"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

28/04/2011

La Bestia, train de l'enfer (2)

Et voici la suite, deuxième partie de la nouvelle Le bon, la belle et la Bête. La suite demain.

Bonne lecture


Le bon, la belle et la Bête


Deuxième partie

América marchait comme un zombie. Elle se sentait perdue. La seule chose qu’elle connaissait un peu par ici c’était les ruines de l’antique cité Maya. Son sac sur le dos, elle prit la direction de Palenque. Elle y rencontrerait, pensait-elle, quelqu’un pour la conduire jusqu’à un village, et de là trouverait le moyen de remonter sur la Bête. La forêt était dense et la protégeait des rayons du soleil. Après une heure de marche, elle s’arrêta pour manger quelque chose. Elle eut une fois de plus la sensation d’entendre le cri de la Bête ou ceux de Chava. Elle pleura. Assise sur le tronc d’un arbre tombé, elle entendait mille bruits. Elle eut peur tout d’un coup de se retrouver face à un jaguar ou tout autre animal sauvage. Mais non, ce fut un homme trapu à lunettes qu’elle vit sortir des profondeurs de la forêt. Il portait des moustaches et une machette mais sur son visage América pu lire l’étendue des sentiments qui font de l’être humain un animal civilisé. Il s’appelait Ricardo. Il l’invita chez lui. Ricardo lui offrit à manger, un repas chaud. América put profiter d’un lit. Elle put même se baigner dans le ruisseau qui courait derrière la cabane. Ensuite América s’endormit et ne se réveilla que le lendemain matin.

Le soleil était déjà haut dans le ciel. Ricardo et son frère Enrique imperméabilisaient le toit. Ils l’accueillirent par de grands sourires. Dans l’après-midi Ricardo l’emmena jusqu’à la nouvelle Palenque. Là, en face de l’arrêt des bus nationaux, dans une ruelle au sol en terre battue, América trouva une boulangerie et acheta un petit pain. Puis elle alla au bout de la rue principale, sur la place de l’église. Elle s’assit sur un banc en attendant Ricardo. "Je vais te présenter quelqu’un." Avec son frère, ils faisaient partie d’une communauté zapatiste et connaissaient des activistes susceptibles de l’aider. Ricardo revint avec un curé. Le père Emiliano avait une soixantaine d’années, d’énormes moustaches et un sombrero en paille. Ses yeux brillants semblaient voir au-delà des apparences. Ils allèrent boire un coup. Le curé offrit le café à América. "Attention, tous ceux qui voyagent sur la Bête ne sont pas des migrants. Enfin, peut-être l’ont-ils été un jour. Puis les Zetas les ont enlevés et de victimes ils sont devenus indics de leurs bourreaux. Ils sont très dangereux parce qu’ils parlent comme toi et te mettent en confiance. C’est pourquoi vraiment, si tu as de la famille de l’autre côté, ne parle jamais d’eux, tu m’entends, à personne. Parce que si ces mouchards découvrent que tu as de l’argent, ils préviennent leurs chefs… Dans le cinquième wagon, avec un sweat vert et une casquette Nike, voyage une Hondurienne avec de la thune." Les yeux d’Emiliano brillaient. América sourit. Il l’accompagna jusqu’à une auberge. "Tu peux attendre la Bête ici. Elle ne devrait pas trop tarder à se montrer." Au large des côtes du Yucatan, un ouragan empêchait le débarquement des marchandises. Les bateaux ne pouvaient pas approcher des ports et la Bête dormait encore de son sommeil de fer. Elle dut attendre que le vent se calme. "Beaucoup de ceux qui viennent ici se ressemblent, comme toi ils sont à la recherche d'une vie de rêve. Mais n’oublie pas América, n’oublie jamais que les rêves sont des fleurs qui naissent de ta chair, pas de la terre que tu foules."

Les migrants étaient nombreux à l’auberge. Ils se réunissaient le soir, pour cuisiner, discuter pour oublier l’attente. C’était tout le sous-continent qui se retrouvait dans le petit salon. América rencontra des compatriotes. Elle parla aussi avec Ernesto. Il en était à son deuxième essai pour gagner les USA. Il n’était pas très loquace. Les traits de son visage étaient emprunts d’une infinie tristesse. Les cheveux longs sur son visage brun étaient comme une pluie battante sur une terre noire. Puis il y eut des rumeurs. Elles disaient que la Bête allait enfin revenir. Troisième nuit blanche de veille. Mais finalement, alors que le soleil était encore loin de se lever, les coqs se réveillèrent. Beaucoup de ceux qui avaient dormi au pied des voies s’approchaient maintenant de l’auberge. Deux activistes essayaient d’interdire l’accès au train à ceux qui portaient des armes, demandaient aux migrants d’où ils venaient. "Vous avez été attaqués jusqu’ici ?" Le cri de la Bête approchait. América se répétait: "Tous ceux qui voyagent sur la Bête ne sont pas des migrants."

Juchée sur le dos de la Bête, sur sa colonne de fer, América avait retrouvé Ernesto. Les conseils du prêcheur de la théologie de la Libération lui revenaient. Pourtant elle avait envie de se confier à lui ; quelque chose dans les traits d’Ernesto le lui rendait sympathique. Peut-être cette tristesse qu’il portait comme un fardeau sur l’épaule. Peut-être ces yeux qui brillaient malgré tout sur un visage sombre. Mais América redoutait de trouver derrière ses traits d’ange déchu l’histoire terrible qui l’aurait converti en balance. América avait déjà vu beaucoup de violence et elle ne voulait plus voir couler le sang. Elle garda donc le silence. Emiliano lui avait conseillé de descendre de la Bête un peu avant d’arriver à Medias Aguas. "C’est l’un des endroits où il y a le plus d’enlèvements. Les voies du Chiapas et du Oaxaca se joignent là-bas." avait dit le prêtre. "Ma fille, essaie de sauter de la Bête quand elle avance plus lentement, vers Matias Romero par exemple. Si tu peux, essaie de convaincre le machiniste d’arrêter le train, mais pour l’amour de Dieu ne continue pas jusqu’à Medias Aguas. Mieux vaut arriver tard que jamais !" Depuis les hauteurs de son trône, chaire de la Bête de fer, le chauffeur avait répondu : "M’arrêter là-bas ? Pourquoi ? Enfin bon, on verra…" Tous ne travaillaient pas pour les Zetas, mais tous obéissaient sous la menace.

Après de longues heures avec comme unique perspectives la terre du Chiapas puis celle du Veracruz, après avoir longé le bleu de la mer du Golf à Coatzacoalcos, la Bête s’enfonça une fois de plus dans l’intérieur des terres. Alors qu’ils arrivaient vers Matias Romero, América attrapa ses affaires et s’accrocha aux flancs de la Bête. Elle aperçut alors Ernesto surveillant des types qui tournaient un volant jaune entre deux wagons. Lentement la Bête s’arrêta en hurlant, projetant des étincelles sur la voie. América allait descendre lorsqu’elle sentit une main sur son épaule. Ernesto lui interdisait la descente. Elle voulut crier mais il posa son doigt sur ses lèvres. "N’aie pas peur. Regarde !" Ils virent descendre cinq silhouettes. "Ce sont des espions des Zetas. Ils vont tout dire à leurs chefs." Ils attendirent un petit peu et descendirent lorsque la Bête reprit sa course vers le Nord. Ils commencèrent à marcher. Ernesto semblait savoir ce qu’il faisait. Il commença alors à raconter son histoire à América, peut-être pour lui donner confiance. Pas grand-chose à voir avec celle qu’il lui avait servie à l’auberge. C’était bien la deuxième fois qu’il montait la Bête, mais il ne cherchait pas à passer de "l’autre côté ". Sa femme avait été enlevée et assassinée alors qu’elle voyageait vers les USA il y a quelques mois. "Elle était enceinte et on devait partir pour avoir une autre vie, plus digne. Elle est partie d’abord et moi je devais attendre son coup de fil avant de la rejoindre là-bas. Mais elle n’a jamais appelé. Elle a disparu quelque part dans le Nord, peu avant la frontière. Après plusieurs semaines passées à la chercher, après avoir suivi ses traces, je suis rentré chez moi. Deux mois après, l’ambassade m’a envoyé des photos. Sur l’une d’elles j'ai reconnu le cadavre de Maria, ma fiancée. Ils lui avaient coupé les mains. Ils ne l'avaient même pas enterrée dans une fosse commune. Non, ses assassins l'avaient posée sur un tas de cadavres, ceux de soixante-dix autres migrants, dans l’Etat du Tamaulipas. Je suis revenu au Mexique pour tuer ses assassins."

Ils marchaient et chaque pas les menait sur des terres toujours plus intimes. Ernesto offrit à América les mots qui définissaient la tristesse de ses traits. Les derniers doutes qu’elle avait encore s’étaient dissous en chemin et elle ne tarda pas à se confier à son tour. Un gars en 4x4 les prit en stop jusqu’à un bled après Medias Aguas. Ils y attendirent la Bête deux jours de plus. Le cri du train manquait à América. Lorsqu’il retentit par un après-midi nuageux, ils attrapèrent leurs affaires et se dirigèrent vers les voies. Une heure plus tard, la Bête arriva de son pas lent et bruyant. Ils grimpèrent une nouvelle fois sur son dos. On apercevait des silhouettes sur chaque wagon, semblables à ces oiseaux qui sautillent sur le dos des rhinocéros. Avec la lune, les migrants sortirent de leurs cachettes. América et Ernesto changèrent de wagon. Ils trouvèrent un fourgon qui les protégerait des nuits à la belle étoile.

Entre les deux fleuves, le Suchiate au Sud et le Rio Bravo au Nord, le train traverse forêts, montagnes, vallées et déserts. Il passe par des zones où les températures, de négatives peuvent atteindre les 50° à l’ombre. Et de jour comme de nuit la Bête rugit. Pour atteindre "l’autre côté" les émigrants parcourent sur son dos près de 5000 kilomètres. Le voyage peut durer presque un mois. Pour eux, le Mexique devient infini parce que la Bête zigzague sur tout le territoire sans horaires ni fréquences fixes, mais toujours en poussant ses rugissements lugubres. La Bête peut mesurer jusqu’à deux kilomètres et avance à presque 70 km/h dans les zones inhabitées. Celle que chevauchaient América et Ernesto mesurait un peu plus d’un kilomètre et semblait suivre les caprices de ses propres démons. Elle comptait quatre locomotives, près de 120 wagons et n’arrêtait pas de rugir. Elle transportait un bon millier de migrants. Seuls quatre de chaque centaine arriveront de l’autre côté.

América et Ernesto descendirent encore plusieurs fois de la Bête. América souffrait de crises d’angoisse et ils durent lui trouver des médicaments. Puis ce fut Ernesto qui se sentit mal. Mais à chaque fois, après quelques jours loin du dos de métal, ils montaient une nouvelle Bête. Ils dormirent sous des ponts, couchaient à côté des voies. Ils furent contraints de mendier leur nourriture. Ils avaient peu d’argent, encore moins d’informations et portaient sur leurs épaules de lourdes menaces appelés police et Zetas. América avait les pieds en compote à cause des longues marches. Les jours et les nuits s’enchaînaient pour les mener de Veracruz à Puebla puis de Puebla jusqu’à Tultitlan au Nord du Defectuoso. Le cri de la Bête faisait partie de leur vie, résonnait dorénavant en eux. Le froid avait remplacé la chaleur et la pluie tombait sur les migrants comme plus tôt les rayons ardents du soleil. Le fer de la carapace de la Bête ne brûlait plus, il était devenu glissant et chaque pas sur l’échine du train pouvait être le dernier. Plusieurs hommes endormis tombèrent sur les voies. Quelques jours durant América avait souffert de la faim. Elle était restée sans force, déshydratée. Heureusement, dans quelques villages, parmi les plus misérables du pays, ils virent des femmes, postées le long des rails et offrant des repas, de l’eau aux migrants. Elles se levaient avant l’aube pour cuisiner. Ensuite, alors que les heures défilaient lentement, elles attendaient le passage de la Bête pour nourrir plus pauvres qu’elles. Peut-être le rugissement de la Bête de fer leur rappelait-il un frère, un mari ou un fils parti il y a bientôt dix ans. Un être disparu qu’elles ne voyaient plus que sur les photos qu’elles portaient collées sur le cœur. En pensant à un être cher descendu de la Bête dans les plantations de tabac de Caroline, dans les ranchs du Texas, dans le Sasabe ou trempé par les eaux du Rio Grande, ces femmes redonnaient du sens à leur vie.



A suivre...

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