une porte dont on peut franchir le seuil. Il y aura beaucoup et de nombreuses spéculations sur ce qu’il y a derrière cette porte : le ciel, l’enfer, les limbes, rien. Et au sujet de ces options, des dizaines de descriptions. La vie, alors, pourrait être vue comme le chemin vers cette porte. La porte, la mort donc, serait ainsi un point d’arrivée… ou une interruption, l’impertinente coupure de l’absence blessant l’air de la vie.
À cette porte on arrive donc avec la violence de la torture et l’assassinat, l’infortune d’un accident, le douloureux entrebâillant de la porte avec la maladie, la fatigue, le désir. C’est à dire, bien que la majorité des fois on arrive à cette porte sans l’avoir désiré ni voulu, il serait aussi possible que ce soit un choix.
Chez les peuples originaire, aujourd’hui zapatistes, la mort était une porte postée presque au début de la vie. L’enfance se heurtait à elle avant les 5 ans, et la passait entre fièvres et diarrhées. Ce que nous avons fait le 1er janvier 1994 c’est essayer d’éloigner cette porte. Bien sûr, il fallut être prêt à la franchir pour y arriver, même si nous ne le voulions pas. Dès lors, toute notre obstination a été, et est toujours, d’éloigner le plus possible cette porte. « Allonger l’espérance de vie », diraient les spécialistes. Mais une vie digne, rajouterait-on, nous. L’éloigner jusqu’à parvenir à la coller dans un coin, mais très loin sur le chemin. C’est pourquoi nous disions au début du soulèvement que « pour vivre, nous mourrons ». Parce que si nous ne léguons pas la vie, c’est à dire le chemin, alors pourquoi vivons-nous ? »
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Hériter de la vie.
C’est précisément ce qui préoccupait Samir Flores Soberanes. Et c’est ce qui peut résumer la lutte du Front des Peuples en Défense de l’Eau et de la Terre de Morelos, Puebla et Tlaxcala, dans sa résistance et rébellion contre la centrale thermoélectrique et le dénommé « Projet Intégral Morelos ». À leurs demandes d’arrêter et d’abandonner un projet de mort, le mauvais gouvernement répond en argumentant que ça ferait perdre beaucoup d’argent.
Ici, au Morelos, se résumé la confrontation actuelle du monde entier : l’argent contre la vie. Et dans cet affrontement, dans cette guerre, aucune personne honnête ne devrait rester neutre : ou pour l’argent, ou pour la vie.
Et ainsi nous pourrions conclure que la lutte pour la vie n’est pas une obsession chez les peuples originaires. C’est plutôt… une vocation… et collective.
O.K. Santé et n’oublions pas que pardon et justice ne sont pas les mêmes.
Depuis les montagnes des Alpes, se demandant qu’envahir en premier : l’Allemagne, l’Autriche, la Suisse, la France, l’Italie, la Slovénie, Monaco, le Liechtenstein ? Nan, c’est une blague… ou pas ?
Le SupGaleano s’entraînant à sa “nausée” la plus élégante.
Mexique, Octobre 2020.
Du carnet de note du Chat-Chien : Une montagne en haute mer. Partie I : Le radeau.
« Et dans les mers de tous les mondes qui sont au monde,
on vit des montagnes qui se déplaçaient sur l’eau et, sur elles
avec le visage dérobé, des femmes, des hommes et des genres autres ».
« Chroniques du lendemain ». Don Durito de La Lacandona. 1990
À la troisième tentative ratée, Maxo resta pensif et, après quelques secondes, s’exclama : « Il faut des liens. » « Je te l’avais dis », esquive Gabino. Les restes du radeau flottaient en se dispersant, se heurtant les unes aux autres au grès du courant de la rivière qui, faisant honneur à son nom de « Colorado », se teintait de la boue rougeâtre arrachée aux berges.
Ils appelèrent alors un escadron de cavalerie de la milice, qui arriva au rythme de la « Cumbia Sobre el Rio Suena », du maître Celso Piña. Ils mirent bout à bout les liens et firent deux grandes sections. Ils envoyèrent une équipe de l’autre côté de la rivière. Attachant leurs liens au radeau, chaque groupe pouvait contrôler la trajectoire du navire sans qu’il finisse défait, remorquer le bouquet de troncs sur une rivière qui faisait même comme si elle ne savait rien de la tentative de navigation.
L’absurdité en cours a surgi après que se décide l’invasion… pardon, la visite des cinq continents. Et tant pis. Parce que, quand ce fut voté, et à la fin, le SupGaleano leur dit : « vous êtes fous, nous n’avons pas de bateau », Maxo répondit : « Faisons-en un ». Ils commencèrent rapidement à faire des propositions.
Comme pour tout ce qui est absurde en terres zapatistes, la construction du « bateau » fit appel à la bande de Défense Zapatiste.
« Les compagnonnes vont mourir misérablement », déclara Esperanza, avec son légendaire optimisme (la fillette avait trouvé ce mot dans quelque livre et avait compris que ça se référait à quelque chose d’horrible et irrémédiable, et elle l’utilisait à plaisir : « Mes mamans m’ont coiffé misérablement », « La maîtresse m’a rayé misérablement », et encore), quand à la quatrième tentative, le radeau se délita presque immédiatement.
« Et les compagnons », se sentit obligé d’ajouter le Pedrito, se demandant si la solidarité de genre était de mise dans ce destin… misérable.
« Nan », répliqua Défense. « Les compagnons tu les remplaces comme tu veux, mais des compagnonnes… où vas-tu en trouver ? Des compagnonnes, de vraies compagnonnes, pas n’importe laquelle ».
La bande de Défense était placée stratégiquement. Non pour contempler les aléas des comités pour la construction du bateau. Défense et Esperanza tenaient par la main Calamité, qui avait déjà essayé deux fois de se jeter à l’eau pour sauver le radeau, et fut chaque fois taclée par le Pedrito, le Pablito et l’adoré Amado. Le cheval brun et le chat-chien furent renversés dès le début. Ils s’inquiétaient inutilement. Lorsque le SupGaleano vit que la horde arrivait, il assigna trois pelotons de miliciennes sur la berge de la rivière. Avec son habituelle diplomatie et sans se départir de son sourire, le Sup leur dit : « Si cette fillette arrive dans l’eau, vous mourrez toutes ».
Après le succès du sixième essai, les comités essayaient de charger le radeau de ce qu’ils appelèrent « des choses essentielles » pour le voyage (une espèce de kit de survie zapatiste) : un sac de tostadas, du sucre de canne, un petit sac de café, quelques boules de pozol, un monceau de bois, un morceau de bâche en cas de pluie. Ils restèrent à contempler et se rendirent compte qu’il manquait quelque chose. Bien sûr, ils ne tardèrent pas à ramener une marimba.
Maxo alla où le Monarque et le SupGaleano examinaient quelques plans de ceux dont je vous ai parlé en d’autres occasion et lui dit : « Écoute, Sup, je veux que tu envoies une lettre à ceux de l’autre côté : qu’ils cherchent des liens et qu’ils les nouent pour qu’ils soient bien longs, et qu’ils les lancent jusqu’ici et alors depuis les deux rives on pourra bouger le « bateau ». Mais je veux qu’illes s’organisent, parce que si chacun lance une corde de son côté, et bien nous n’arriverons à rien. Je veux donc qu’ils les mettent bout à bout, qu’ils s’organisent ».
Maxo ne s’attendait pas à ce que le SupGaleano sorte de sa perplexité, et tente de lui expliquer qu’il y avait une grande différence entre un radeau fait de troncs attachés avec des lianes, et un bateau pour traverser l’Atlantique.
Maxo alla superviser l’essai du radeau avec toute l’impédimenta. Ils discutèrent pour savoir qui monterait pour essayer avec des personnes, mais la rivière claquait d’une rumeur sinistre, et donc ils optèrent pour fabriquer un mannequin et le coincer au milieu de l’embarcation. Maxo était en quelque sorte l’ingénieur naval parce que, il y a de ça quelques années, lorsqu’une délégation zapatiste alla soutenir le campement Cucapa, il entra dans la Mer de Cortés. Maxo n’expliqua pas qu’il failli se noyer parce que le passe-montagnes se colla à son nez et à la bouche et qu’il ne pouvait plus respirer. Un vieux loup de mer expliqua : « c’est comme une rivière, mais sans courant,et plus grand, bien plus, comme le lac de Miramar ».
Le SupGaleano essayait de déchiffrer comment se disait « lazo » en allemand, italien, français, anglais, grec, basque, turc, suédois, catalan, finlandais, etc., lorsque la major Irma s’approcha et lui dit « met qu’elles ne sont pas seules ». « Ni seuls », ajouta le lieutenant colonel Rolando. « Ni SeulLEs », s’aventura la Marijose, qui était arrivée pour demander aux musiciens qu’ils jouent Le Lac des Cygnes mais en version cumbia. « Allez, de la joie, quoi, dansez donc, que votre cœur ne soit pas triste ». Les musiciens demandèrent ce qu’était « Cygnes ». « C’est comme des canards mais plus mignons, comme si on leur avait beaucoup étiré le cou et qu’ils étaient restés comme ça. C’est comme si c’était des girafes mais qui marchent comme des canards ». « On les mange ? », demandèrent les musiciens, qui savaient que c’était maintenant l’heure du pozol et qu’ils n’étaient venu que pour déposer la marimba. « Qu’est-ce que tu crois, les cygnes dansent ». Les musiciens se dirent qu’une version de « poulet/frites » (nom d’une cumbia populaire, ndt) pourrait servir. « On va y réfléchir », dirent-ils, et ils allèrent se servir du pozol.
Pendant ce temps Défense Zapatiste et Esperanza persuadaient Calamité que, étant donné que le SupGaleano était occupé, sa cahute était vide et il était très probable qu’il avait caché un paquet de petit-beurres dans la caisse de tabac. Calamité hésitait, elles durent donc lui dire que là-bas elle pourrait faire du pop-corn. Elles partirent. Le Sup les vit s’éloigner, mais ne s’en inquiéta pas, il était impossible qu’elles trouvent la cachette des petit-beurres, cachés sous les sacs de tabac moisi, et, allant vers le Monarque et montrant quelque diagramme, lui demanda : « Tu es sûr qu’ils ne va pas couler ? Parce qu’on voit bien que ça va être lourd ». Le Monarque resta pensif et répondit : « Peut-être ». Puis dit, sérieux : « qu’ils emmènent donc des vessies, comme ça ils flotteront » (note : vessies = ballons).
Le Sup soupira et dit : « plus que d’un bateau, c’est d’un peu de raison dont nous avons besoin ». « Et plus de liens », ajouta le SubMoy, qui arrivait juste au moment où le radeau, chargé à raz-bord, coulait.
Pendant que sur la berge le groupe des Comités contemplait les restes du naufrage et la marimba flottant pattes en l’air, quelqu’un dit : « une chance qu’on ait pas chargé le matos de son, c’est plus cher ».
Tous applaudirent lorsque le mannequin de chiffons remonta à la surface. Quelqu’un, prévoyant, lui avait mis, sous les bras, deux vessies gonflées.
J’en atteste.
Miaou-Ouaf
Vidéos :
Pour mieux comprendre l'actualité du thème du "pardon" ici développé par le SupGaleano, voici un article de la RTBF: Colonialisme : le Mexique (re)demande officiellement des excuses à la couronne d'Espagne et à l'Eglise
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