«Les militaires ont généré ce climat de violences»
Interview
Par EMMANUELLE STEELS (à Mexico)
Santiago Corcuera, avocat, membre du groupe de travail des Nations unies sur les disparitions forcées :
L’avocat mexicain Santiago Corcuera a fait partie du Groupe de travail des Nations unies sur les disparitions forcées et involontaires (2004-2010).
Les organisations civiles mexicaines dénoncent plus de 3 000 disparitions forcées depuis le début de la présidence de Felipe Calderón, en décembre 2006. Ces estimations sont-elles fiables ?
Je crois qu’elles se situent en deçà de la réalité. Je ne peux pas donner de chiffre exact, mais je suis sûr, par expérience, qu’une grande partie des disparitions ne sont pas portées à la connaissance des autorités. On observe le même phénomène dans tous les pays où se produisent des disparitions forcées. Faire disparaître quelqu’un est une pratique propre à imposer la terreur. Les proches des victimes ne portent pas plainte car ils sont terrorisés. Les instances judiciaires ne leur inspirent aucune confiance car elles sont bien souvent complices de ces crimes. Il y a une intimidation des victimes. Souvent, il n’y a d’ailleurs pas d’enquête. La disparition forcée n’est même pas clairement définie dans le droit pénal mexicain.
Qui sont les «disparus» et qui les fait «disparaître» ?
Les autorités mexicaines doivent répondre à ces questions et poursuivre les coupables. Au lieu de cela, elles éludent leur devoir d’enquête, elles minimisent le phénomène et criminalisent les victimes, prétextant qu’il s’agit de personnes liées au crime organisé. C’est lamentable.
Quant aux auteurs, on peut attribuer des disparitions aux mafias de la drogue, mais aussi aux agents de l’Etat, policiers ou militaires. Des milliers de migrants centraméricains ont été enlevés au Mexique. Dans 10% des cas, les kidnappeurs bénéficient de la connivence de fonctionnaires. En ce qui concerne les 145 corps du charnier de San Fernando, découvert début avril (lire ci-contre), si la complicité des seize policiers arrêtés est démontrée, alors il s’agira aussi de disparitions forcées, qui doivent figurer comme telles dans les statistiques.
L’ONU a recommandé au gouvernement mexicain de retirer l’armée des zones d’opérations contre le crime organisé. Cette mesure contribuera-t-elle à éviter les disparitions forcées ?
Le déploiement des militaires a sans aucun doute généré le climat actuel de violence. Les soldats sont entraînés pour le combat, pas pour des opérations de sécurité publique. On les a envoyés exécuter une mission qu’ils ne sont pas aptes à remplir. Dans tous les pays où les militaires ont assumé des tâches policières, le groupe de travail des Nations unies a observé, durant ses trente ans d’expérience, une augmentation systématique du nombre de disparitions forcées. Cela peut signifier d’une part que les militaires sont les responsables directs de certaines disparitions, et d’autre part que l’utilisation des forces armées pour lutter contre le crime est une stratégie erronée, qui engendre davantage de violence de la part des cartels.
Pourquoi la gravité du phénomène des disparitions forcées ne provoque-t-elle pas de scandale au Mexique ?
C’est le cas dans tous les pays du monde qui vivent une guerre, comme celle que vit le Mexique actuellement : l’horreur des disparitions se dilue dans l’énormité du bilan total des victimes, les près de 40 000 morts de cette guerre. Pourtant, la souffrance causée par une disparition est unique. C’est l’horreur de ne pas savoir ce qui est arrivé à votre proche, d’ignorer même s’il est vivant ou mort.
Images: Une de l'hebdo d'investigation Proceso daté d'août 2010, date de la découverte d'un charnier de 72 migrants à San Fernando, Tamaulipas.
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