"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

22/10/2020

LE REGARD ET LA DISTANCE À LA PORTE

Traduction par le Serpent@Plumes du communiqué de l'EZLN, publié le 9 octobre sur le site de liaison zapatiste: ici

 


 

Cinquième partie : LE REGARD ET LA DISTANCE À LA PORTE

Octobre 2020.

Supposons qu’il soit possible de choisir, par exemple, où porte le regard. Supposons que vous puissiez vous libérer, rien qu’un instant, de la tyrannie des réseaux sociaux qui imposent non seulement ce qu’on voit et ce dont on parle, mais aussi comment regarder et comment en parler. Alors, supposons que vous éleviez votre point de vue. Plus haut : de l’immédiat au local au régional au national au mondial. Vous le voyez ? Bien sûr, ce chaos, ce bordel, ce désordre. Alors supposons que vous êtes un être humain : zut ! Pas une application numérique qui, avec célérité, regarde, classe, hiérarchise, juge et sanctionne. C’est donc vous qui choisissez quoi regarder… et comment le regarder. Il se pourrait, c’est une supposition, que regarder et juger ne soient pas la même chose. Ainsi, non seulement vous choisissez, mais vous décidez également. Changer la question « ça, c’est mal ou c’est bien ? » en « qu’est-ce que c’est ? ». Bien sûr, la première question nous mène à un débat savoureux (il y a encore des débats?). Et de là au « Ça, c’est mal – ou bien – parce que moi je le dis ». Ou, peut-être, y aura-t-il une discussion sur ce qu’est le bien et le mal, et de là des arguments et citations avec pied de page. C’est clair, vous avez raison, c’est mieux que de recourir aux « like » et « pouce en l’air », mais j’ai proposé de changer le point de départ : choisir la direction de son regard.

Par exemple : vous décidez de regarder les musulmans. Vous avez le choix, par exemple, entre ceux ayant perpétré l’attentat contre Charlie Hebdo ou celles et ceux qui marchent en ce moment sur les routes de France afin de réclamer, exiger, imposer leurs droits. Étant posé que vous êtes arrivés jusqu’à ces lignes, il est fort probable que vous optiez pour les « sans papiers » (en français dans le texte, ndt). Bien sûr, vous vous sentez aussi dans l’obligation de dire que Macron est un imbécile. Mais, oubliant rapidement ce coup d’œil vers le haut, vous portez à nouveau votre regard sur les sitting, les campements et les marches des migrants. Vous vous interrogez sur leur nombre. Ça vous semble beaucoup, ou peu, ou trop, ou assez. On est passé de l’identité religieuse à la quantité. Et alors vous vous demandez ce qu’ils veulent, pour quoi ils luttent. Et là vous décidez si vous allez recourir aux médias et aux réseaux sociaux pour le savoir… ou les écouter. Supposez que vous puissiez le leur demander. Vous leur demandez quelles sont leurs croyances religieuses, combien ils sont ? Ou vous leur demandez pourquoi ils ont abandonné leur terre et décidé de gagner un sol et un ciel avec une autre langue, une autre culture, d’autres lois, d’autres manières ? Peut-être vous répondront-ils d’un seul mot : guerre. Ou peut-être vous détailleront-ils ce que ce mot signifie dans leur réalité. Guerre. Vous décidez d’enquêter : une guerre où ça ? Ou, mieux encore, pourquoi cette guerre ? Alors ils vous accablent d’explications : croyances religieuses, conflits territoriaux, pillage des ressources ou, tout simplement, stupidité. Mais vous ne vous en satisfaites pas et vous demandez à qui profite la destruction, le dépeuplement, la reconstruction, le repeuplement. Vous trouvez les données de diverses grandes entreprises. Vous investiguez sur ces entreprises et vous découvrez qu’elles sont présentes dans divers pays, et qu’elles produisent non seulement des armes, mais aussi des autos, des fusées interstellaires, des fours à micro-ondes, des services d’expéditions de colis, des banques, des réseaux sociaux, « contenus médiatiques », vêtements, téléphones portables et ordinateurs, chaussures, aliments organiques ou non, entreprises navales, vente en ligne, trains, chefs de gouvernement et cabinets, centres de recherche scientifiques ou non, chaînes d’hôtels et de restaurants, « fast food », lignes aériennes, centrales thermoélectriques et, bien sûr, fondations d’aide « humanitaire ». Vous pourriez dire, alors, que la responsabilité est celle de l’humanité ou du monde entier.

Mais vous vous demandez si le monde ou l’humanité ne sont pas également responsables de cette marche, ce sitting, ce campement de migrants, de cette résistance. Et vous en arrivez à la conclusion, ça se peut, c’est probable, peut-être, que le responsable est un système intégral. Un système qui produit et reproduit la douleur, qui l’inflige et qui la subit.

Maintenant, reportez votre regard sur la marche qui parcourt les routes de France. Supposez qu’ils soient peu, très peu, qu’il n’y ait qu’une femme portant son poussin. Est-ce que sa croyance religieuse, sa langue, ses vêtements, sa culture, ses manières, vous importent encore ? Est-ce important que ce ne soit qu’une femme seule qui porte son poussin dans les bras ? Maintenant, oubliez la femme pour un instant et concentrez votre regard uniquement sur la créature. Est-ce important si c’est un mâle ou une femelle ou autre ? Sa couleur de peau ? Peut-être découvrez-vous, maintenant, que ce qui compte c’est sa vie.

Maintenant, allons plus loin, après tout vous êtes arrivé.e.s jusqu’à ces lignes, donc quelque-une de plus ne vous feront pas de mal. Ok, pas trop de mal.

Supposez que cette femme vous parle et que vous ayez le privilège de comprendre ce qu’elle dit. Croyez-vous qu’elle exigera de vous que vous lui demandiez pardon pour la couleur de votre peau, vos croyances religieuses ou non, votre nationalité, vos ancêtres, votre langue, votre genre, vos manières ? Vous dépêcherez-vous de lui demander pardon d’être qui vous êtes ? Vous espérez qu’elle vous pardonne et pouvoir retourner à votre vie en ayant solder ce compte ? Ou qu’elle ne vous pardonne pas et que vous vous disiez « bon, au moins j’ai essayé et je suis sincèrement désolé d’être qui je suis » ?

Ou avez-vous peur qu’elle ne vous parle pas, qu’elle vous regarde simplement en silence, et vous sentez ce regard qui vous demande « Et toi, alors ? » ?

Si vous arrivez à ce raisonnement-sentiment-angoisse-désespoir, alors, je suis désolé, il n’existe aucun remède : vous êtes un être humain.

-*-

Ayant ainsi prouvé que vous n’êtes pas un bot, répétez l’opération avec l’Ile de Lesbos ; le Rocher de Gibraltar ; la Manche ; Naples ; la rivière Suchiate ; le Rio Bravo.

Maintenant tourner votre regard et cherchez la Palestine, le Kurdistan , l’Euskadi et Wallmapu. Oui, je sais, ça fait un peu tourner la tête… et ce n’est pas tout. Mais dans ces endroits, il y a des gens (beaucoup ou peu ou trop ou assez) qui luttent aussi pour la vie. Mais il se trouve que ces gens conçoivent la vie comme inséparablement liée à leur terre, à leur langue, leur culture, leur manières. À ce que le Congrès Nationale Indigène nous a appris à nommer « territoire », et qui n’est pas qu’un morceau de terre. N’avez-vous pas envie que ces personnes vous content leur histoire, leur lutte, leurs rêves ? Oui, je sais, ce serait sans doute mieux pour vous de recourir à Wikipedia, mais n’êtes-vous pas tenté de l’écouter directement et d’essayer de le comprendre ?

Revenez maintenant à ce qui se trouve entre le Rio Bravo et la rivière Suchiate. Approchez-vous d’un lieu qui s’appelle « Morelos ». Un nouveau zoom du regard sur la municipalité de Temoac. Focalisez-vous maintenant sur la communauté de Amilcingo. Vous voyez cette maison ? C’est la maison d’un homme qui, de son vivant, portait le nom de Samir Flores Soberanes. Devant sa porte, il a été assassiné. Son crime ? S’opposer à un méga-projet qui représente la mort pour la vie des communautés auxquelles il appartenait. Non, je ne me suis pas trompé dans la rédaction : Samir a été assassiné non pas pour avoir défendu sa vie individuelle, mais celle de ses communautés.

Plus encore : Samir a été assassiné pour avoir défendu la vie de générations dont on imagine même pas encore qu’elles seront là. Parce que pour Samir, pour ses compagnons et compagnonnes, pour les peuples originaires regroupés au sein du CNI et pour nous, femmes, hommes, autrEs, zapatistes, la vie de la communauté ne se conjugue pas seulement au présent. C’est, surtout, ce qui adviendra. La vie de la communauté est quelque chose qui se construit aujourd’hui, mais pour le future. La vie dans la communauté est donc quelque chose qui s’hérite. Vous croyez, vous, que les comptes sont soldés si les assassins – l’intellectuel et le matériel – demandent pardon ? Vous pensez que sa famille, son organisation, le CNI, nous, serons satisfaits si les criminels demandent pardon ? « Pardonnez-moi, je l’ai désigné pour que les sicaires procèdent à son exécution, j’ai jamais su tenir ma langue. Je veillerai à m’améliorer, ou pas. Maintenant je vous ai demandé pardon, alors cessez votre sitting et allons finir la centrale thermoélectrique, parce que sinon, on va perdre beaucoup d’argent ». Vous pensez que c’est ce qu’ils attendent, ce que nous attendons, que c’est pour ça qu’ils luttent, que nous luttons ? Pour qu’ils demandent pardon ? Qu’ils déclarent « pardon, oui, nous avons assassiné Samir et, en même temps, avec ce projet, nous assassinons ses communautés. Voilà quoi, pardonnez-nous. Et si vous ne nous pardonnez pas, ben tant pis, il faut terminer le projet » ?

Mais en fait, ceux qui auraient demandé pardon pour la centrale thermoélectrique, sont ceux du Train mal dénommé « Maya », du « couloir transismico », des barrages, des mines à ciel ouvert et des centrales électriques, ceux qui ferment les frontières pour arrêter la migration provoquée par les guerres qu’eux-mêmes alimentent, qui persécutent les Mapuche, qui massacrent les Kurde, qui détruisent la Palestine, qui tirent sur les afro-américains, qui exploitent (directement ou indirectement) les travailleurs aux quatre coins de la planète, qui cultivent et exaltent la violence de genre, qui prostituent l’enfance, qui vous espionnent pour savoir ce que vous aimez et vous le vendre – et si vous n’aimez rien, hé bien ils font en sorte que vous aimiez -, les mêmes qui détruisent la nature. Les mêmes qui voudraient vous faire croire, à vous, aux autres, à nous, que la responsabilité de ce crime mondial et en cours, est de la responsabilité de nations, de croyances religieuses, de résistance au progrès, de conservateurs, de langues, d’histoires, de manières. Que tout se résume à un individu… ou une individu (ne pas oublier la parité de genre).

Si vous pouviez allez dans tous les recoins de cette planète moribonde, qu’est-ce que vous feriez, vous ? Bon, on sait pas. Mais nous, femmes, hommes, autrEs, zapatistes nous irions apprendre. Bien sûr danser, mais l’un n’empêche pas l’autre, je crois. Si nous avions cette opportunité, nous serions prêt.e.s à tout risquer, tout. Pas seulement notre vie individuelle, mais aussi notre vie collective. Et si cette possibilité n’existait pas, nous lutterions pour la créer. Pour la construire, comme s’il s’agissait d’un navire. Oui, je sais, c’est de la folie. Quelque chose d’impensable. Qui pourrait croire que le destin de celles et ceux qui résistent à la centrale thermoélectrique, dans un tout petit coin du Mexique, pourrait intéresser la Palestine, le peuple Mapuche, le basque, le migrant, l’afro-américain, la jeune écologiste suédoise, la guerrière kurde, la mère qui lutte dans une autre partie du monde, au Japon, en Chine, en Corée (l’une ou l’autre), Océanie, mère Afrique ?

Ne devrions-nous pas, par contre, aller, par exemple, à Chablekal, au Yucatan, au local de l’Equipo Indignación, et leur demander : « Hé ! Vous avez la peau blanche et vous êtes croyants, demandez pardon ! » ? Je suis presque sûr qu’ils répondraient : « pas de problème, mais attendez votre tour, parce que là nous sommes occupé.e.s à accompagner qui résiste au Train Maya, qui souffre de dépossessions, de persécution, de prison, de mort. » Et illes ajouteraient :

« En plus, nous devons faire face à l’accusation du dirigeant suprême selon laquelle nous serions financé par les Illuminati en tant que partie d’un complot interplanétaire pour arrêter la 4T (4e Transformation, plan de développement comprenant des méga-projets lancé par le président AMLO, ndt) ». Mais ce dont je suis sûr c’est qu’ils utiliseraient le verbe « accompagner », et non « diriger », « commander », « mener ».

Ou devrions-nous plutôt envahir les Europes au cri de « Rendez-vous visage-pâles ! », et détruire le Parthénon, le Louvre et le Prado et, au lieu des sculptures et peintures, tout remplir de broderies zapatistes, tout spécialement de masques zapatistes – qui, soit dit en passant, sont efficaces et tout mignons - ; et, au lieu des pâtes, des plateaux de fruits de mer et des paellas, imposer la consommation d’épis de maïs, de cacaté (boisson à base de cacao, ndt) et de yerba mora (la morelle noire, plante herbacée semblable aux épinards, ndt) ; au lieu de sodas, vins et bières, pozol (boisson épaisse à base de maïs, ndt) obligatoire ; et qui sort dans la rue sans passe-montagne, amende ou prison (oui, optionnel, parce qu’il ne faut pas exagérer quand même) ; et crier « Voyons, voyons... pour les rockers, marimba obligatoire ! Et à partir de maintenant que de la cumbia, pas le moindre reggaeton (ça vous tente, n’est-ce pas?) ! Et toi, Panchito Varon et Sabina (musicien et chanteur espagnols, ndt), les autres aux chœurs, commencez avec « Cartas Marcadas » (du chanteur mexicain Pedro Infante, ndt), en boucle, même si ça nous mène jusqu'à dix, onze, minuit, une, deux et trois… et c'est tout, parce que demain il faut se lever tôt ! Écoute, autre toi, ex roi-poudre-d’escampette, laisse ces éléphants en paix et mets-toi à cuisiner ! Soupe de courges pour toute la cour ! (je sais, ma cruauté est exquise) ?

Maintenant dites-moi : vous croyez que le cauchemar de ceux d’en-haut c’est que vous les obligiez à demander pardon ? Ça ne serait pas plutôt qu’on peuple leur rêve de deux choses horribles qui seraient qu’ils disparaissent, qu’ils n’importent pas, qu’on ne tienne pas compte d’eux, qu’ils ne soient rien, que leur monde s’écroule sans à peine faire de bruit, sans personne pour se souvenir d’eux, leur ériger des statues, des musées, des cantiques, des jours de commémoration ? Ça ne serait pas que cette réalité possible les mette en panique ?

-*-

Ce fut l’une des rares fois que feu le SupMarcos n’eut pas recourt à un parallèle cinéphile pour expliquer quelque chose. Parce que, vous n’êtes pas censés le savoir, ni moi vous le dire, le défunt pouvait faire référence pour les étapes de sa courte vie, chacune, à un film. Ou accompagner une explication sur la situation nationale ou internationale d’un « comme dans tel film ». Bien sûr, plus d’une fois il a du rajuster le scénario pour qu’il colle à son récit. Comme la plus part d’entre-nous n’avions pas vu le film en question et que nous n’avions pas de réseau pour consulter wikipedia sur nos portables, et bien nous le croyions. Mais ne dévions pas du sujet. Attendez, je crois qu’il a laissé une note dans tous les papiers qui saturent sa malle aux souvenirs… Ah, le voilà ! Allons-y alors :

« Pour comprendre notre obstination et la mesure de notre audace, imaginez que la mort soit une porte dont on peut franchir le seuil. Il y aura beaucoup et de nombreuses spéculations sur ce qu’il y a derrière cette porte : le ciel, l’enfer, les limbes, rien. Et au sujet de ces options, des dizaines de descriptions. La vie, alors, pourrait être vue comme le chemin vers cette porte. La porte, la mort donc, serait ainsi un point d’arrivée… ou une interruption, l’impertinente coupure de l’absence blessant l’air de la vie.

À cette porte on arrive donc avec la violence de la torture et l’assassinat, l’infortune d’un accident, le douloureux entrebâillant de la porte avec la maladie, la fatigue, le désir. C’est à dire, bien que la majorité des fois on arrive à cette porte sans l’avoir désiré ni voulu, il serait aussi possible que ce soit un choix.

Chez les peuples originaire, aujourd’hui zapatistes, la mort était une porte postée presque au début de la vie. L’enfance se heurtait à elle avant les 5 ans, et la passait entre fièvres et diarrhées. Ce que nous avons fait le 1er janvier 1994 c’est essayer d’éloigner cette porte. Bien sûr, il fallut être prêt à la franchir pour y arriver, même si nous ne le voulions pas. Dès lors, toute notre obstination a été, et est toujours, d’éloigner le plus possible cette porte. « Allonger l’espérance de vie », diraient les spécialistes. Mais une vie digne, rajouterait-on, nous. L’éloigner jusqu’à parvenir à la coller dans un coin, mais très loin sur le chemin. C’est pourquoi nous disions au début du soulèvement que « pour vivre, nous mourrons ». Parce que si nous ne léguons pas la vie, c’est à dire le chemin, alors pourquoi vivons-nous ? »

-*-

Hériter de la vie.

C’est précisément ce qui préoccupait Samir Flores Soberanes. Et c’est ce qui peut résumer la lutte du Front des Peuples en Défense de l’Eau et de la Terre de Morelos, Puebla et Tlaxcala, dans sa résistance et rébellion contre la centrale thermoélectrique et le dénommé « Projet Intégral Morelos ». À leurs demandes d’arrêter et d’abandonner un projet de mort, le mauvais gouvernement répond en argumentant que ça ferait perdre beaucoup d’argent.

Ici, au Morelos, se résumé la confrontation actuelle du monde entier : l’argent contre la vie. Et dans cet affrontement, dans cette guerre, aucune personne honnête ne devrait rester neutre : ou pour l’argent, ou pour la vie.

Et ainsi nous pourrions conclure que la lutte pour la vie n’est pas une obsession chez les peuples originaires. C’est plutôt… une vocation… et collective.

O.K. Santé et n’oublions pas que pardon et justice ne sont pas les mêmes.

Depuis les montagnes des Alpes, se demandant qu’envahir en premier : l’Allemagne, l’Autriche, la Suisse, la France, l’Italie, la Slovénie, Monaco, le Liechtenstein ? Nan, c’est une blague… ou pas ?



Le SupGaleano s’entraînant à sanausée” la plus élégante.

Mexique, Octobre 2020.




Du carnet de note du Chat-Chien : Une montagne en haute mer. Partie I : Le radeau.

« Et dans les mers de tous les mondes qui sont au monde,

on vit des montagnes qui se déplaçaient sur l’eau et, sur elles

avec le visage dérobé, des femmes, des hommes et des genres autres ».

« Chroniques du lendemain ». Don Durito de La Lacandona. 1990



À la troisième tentative ratée, Maxo resta pensif et, après quelques secondes, s’exclama : « Il faut des liens. » « Je te l’avais dis », esquive Gabino. Les restes du radeau flottaient en se dispersant, se heurtant les unes aux autres au grès du courant de la rivière qui, faisant honneur à son nom de « Colorado », se teintait de la boue rougeâtre arrachée aux berges.

Ils appelèrent alors un escadron de cavalerie de la milice, qui arriva au rythme de la « Cumbia Sobre el Rio Suena », du maître Celso Piña. Ils mirent bout à bout les liens et firent deux grandes sections. Ils envoyèrent une équipe de l’autre côté de la rivière. Attachant leurs liens au radeau, chaque groupe pouvait contrôler la trajectoire du navire sans qu’il finisse défait, remorquer le bouquet de troncs sur une rivière qui faisait même comme si elle ne savait rien de la tentative de navigation.

L’absurdité en cours a surgi après que se décide l’invasion… pardon, la visite des cinq continents. Et tant pis. Parce que, quand ce fut voté, et à la fin, le SupGaleano leur dit : « vous êtes fous, nous n’avons pas de bateau », Maxo répondit : « Faisons-en un ». Ils commencèrent rapidement à faire des propositions.

Comme pour tout ce qui est absurde en terres zapatistes, la construction du « bateau » fit appel à la bande de Défense Zapatiste.

« Les compagnonnes vont mourir misérablement », déclara Esperanza, avec son légendaire optimisme (la fillette avait trouvé ce mot dans quelque livre et avait compris que ça se référait à quelque chose d’horrible et irrémédiable, et elle l’utilisait à plaisir : « Mes mamans m’ont coiffé misérablement », « La maîtresse m’a rayé misérablement », et encore), quand à la quatrième tentative, le radeau se délita presque immédiatement.

« Et les compagnons », se sentit obligé d’ajouter le Pedrito, se demandant si la solidarité de genre était de mise dans ce destin… misérable.

« Nan », répliqua Défense. « Les compagnons tu les remplaces comme tu veux, mais des compagnonnes… où vas-tu en trouver ? Des compagnonnes, de vraies compagnonnes, pas n’importe laquelle ».

La bande de Défense était placée stratégiquement. Non pour contempler les aléas des comités pour la construction du bateau. Défense et Esperanza tenaient par la main Calamité, qui avait déjà essayé deux fois de se jeter à l’eau pour sauver le radeau, et fut chaque fois taclée par le Pedrito, le Pablito et l’adoré Amado. Le cheval brun et le chat-chien furent renversés dès le début. Ils s’inquiétaient inutilement. Lorsque le SupGaleano vit que la horde arrivait, il assigna trois pelotons de miliciennes sur la berge de la rivière. Avec son habituelle diplomatie et sans se départir de son sourire, le Sup leur dit : « Si cette fillette arrive dans l’eau, vous mourrez toutes ».

Après le succès du sixième essai, les comités essayaient de charger le radeau de ce qu’ils appelèrent « des choses essentielles » pour le voyage (une espèce de kit de survie zapatiste) : un sac de tostadas, du sucre de canne, un petit sac de café, quelques boules de pozol, un monceau de bois, un morceau de bâche en cas de pluie. Ils restèrent à contempler et se rendirent compte qu’il manquait quelque chose. Bien sûr, ils ne tardèrent pas à ramener une marimba.

Maxo alla où le Monarque et le SupGaleano examinaient quelques plans de ceux dont je vous ai parlé en d’autres occasion et lui dit : « Écoute, Sup, je veux que tu envoies une lettre à ceux de l’autre côté : qu’ils cherchent des liens et qu’ils les nouent pour qu’ils soient bien longs, et qu’ils les lancent jusqu’ici et alors depuis les deux rives on pourra bouger le « bateau ». Mais je veux qu’illes s’organisent, parce que si chacun lance une corde de son côté, et bien nous n’arriverons à rien. Je veux donc qu’ils les mettent bout à bout, qu’ils s’organisent ».

Maxo ne s’attendait pas à ce que le SupGaleano sorte de sa perplexité, et tente de lui expliquer qu’il y avait une grande différence entre un radeau fait de troncs attachés avec des lianes, et un bateau pour traverser l’Atlantique.

Maxo alla superviser l’essai du radeau avec toute l’impédimenta. Ils discutèrent pour savoir qui monterait pour essayer avec des personnes, mais la rivière claquait d’une rumeur sinistre, et donc ils optèrent pour fabriquer un mannequin et le coincer au milieu de l’embarcation. Maxo était en quelque sorte l’ingénieur naval parce que, il y a de ça quelques années, lorsqu’une délégation zapatiste alla soutenir le campement Cucapa, il entra dans la Mer de Cortés. Maxo n’expliqua pas qu’il failli se noyer parce que le passe-montagnes se colla à son nez et à la bouche et qu’il ne pouvait plus respirer. Un vieux loup de mer expliqua : « c’est comme une rivière, mais sans courant,et plus grand, bien plus, comme le lac de Miramar ».

Le SupGaleano essayait de déchiffrer comment se disait « lazo » en allemand, italien, français, anglais, grec, basque, turc, suédois, catalan, finlandais, etc., lorsque la major Irma s’approcha et lui dit « met qu’elles ne sont pas seules ». « Ni seuls », ajouta le lieutenant colonel Rolando. « Ni SeulLEs », s’aventura la Marijose, qui était arrivée pour demander aux musiciens qu’ils jouent Le Lac des Cygnes mais en version cumbia. « Allez, de la joie, quoi, dansez donc, que votre cœur ne soit pas triste ». Les musiciens demandèrent ce qu’était « Cygnes ». « C’est comme des canards mais plus mignons, comme si on leur avait beaucoup étiré le cou et qu’ils étaient restés comme ça. C’est comme si c’était des girafes mais qui marchent comme des canards ». « On les mange ? », demandèrent les musiciens, qui savaient que c’était maintenant l’heure du pozol et qu’ils n’étaient venu que pour déposer la marimba. « Qu’est-ce que tu crois, les cygnes dansent ». Les musiciens se dirent qu’une version de « poulet/frites » (nom d’une cumbia populaire, ndt) pourrait servir. « On va y réfléchir », dirent-ils, et ils allèrent se servir du pozol.

Pendant ce temps Défense Zapatiste et Esperanza persuadaient Calamité que, étant donné que le SupGaleano était occupé, sa cahute était vide et il était très probable qu’il avait caché un paquet de petit-beurres dans la caisse de tabac. Calamité hésitait, elles durent donc lui dire que là-bas elle pourrait faire du pop-corn. Elles partirent. Le Sup les vit s’éloigner, mais ne s’en inquiéta pas, il était impossible qu’elles trouvent la cachette des petit-beurres, cachés sous les sacs de tabac moisi, et, allant vers le Monarque et montrant quelque diagramme, lui demanda : « Tu es sûr qu’ils ne va pas couler ? Parce qu’on voit bien que ça va être lourd ». Le Monarque resta pensif et répondit : « Peut-être ». Puis dit, sérieux : « qu’ils emmènent donc des vessies, comme ça ils flotteront » (note : vessies = ballons).

Le Sup soupira et dit : « plus que d’un bateau, c’est d’un peu de raison dont nous avons besoin  ». « Et plus de liens », ajouta le SubMoy, qui arrivait juste au moment où le radeau, chargé à raz-bord, coulait.

Pendant que sur la berge le groupe des Comités contemplait les restes du naufrage et la marimba flottant pattes en l’air, quelqu’un dit : « une chance qu’on ait pas chargé le matos de son, c’est plus cher ».

Tous applaudirent lorsque le mannequin de chiffons remonta à la surface. Quelqu’un, prévoyant, lui avait mis, sous les bras, deux vessies gonflées.

J’en atteste.

Miaou-Ouaf

Vidéos :


 


 


Pour mieux comprendre l'actualité du thème du "pardon" ici développé par le SupGaleano, voici un article de la RTBF: Colonialisme : le Mexique (re)demande officiellement des excuses à la couronne d'Espagne et à l'Eglise

07/10/2020

Une montagne en haute mer


Traduction par le Serpent@Plumes du communiqué de l'EZLN, publié le 5 ocotbre sur le site de liaison zapatiste: ici

 


Sixième partie : UNE MONTAGNE EN HAUTE MER


COMMUNIQUÉ DU COMITÉ CLANDESTIN RÉVOLUTIONNAIRE INDIGÈNE – COMMANDEMENT GÉNÉRAL DE L’ARMÉE ZAPATISTE DE LIBÉRATION NATIONALE.

 


 

MEXIQUE.

5 octobre 2020

Au Congrès National Indigène – Conseil Indigène de Gouvernement :

À la Sexta Nationale et Internationale :

Aux Réseaux de Résistance et Rébellion :

Aux personnes honnêtes qui résistent dans tous les coins de la planète :

Sœurs, frères, frœurs :

Compañeras, compañeros et compañeroas:

Les peuples originaires de racine maya et les zapatistes nous vous saluons et vous disons ce qui advient dans notre pensée commune, en accord avec ce que nous voyons, entendons et ressentons.

Premièrement.- Nous regardons et écoutons un monde malade dans sa vie sociale, fragmenté en millions de personnes éloignées les unes des autres, accrochées à leur survie individuelle, mais unies sous l’oppression d’un système prêt à tout pour étancher sa soif de profits, même lorsqu’il est clair que sa voie va à l’encontre de l’existence de la planète Terre.

L’aberration du système et sa stupide défense du « progrès » et de la « modernité » se fracasse sur une réalité criminelle : les féminicides. Le meurtre de femmes n’a ni couleur ni nationalité, il est mondial. S’il est absurde et insensé que l’on persécute, fasse disparaître, assassine quelqu’un pour la couleur de sa peau, sa race, sa culture, ses croyances ; on ne peut croire que le fait d’être une femme équivaille à une sentence de marginalisation et de mort.

Dans cette escalade prévisible (harcèlement, violence physique, mutilation et assassinat), avec l’aval d’une impunité structurelle (« elle l’a bien mérité », « elle avait des tatouages », « qu’est-ce qu’elle faisait à cet endroit à cette heure-là ? », « habillée comme ça, il fallait s’y attendre »), les meurtres de femmes n’ont aucune logique criminelle qui ne soit celle du système. Différentes strates sociales, différentes races, différents âges qui vont de la petite enfance jusqu’à la vieillesse et dans des géographies distantes les unes des autres, la seule constante est le genre. Et le système est incapable d’expliquer pourquoi tout ceci avance main dans la main avec son « développement » et son « progrès ». Dans la révoltante statistique des mortes, plus une société est « développée » plus est important le nombre de victimes dans cette authentique guerre de genre.

Et la « civilisation » semble nous dire, à nous peuples originaires : « la preuve de votre sous-développement réside dans votre faible taux de féminicides. Ayez vos méga-projets, vos trains, vos centrales thermoélectriques, vos mines, vos barrages, vos centres commerciaux, vos magasins d’électroménager – avec chaîne de télévision incluse -, et apprenez à consommer. Soyez comme nous. Pour solder la dette de cette aide progressiste, ni vos terres, ni vos eaux, ni vos cultures, ni vos dignités ne suffisent. Vous devez compléter cela avec la vie des femmes ».

Deuxièmement.- Nous regardons et écoutons la nature blessée à mort, et qui, dans son agonie, avertit l’humanité que le pire est encore à venir. Chaque catastrophe « naturelle » annonce la suivante et oublie, comme par hasard, que c’est l’action d’un système humain qui l’a provoquée.

La mort et la destruction ne sont maintenant plus des choses éloignées, arrêtées aux frontières, respectant les douanes et les conventions internationales. La destruction, dans n’importe quel recoin du monde, se répercute sur toute la planète.

Troisièmement.- Nous regardons et écoutons les puissants se replier et se cacher dans les dénommés États Nation et derrière leurs murs. Et, dans cet impossible saut en arrière, ils revivent les nationalismes fascistes, les chauvinismes ridicules et les discours assourdissants. En cela nous remarquons les guerres à venir, celles qui se nourrissent d’histoires fausses, creuses, mensongères et qui traduisent nationalités et races en suprématies qui s’imposent par la voie de la mort et de la destruction. Dans les différents pays on vit la querelle entre contremaître et ceux qui aspirent à leur succéder, qui cache que le patron, le maître, le petit chef, est le même et qu’il n’a pas d’autre nationalité que celle de l’argent. Et pendant ce temps, les organismes internationaux dépérissent et se convertissent en simples noms, telles des pièces de musée… ou même pas.

Au milieu de l’obscurité et de la confusion qui précèdent ces guerres, nous entendons et voyons l’attaque, le siège et la persécution de la moindre étincelle de créativité, d’intelligence et de rationalité. Face à la pensée critique, les puissants réclament, exigent et imposent leurs fanatismes. La mort qu’il plantent, cultivent et récoltent n’est pas seulement physique ; elle inclue aussi l’extinction de l’universalité-même de l’humanité – l’intelligence -, ses avancées et succès. Ressuscitent ou sont crées de nouveaux courants ésotériques, laïcs ou non, grimés à la mode intellectuelle ou pseudo-science ; et les arts et les sciences prétendent être soumises aux militantismes politiques.

Quatrièmement.- La pandémie de COVID19 n’a pas seulement révélé les vulnérabilités de l’être humain, mais aussi la voracité et la stupidité des différents gouvernements nationaux et leurs supposées oppositions. Les mesures du plus élémentaire bon sens ont été méprisées, pariant toujours que la pandémie serait de courte durée. Lorsque l’avancée de la maladie devint à chaque fois plus grande, les chiffres ont commencé à remplacer les tragédies. La mort devint ainsi un chiffre se perdant quotidiennement entre scandales et déclarations. Un comparatif morbide entre nationalismes ridicules. C’est la moyenne au bâton et de courses propres qui détermine quelle équipe, ou Nation, est la meilleure ou la pire.

Comme détaillé dans l’un des textes précédents, chez les zapatistes, nous avons opté pour la prévention et l’application de mesures sanitaires qui, en leur temps, furent soumises aux scientifiques qui nous ont orienté et offert, sans hésiter, leur aide. Nous, les peuples zapatistes, les remercions et ainsi le leur exprimons. Six mois après la mise en place de ces mesures (masque ou équivalent, distance entre les personnes, arrêt des contacts personnels directs avec les zones urbaines, quarantaine de 15 jours pour qui aurait pu être en contact avec des personnes contagieuses, lavage fréquent à l’eau et au savon), nous pleurons la mort de 3 compagnons présentant deux ou plus symptômes associé à la Covid19 et qui avaient été en contact direct avec des personnes contagieuses.

Huit autres compagnons et une compagnonne, qui sont morts à cette période, présentaient l’un des symptômes. Puisque nous manquons de preuves, nous assumons que la totalité des 12 compagon.ne.s sont mort.e.s à cause du dénommé Corona virus (les scientifiques nous ont recommandé d’assumer que n’importe quelle difficulté respiratoire soit la Covid19). Ces 12 absences sont de notre responsabilité. Ce n’est la faute ni de la 4T (quatrième transformation, projet de développement du président AMLO comprenant des méga-projets, ndt) ni de l’opposition, des néolibéraux ou des néoconservateurs, des pro et des anti, des conspirations ou des complots. Nous pensons que nous aurions du prendre encore plus de précautions.

Actuellement, avec sur les épaules l’absence de ces 12 compagnon.ne.s, nous améliorons dans toutes les communautés les mesures de prévention, dorénavant avec l’appui d’Organisations Non Gouvernementales et de scientifiques qui, à titre individuel ou en collectif, nous guident sur la manière d’affronter avec le plus de force une possible nouvelle vague. Des dizaines de milliers de masques (conçus spécialement pour éviter qu’un porteur possible ne contamine d’autres personnes, bon marché, réutilisables et adaptés aux circonstances) ont été distribués dans toutes les communautés. D’autres dizaines de milliers de plus sont en train d’être produits dans les ateliers de broderie et de couture d’insurgé.e.s et dans les villages. L’utilisation massive de masques, les quarantaines de deux semaines pour qui pourrait être infecté, la distanciation et le lavage continu des mains et des visages à l’eau et au savon, et éviter le plus possible d’aller dans les villes, sont des mesures recommandées même pour les frères et sœurs des partis, afin de contenir l’expansion de la contagion et permettre la continuité de la vie communautaire.

Le détail de ce que fut et ce qu’est notre stratégie pourra être consulté le moment venu. Pour l’instant nous disons, la vie battante dans notre corps, que, selon notre valorisation (en quoi nous pouvons probablement nous tromper), affronter la menace en tant que communauté, et non comme une question individuelle, et diriger notre effort principal sur la prévention, nous permet de dire, en tant que peuples zapatistes : nous sommes là, nous résistons, nous vivons, nous luttons.

Et maintenant, dans le monde entier, le grand capital compte que nous retournions dans les rues, pour que les personnes rendossent leur condition de consommateurs. Car ce sont les problèmes du Marché qui le préoccupent : la léthargie dans la consommation de marchandises.

Oui, il faut retourner dans les rues, mais pour lutter. Car, comme nous l’avons dit avant, la vie, la lutte pour la vie, ce n’est pas une affaire personnelle, mais collective. Maintenant on voit bien que ce n’est pas non plus une question de nationalités, c’est mondial.

-*-

Nous voyons et entendons beaucoup de ces choses. Et nous y pensons beaucoup. Mais pas seul…

Cinquièmement.- Nous écoutons et regardons aussi les résistances et révoltes qui, parce que tues ou oubliées, cessent d’être les clefs, les pistes d’une humanité qui se refuse à suivre le système dans sa marche forcée vers l’effondrement : le train mortel du progrès qui avance, superbe et impeccable, vers le précipice. Pendant ce temps le machiniste oublie qu’il n’est qu’un employé de plus et croit, ingénu, qu’il décide du chemin, alors qu’il ne fait que suivre la prison des rails jusqu’à l’abîme.

Des résistances et des révoltes qui, sans oublier les larmes pour les absent.e.s, s’obstinent à lutter pour – qui le dira -, la chose la plus subversive qu’il y ait en ces mondes divisés entre néolibéraux et néoconservateurs : la vie.

Des révoltes et des résistances qui comprennent, chacune à leur manière, en leur temps et leur géographie, que les solutions ne résident pas dans la foi dans les gouvernements nationaux, qu’elles ne se conçoivent pas protégées par des frontières ni ne se parent de drapeaux et de langues différentes.

Des résistances et des révoltes qui nous enseignent à nous, tous, toutes et toustes, zapatistes, que les solutions pourraient être en bas, dans les caves et recoins du monde. Pas dans les palais gouvernementaux. Pas dans les bureaux des grandes entreprises.

Des révoltes et des résistances qui nous montrent que, si ceux d’en-haut coupent les ponts et ferment les frontières, nous pouvons toujours naviguer sur les fleuves et les mers pour nous rencontrer. Que le remède, si il y en a un, est mondial, et qu’il a la couleur de la terre, du travail qui vit et meurt dans les rues et les quartiers, les mers et les cieux, dans les montagnes et leurs entrailles. Que, tout comme le maïs originaire, nombreuses sont ses couleurs, ses teintes et ses sons.

-*-

Tout cela, et bien plus encore, nous le regardons et l’écoutons. Et nous nous regardons et nous écoutons tel que nous sommes : un nombre qui ne compte pas. Parce que la vie n’a pas d’importance, n’est pas vendeuse, n’est pas une info, n’entre pas dans les statistiques, ne concourt pas dans les enquêtes, n’est pas valorisée sur les réseaux sociaux, ne provoque rien, ne représente pas un capital politique, un étendard partisan, elle ne fait pas le buzz. Qui en a quoi que ce soit à faire qu’un petit, qu’un minuscule groupe d’autochtones, d’indigènes, vive, c’est à dire, lutte ?

Parce qu’il se trouve que nous vivons. Malgré les paramilitaires, les pandémies, les méga-projets, les mensonges, les calomnies et l’oubli, nous vivons. C’est à dire que nous luttons.

Et en cela nous pensons : en quoi nous continuons à lutter. C’est à dire, que nous continuons à vivre. Et nous pensons que durant toutes ces années nous avons reçu l’étreinte fraternelle de personnes de notre pays et du monde. Et nous pensons que, si ici la vie résiste et, non sans difficultés, fleurit, c’est grâce à ces personnes qui défièrent les distances, la paperasse, les frontières et les différences culturelles et de langue. Grâce à elles, eux, elleux – mais surtout elles -, qui ont défié et défait les calendriers et les géographies.

Dans les montagnes du Sud-est mexicain, tous les mondes du monde ont trouvé, et trouvent, une écoute dans nos cœurs. Leur parole et action ont alimenté la résistance et la révolte, qui ne sont que la continuation de celles de nos prédécesseurs.

Les gens qui cheminent avec les sciences et les arts, ont trouvé le moyen de nous étreindre et nous encourager, même si ce fut à distance. Les journalistes, anti ou non, qui ont documenté la misère et la mort avant, la dignité et la vie toujours. Des personnes de toute profession et métier qui, beaucoup pour nous, peut-être peu pour elleux, étaient et sont là.

Et nous pensons à tout cela dans notre cœur collectif, et s’insinue dans notre pensée qu’il est temps que nous, zapatistes, répondions à l’écoute, la parole et la présence des ces mondes. Les proches et les lointains géographiquement.

Sixièmement.- Nous avons donc décidé ceci :

Qu’il est à nouveau temps que les cœurs dansent, et que ce ne soit ni sur la musique ni dans les pas de la complainte et de la résignation.

Qu’en diverses délégations zapatistes, hommes, femmes et autres de la couleur de notre terre, nous sortirons pour parcourir le monde, nous cheminerons ou naviguerons jusqu’à des terres, des mers et des ciels lointains, cherchant non pas la différence, ni la supériorité, ni l’humiliation, et moins encore le pardon et la peine. Nous irons chercher ce qui nous rend égaux.

Non seulement l’humanité qui anime nos peaux différentes, nos manières différentes, nos langues et couleurs diverses. Mais aussi, et surtout, le rêve commun que nous partageons, en tant qu’espèce, depuis que, dans cette Afrique qui semble si lointaine, nous avons commencé à marcher depuis les genoux la première femme : la recherche de la liberté qui anima ce premier pas… et qui continue à avancer.

Que la première destination de ce voyage planétaire sera le continent européen.

Que nous naviguerons jusqu’aux terres européennes. Que nous partirons et lèverons l’ancre, depuis les terres mexicaines, au mois d’avril de l’année 2021.

Que, après avoir parcouru divers recoins de l’Europe d’en-bas et à gauche, nous arriverons à Madrid, la capitale espagnole, le 13 août 2021 – 500 ans après la supposée conquête de ce qui est aujourd’hui le Mexique. Et que, immédiatement après, nous continuerons notre chemin.

Que nous parlerons au peuple espagnol. Non pour menacer, reprocher, insulter ou exiger. Non pour lui réclamer qu’il nous demande pardon. Ni pour les servir ni pour nous servir.

Nous irons dire au peuple d’Espagne deux choses simples :

Un : Qu’ils ne nous ont pas conquis. Que nous sommes toujours en résistance et en rébellion.

Deux : Qu’ils n’ont pas de raison de demander que nous leur pardonnions quoi que ce soit. On a assez joué avec le passé lointain pour justifier, avec démagogie et hypocrisie, les crimes actuels et en cours : l’assassinat de militants sociaux, comme notre frère Samir Flores Soberanes ; les génocides cachés derrière les méga-projets, conçus et réalisés pour le contentement du puissant – le même qui flagelle tous les recoins de la planète - ; le soutien monétaire et d’impunité pour les paramilitaires ; l’achat des consciences et dignités avec 30 piécettes.

Nous, hommes, femmes, autres, zapatistes NE voulons PAS revenir à ce passé, ni de nous-mêmes, et moins encore de la main de qui cherche à semer la rancœur raciale et prétend alimenter son nationalisme obsolète avec la supposée splendeur d’un empire, l’aztèque, qui grandit sur le sang de ses semblables, et qui voudrait nous convaincre que, avec la chute de cet empire, les peuples originaires de ces terres furent vaincus.

Ni l’État Espagnol, ni l’Église Catholique n’ont à nous demander pardon en rien. Nous ne nous ferons pas l’écho des charlatans qui s’érigent sur notre sang et cachent ainsi qu’ils en ont les mains souillées.

Pourquoi l’Espagne nous demanderait pardon ? Pour avoir donné naissance à Cervantes ? À José Espronceda ? À Léon Felipe ? À Federico Garcia Lorca ? À Manuel Vázquez Montalbán ? À Miguel Hernández ? À Pedro Salinas ? À Antonio Machado ? À Lope de Vega ? À Bécquer ? À Almudena Grandes ? À Panchito Varona, Ana Belén, Sabina, Serrat, Ibáñez, Llach, Amparanoia, Miguel Ríos, Paco de Lucía, Víctor Manuel, Aute toujours ? À Buñuel, Almodóvar et Agrado, Saura, Fernán Gómez, Fernando León, Bardem ? À Dalí, Miró, Goya, Picasso, el Greco et Velázquez? À une partie du meilleur de la pensée critique mondiale, avec le sceau du « A » libertaire ? À la république ? À l’exile ? Au frère maya Gonzalo Guerrero?

Pourquoi l’Église Catholique nous demanderait pardon ? Pour le passage de Bartolomé de las Casas ? De Don Samuel Ruiz García ? De Arturo Lona ? De Sergio Méndez Arceo ? De la sœur Chapis ? Du passage de sacerdotes, sœurs religieuses et laïques qui ont cheminé aux côtés des autochtones sans les diriger ni les évincer ? De qui risqua sa liberté et sa vie pour défendre les droits humains ?

-*-

L’année 2021 marquera le 20e anniversaire de la Marche de la Couleur de la Terre, que nous avons organisé, ensemble avec les peuples frères du Congrès National Indigène, pour demander une place dans cette Nation qui aujourd’hui s’effondre.

20 ans après, nous naviguerons et cheminerons pour dire à la planète que, dans le monde que nous ressentons dans notre cœur collectif, il y a une place pour toutes, tous, toustes. Tout simplement parce que ce monde n’est possible que si toutes, tous, toustes, nous luttons pour l’ériger.

Les délégations zapatistes seront majoritairement formées de femmes. Pas seulement parce qu’ainsi elles souhaitent rendre l’étreinte qu’elles ont reçu lors des rencontres internationales précédentes. Mais aussi, et surtout, pour qu’il soit clair que nous, les mâles zapatistes, nous sommes ce que nous sommes, et que nous ne sommes pas ce que nous ne sommes pas, grâce à elles, pour elles et avec elles.

Nous invitons le CNI-CIG a formé une délégation pour qu’elle nous accompagne et que notre parole, ainsi, soit plus riche pour l’autre qui loin de nous lutte. Nous invitons tout spécialement une délégation des peuples qui portent haut le nom, l’image et le sang du frère Samir Flores Soberanes, pour que leur douleur, leur rage, leur lutte et résistance aille plus loin.

Nous invitons qui a pour vocation, volonté et horizon, les arts et les sciences à accompagner, à distance, nos traversées en bateaux et à pieds. Et qu’ainsi, ils et elles nous aident à défendre qu’en elles, sciences et arts, réside la possibilité non seulement de la survie de l’humanité, mais aussi d’un monde nouveau.

En résumé : nous partons pour l’Europe au mois d’avril de l’année 2021. La date et l’heure ? Nous ne savons pas… encore.

 

 

-*-

Compañeras, compañeros, compañeroas:

Soeurs, frères et frœurs :

Ceci est notre volonté :

Face aux puissants trains, nos canoës.

Face aux centrales thermoélectriques, les petites lueurs dont les femmes zapatistes ont donné la garde aux femmes qui luttent dans le monde entier.

Face aux mus et aux frontières, notre navigation collective.

Face au grand capital, un champ en commun.

Face à la destruction de la planète, une montagne naviguant au petit matin.

Nous sommes zapatistes, porteurs et porteuses du virus de la résistance et de la révolte. Comme tels, nous irons sur les cinq continents.

C’est tout… pour l’instant.

 

Depuis les montagnes du Sud-est Mexicain.

Au nom des femmes, des hommes et des autres zapatistes.

Sous-commandant Insurgé Moisés.

Mexique, octobre 2020.

 

 

P.S.- Oui, il s'agit de la sixième partie et, tout comme le voyage, ça continuera en sens inverse. C’est à dire que suivra la cinquième partie, après, la quatrième, puis la troisième, ça se poursuivra avec la deuxième et finira avec la première.




05/07/2020

Onfray mieux de le faire taire

Michel Onfray - philosophe comme BHL et aussi libertaire que Zemmour - après avoir été la coqueluche des médias commence, enfin, a voir son aura se ternir quelque peu, tant les tons noirs de son discours ont subtilement glissés du noir de l'anarchie au noir des chemises des milices mussoliniennes.
Les articles et dénonciations des délires souverainistes et racistes du nouveau "nouveau philosophe" que même les anciens "nouveaux philosophes" récusent, se multiplient... et c'est tant mieux! Il faut que le masque de ce tartufe tombe.

Voici donc quelques-uns de ces articles parus dernièrement dans la presse (et un plus ancien, sur la relation d'Onfray à Camus):
- https://legrandcontinent.eu/fr/2020/07/01/onfray-fin-de-partie/
- https://www.telerama.fr/television/eric-zemmour-et-michel-onfray-unis-pour-denoncer-lislamo-gaucho-narco-feminisme-des-verts-6662795.php
- https://blogs.mediapart.fr/macko-dragan/blog/220620/salut-michel-lettre-onfray
- https://editionslibertalia.com/blog/Onfray-contre-les-libertaires




Je me permets également de republier un coup de gueule que j'avais écrits en 2013 suite à la parution d'un billet d'Onfray qui tentait de définir ce qu'est être libertaire et qui m'avait passablement horripilé. Ce texte avait disparu de la toile, la plateforme sur laquelle je l'avais alors partagé ayant fait long feu.


EGO ET ALTER-EGO D’UN LIBERTAIRE


Ce texte se veut une réponse, ou une manière d’ouvrir un débat, suite à la chronique mensuelle (août 2013) de Michel Onfray intitulé « Heurs et malheurs du libertaire » dans lequel il donne sa définition « du » libertaire. A moins que ce n’ait été que le prétexte pour moi de mettre en mots mes pensées…
J’ai mis du temps avant de me décider à publier ce texte, mais les dernières prises de position du philosophe se revendiquant libertaire me pousse, bien des mois après, à le publier ici.
Vous trouverez le texte de Michel Onfray sur son site.
——————————————————-

« La liberté sans le socialisme c’est le privilège et l’injustice et le socialisme sans la liberté c’est l’esclavage et la brutalité. »
Bakounine

Camarade*, j’ai bien lu ton billet intitulé « Heurs et malheurs du libertaire » et j’aimerais revenir dessus, parce que le sujet me tient à cœur, me définissant moi-même comme libertaire. Si je ne suis pas certain de toujours vivre en libertaire, je pense par contre en être un militant sincère. Et sur ce point je ne peux que rejoindre ton introduction : « Se dire libertaire est assez facile, tâcher de vivre en libertaire s’avère plus difficile. » Tu nous expliques ensuite que ce n’est pas tant de vivre en libertaire qui est difficile que le fait que vivre ainsi parmi celles et ceux qui ne sont pas libres, cela revenant à être le reflet de leur propre servitude.
Fichtre, ne saurait-il y avoir de liberté ailleurs que dans les cœurs purs des libertaire ? La liberté ne serait-elle pas plutôt une image, l’obscur objet d’un désir – et donc d’un agencement ainsi que le dirait Deleuze – autour duquel nous tournons sans cesse pour en saisir les milles facettes ? Chacun n’en dévoile-t-il pas un fragment lorsque, depuis sont point de vue, il cherche l’émancipation ?
La domination est partie intégrante des « jeux » à l’œuvre dans nos relations interpersonnelles : jeux de séduction, de défiance, d’apprentissage, de dépendance etc. qui sont les piments de la vie, ce qui fait que nous aimons, nous détestons, nous restons indifférents… Ce qui fait de la domination une oppression c’est de l’ériger en système, d’en constituer nos institutions à qui nous déléguons le pouvoir d’agir sur nos vies. Je ne pense pas qu’une société libertaire puisse être le fait des seuls libertaires. Mais si j’ai bien compris ce texte, « le » libertaire tel que tu le définis ne se soucie pas de « faire société », il veut vivre en libertaire dans la société dans laquelle il évolue… sans se soucier de l’agencement de la liberté de ses contemporains.
Et c’est là que nous en revenons à la première partie de ton introduction : vivre en libertaire ne serait pas si difficile. Dans la suite du texte tu nous donnes en quelque sorte les grandes lignes de cette « éthique pratique, ou pratique éthique », que rend difficile à vivre l’autre, celui qui n’est pas libre. Je passe rapidement sur les « manques », les non-dits de ta démonstration, puisqu’à aucun moment il n’est fait référence aux luttes des femmes par exemples, pas plus d’ailleurs qu’aux luttes des minorités… Pourtant, la majorité c’est personne, la minorité c’est tout le monde est une idée qui me semble proche de la révolte libertaire. Sans oublier que tu passes sous silence l’un des fondement de la pensée anarchiste: l’anticapitalisme! Bref…


Tu commences avec un paragraphe assez obscure pour moi au sujet de vivre un maximum de liberté sans que « ce projet existentiel coûte à autrui en désagrément ». Jusque là je suis sans problème, reconnaissant ici la conception « classique » de la liberté, vue comme s’arrêtant là où commence celle de l’autre. Je comprends encore lorsque tu uses de la métaphore des châteaux de servitude, opposés à la chaumière libertaire. Encore que je ne sois pas certain de comprendre à quels termes ni à quel contrat tu fasses référence. Mais ensuite lorsque tu parles de la stigmatisation de « la cruauté ou l’égoïsme du libertaire » j’avoue ne pas très bien comprendre. La cruauté fait-elle référence aux attentats ou à ce qu’on a appelé « la propagande par le fait »? Peut-être les libertaires sont-ils cruels dans leurs dénonciations de tous les abus, pour ceux qui en sont les victimes plus ou moins volontaires ? (je crois comprendre que cette seconde option est la tienne, en référence aux reflets de la servitude des autres). Mais là encore, je ne pense pas que la Liberté soit l’apanage des libertaires.
Mais pour l’égoïsme, je ne vois pas. Dans mes activités militantes – depuis 1995 j’évolue dans les milieux libertaires d’ici et même d’ailleurs – il m’est arrivé en tant que libertaire d’être taxé de bien des maux mais l’égoïsme n’en a jamais été. Il faut dire que dans ma pratique militante, la solidarité est une arme, l’égoïsme un suicide! Mais c’est vrai que je suis libertaire tendance « béru », ou anarcho-punk, comme certains marxiste sont de tendance Groucho. Les feuilles de l’arbre de ma généalogie politique porteront, lorsqu’on les ramassera à la pelle, plus de noms d’artistes, de poètes, de troubadours et des milliers d’anonymes qui ont vécu jusqu’au bout leur engagement que de philosophes et de théoriciens… L’anarchie est née chez moi dans la pratique du DIY (Do It Yourself), même si elle s’est ensuite bien sûr nourrie des écrits de nos illustres prédécesseurs, Bakounie, Proudhon, Kropotkine… Même si souvent ce sont leurs écrits sur d’autres thèmes qui m’ont marqué, plus que leur pensées directement politique. Mais surtout j’ai puisé dans les expériences révolutionnaires d’esprit libertaires : la commune, la révolte de Krondstadt, la Makhnovtchina, l’Espagne de 36, mai 68, l’insurrection zapatiste et toutes les résistances créatrices d’autres possibles : squats, ZAD, TAZ de toutes sortes.
Je sais que dans chacune de ces luttes les libertaires étaient présents et que dans chacune de ces luttes, d’autres aussi étaient présents. Parce que lorsqu’on se confronte au réel, nos propres divergences – entre synthésistes et plate-formistes, anarcho-communistes et fédéralistes-libertaires, anarchistes individualistes et collectivistes, autonomes et organisés – s’estompent, ou plutôt convergent. Et même avec les courants d’autres familles politiques, le faire permet souvent de dépasser le prêt-à-penser. Mais à aucun moment dans ma vie je n’ai eu l’impression qu’il était facile de « se construire liberté »… surtout quand on pense que la liberté des autres, loin de limiter la nôtre, l’étend encore, comme dans la conception bakouninienne du terme, dans un monde où la liberté « est la chose la moins bien partagée » comme tu le fais justement remarquer. Surtout quand les institutions de la société capitaliste nous élèvent en batterie pour faire de nous de la chair-à-pognon, et que la liberté est alors d’abord révolte. Et se révolter, me semble-t-il, n’a rien de facile.


Tu évoques ensuite l’athéisme. Oui, le combat libertaire se livre aussi contre l’emprise des religions et ce combat attire en effet bien des inimitiés de la part de celles et ceux qui tirent profit du pouvoir religieux et de certains croyants fanatisés. Et comme tu le dis : « On peut préférer la liberté à n’importe quel dieu sans insulter ceux qui croient à leurs divinités. »
En effet, il est même souhaitable de ne pas insulter les croyants, même au nom de la raison. Parce que l’insulte n’est jamais l’arme de la raison, mais plus sûrement de la déraison. Mais il doit être possible également de critiquer les religions sans que cela soit pris comme une insulte. Pour cela, le mieux est peut-être de ne pas tomber dans un catéchisme athée.
De plus, lorsque le climat est à la stigmatisation des croyants d’une religion – comme le sont en ce moment les musulmans ou comme le furent les juifs en d’autres temps – il n’est peut-être pas judicieux de hurler avec les loups. Mais si on le fait, encore faut-il savoir prendre ses distances très clairement d’avec la meute, en s’en prenant non aux croyants mais aux croyances, aux Églises établies bien plus qu’à celles et ceux qui y prient. Parfois, quand ce qu’on a à dire, même si on a le droit de le dire, n’est pas plus pertinent qu’un silence, il vaut mieux se taire.
Alors non, il n’est pas facile de vivre en athée, sans réciter son catéchisme ou faire du prosélytisme… et pas seulement à cause du regard de l’autre, des croyants, mais aussi parce qu’être athée c’est traquer en soi les réflexes de la ritualisation, de la superstition. Le fait de se préparer pour un événement ou de se mettre en condition pour écrire, par exemple. Ces moments où la raison fait place à la pensée magique, quand la raison nous laisse seul face à une situation inédite ou qu’au contraire elle nous abandonne à un état qui s’apparente à la transe recherchée. Lutter contre les croyances c’est aussi lutter contre nos propres facilités… ce qui doit aider à comprendre que l’autre peut lui aussi lutter contre ses propres « démons », ses propres dieux. Alors il me semble qu’il est loin d’être facile de vivre en remettant en cause nos croyances, ces petits rituels que nous nous constituons comme autant de raccourcis dans nos raisonnements.


 Tu abordes ensuite le terrain politique. Si je ne me soucie guère en effet « de droite et de gauche » – encore que, et bien que je lui préfère l’opposition entre émancipation et réaction – ce n’est pas tant par soucie de la justice ou de la vérité que par ma méfiance vis à vis de la politique politicienne. Je doute de la pertinence de l’organisation politique de la société autour de partis basés sur une idéologie.
Il y a peu j’ai regardé le web-documentaire sur le NPA et j’ai été choqué par un échange entre une militante et un maire auprès de qui elle cherchait un parrainage pour la présidentielle. Pendant la discussion le maire en question expliquait qu’il ne voulait parrainer personne car dans les petits villages comme le sien « on ne fait pas de politique ». On ne fait pas de politique ? La politique se résumerait à choisir son parti ? Je ne le pense pas ! Le fait politique n’est pas cette politique politicienne mais bien s’occuper de la « chose publique ». Or, il s’agit bien pour les élus de terrain, dans notre démocratie représentative, de gérer – chacun à son niveau – la chose publique et le vivre ensemble.
En tant que libertaire, je suis pour une démocratie directe. Je pense que ce qui concerne la chose publique doit être débattue directement par les gens. Que le peuple reprenne ses affaires en main. Toutefois on ne peut faire abstraction du poids de la structure politicienne dans nos représentations politique, ni du découpage droite-gauche, à moins de dédaigner la réalité et de ne vivre que dans le monde des idées. Ce qui a été de l’ordre de l’idéologie s’est déposé au fil du temps aussi dans nos comportements et nos actions. Il est donc difficile de balayer d’un revers de main l’histoire de la lutte pour l’émancipation et la justice sociale, ce que tu reconnais, timidement, toi-même quand tu écris: « la droite a moins souvent fait que la gauche pour la justice sociale ».
Venons-en à cette phrase : « La droite le récuse parce qu’il est de gauche ; la gauche le refuse parce qu’on le classe à droite quand il affirme préférer une vérité de droite à une erreur de gauche. » Intéressons-nous à la seconde partie de la sentence. Selon toi, les libertaires doivent préférer une vérité de droite à une erreur de gauche.
Déjà, je trouve étrange d’opposer vérité et erreur. Ça donne un drôle de sens à « vérité ». Alors que j’entends par « vérité » tout ce qui est vrai, lorsque le mot est opposé à mensonge ; lorsqu’il est opposé à erreur je comprends « vérité », comme unique bonne réponse, ce qui est juste, correcte. Un peu comme lorsqu’à l’école les profs parlent de fautes (lexique de la morale, la religion) dans un devoir de maths ou une dictée, alors que ce ne sont là que des erreurs…
Quant à moi je préfère une erreur de gauche à une « vérité » de droite parce qu’on apprend de nos erreurs. Par contre je pense qu’une vérité ne peut être ni de droite ni de gauche, qu’une vérité de droite n’est qu’une vérité vue depuis un point de vue de droite. Et puis que peut-on apprendre d’une vérité ? Une vérité est un fait établi. On apprend de ce qui nous a mené à établir cette vérité, des erreurs qui nous ont fait trébucher sur le chemin de cette vérité. En ce sens non plus je n’ai pas l’impression qu’il soit facile de fouler en libertaire le terrain politique…

Dans le dernier paragraphe, tu mets en garde contre toutes les tribus « construites sur la classe sociale, le sol natal, le sang du lignage, la caste institutionnelle, la secte religieuse, l’appartenance politique sur le papier, la préférence sexuelle, l’esprit de corps, la profession… ». J’approuve car ce que j’apprécie dans le courant de pensée libertaire, c’est justement qu’il existe une pensée individualiste. Un réflexe d’être humain attaché à rien de plus grand que lui-même… Réflexe précieux dès lors que la puissance collective créée devient oppression pour celles et ceux qui la constituent. Si le collectif peut décupler l’intelligence, il peut aussi n’être que la caisse de résonance de nos plus vils instincts. C’est ce qui fait que les libertaires, les anarchistes, se sont élevés contre le fascisme et contre le totalitarisme rouge. Je pense là en particulier aux révoltés de Krondtstadt, à la makhnovtchina et aux révolutionnaires espagnols qui ont eut à lutter à la fois contre les rouges et les blancs.
Tu listes ensuite quelques vieilles branches (dans le sens amical, genre « hé, salut vieille branche ! ») de l’arbre généalogique « du » libertaire. Liste qu’il est difficile de renier vu le prestige des noms, même si il n’est pas ici question pour moi de prétendre suivre chacun de ces auteurs dans toute la complexité de leurs pensées. De plus je dois bien avouer ma totale ignorance d’Aristippe (certainement un oubli dans ma culture, mais il y en a tant) que ton texte aura eu le mérite de me faire rencontrer.
Ne pas faire partie de tribus, « repliées sur elle-même, élitistes et électives, actives en promotion du même et en éviction du dissemblable, intrigantes et utiles à leur propre promotion ». Mais quel cercle social ou réseau ne correspond pas, plus ou moins, à cette définition ? Vouloir s’abstraire du monde ne correspond-il pas aussi à cette définition ? Plus replié sur soi-même dans sa tribu ou en retrait du monde ? Plus élitiste en restant entre personnes qui partagent un point commun ou en ne partageant rien avec le monde ? Est-ce plus électif de former une association, ou d’estimer qu’il ne peut y avoir d’élu digne de soi ? Je ne pose même pas la question concernant l’éviction du dissemblable poussé à l’extrême dans la vie solitaire (dans ton texte il est écrit « la vie SOLAIRE du libertaire », j’y ai lu, mais peut-être ne suis-je pas assez poétique, « la vie solitaire », dis-moi si je me trompe). Le prosélytisme, faire sa promotion, ne peut-il être le fait d’un individu isolé ? N’est-il qu’un effet de groupe ? Pour moi c’est l’appartenance à diverses tribus – du groupe d’un atelier d’écriture à une tribu culturel comme le punk, ou être membre d’une SCOOP ou d’une association quelconque -, la multiplication des points de vue sur le monde qu’elles offrent, qui est porteur de richesses et parfois de déceptions ou de luttes.
Alors c’est vrai, nous devons nous méfier de cet entre-soi si confortable, cet entre-soi bâtisseur de liens qui se renforcent et dont l’élasticité des débuts fait place à la rigidité des habitudes et qui parfois finissent en temples à défendre face aux « pas comme nous ». Car, tout comme la myéline renforce certains chemins à travers nos neurones pour fluidifier des réponses maintes fois éprouvées, les liens d’un groupes peuvent amener à ces raccourcis de la pensées, à ce confort intellectuel, à nos certitudes élevées sur nos vieux doutes. Et il sera d’autant plus difficile de sortir de nos schémas pour inventer d’autres réponses, que notre environnement nous replongera dans le même substrat… dans la société telle qu’elle est.
Peut-on être quelqu’un sans les autres ? Certainement! Pourrait-il en être autrement? Mais l’oiseau qui vole libre dans l’azur du ciel doit-il envier la vie de l’oiseau en cage, cette cage aux barreaux de solitude qui le protège des autres ? Bien sûr, l’oiseau en entrant dans la cage ne perd pas toute personnalité, il devient autre… autre que celui qu’il serait devenu en volant entre les nuages. Est-il plus lui-même dans la solitude de sa cage ou soumis à l’influence de ces semblables et dissemblables ? Sartre et son « l’enfer c’est les autres » me semble convenir, paradoxalement pour le camusien que tu dis être, à ce que tu développes dans ton texte. Huis clos m’a beaucoup marqué lorsque je l’ai étudié à l’adolescence et aujourd’hui encore une partie de moi le trouve pertinent. Mais j’y ajouterais « L’enfer c’est aussi Je » puisque comme l’a si bien dit Rimbaud « Je est un autre ». Une fois encore, je pense qu’il est dur de vivre en libertaire, sans que les autres ne soient les seuls à paver l’enfer de leurs bonnes intentions.



Si les libertaires doivent savoir prendre de la hauteur, ils doivent aussi se garder de devenir hautains pour autant. Car si prendre de la hauteur permet d’élargir le champ visuel, ça ne doit pas faire oublier que ce qu’on a vu depuis les hauteurs doit être rapporté, partagé « en-bas et à gauche » comme disent les zapatistes.
Je ne l’ai compris qu’il y a peu, l’importance de ces deux termes. Mais ça a fini par me sauter aux yeux. Pourtant, il y avait eut les communiqués sur la géographie et le calendrier zapatistes. Et cette façon de se situer « en-bas et à gauche ». Car se repérer sur un plan nécessite au minimum deux axes. Or tout notre spectre politique ne se base que sur une abscisse, allant de droite à gauche – à mois que ce ne soit l’inverse – en passant par le centre, sans oublier les extrêmes. C’est ici le règne de l’idéologie, de l’organisation théorique. Mais il y l’ordonnée, celle qui va de bas en haut, ou inversement, le terrain de l’organisation pratique, le règne du concret.
En-bas donc, à la base de la pyramide, pas avec l’élite d’en-haut. Certainement parce que ce sont celles et ceux de la base qui supportent le plus grand poids des injustices de nos sociétés. Mais plus encore parce que cette base symbolise l’horizontalité, la coopération (autre mécanisme de la sélection naturelle, que Kropotkine a opposé en son temps à la concurrence darwinienne), face à la verticalité et la division en strates sociales.
Il me semble que ces deux axes sont indispensables pour se situer et analyser les phénomènes politiques. Prenons l’exemple de la mort de Clément Méric. Pierres Carles et Brice Couturier se sont essayé à une analyse classiste des faits… et ils n’ont réussi qu’à faire gerber celles et ceux pour qui – comme moi – le combat antifasciste est indissociable de leur engagement pour un monde plus juste. Parce que si l’analyse classiste, sur l’ordonnée haut/bas, est pertinente bien souvent pour comprendre la société, elle se trouve incapable de donner sens à ce genre d’événement car elle est purement matérialiste et rejette toute possibilité d’interaction idéologique. De même, analyser le fascisme avec le seul filtre idéologique droite/gauche n’aide pas à comprendre le phénomène de l’actuelle montée en puissance de l’extrême-droite. Mais dès lors que l’on se place en-bas – donc dans un rapport de classe matérialiste – et à la fois à gauche – qui marque le rapport idéologique – on récupère une vision stéréoscopique sur la société.


Pour conclure, peut-être est-il aisé de vivre sa liberté sans que « ce projet existentiel coûte à autrui en désagrément » lorsque cette liberté s’envole dans les éthers de la théorie. Certainement que dans ce monde des idées, il n’est pas difficile d’être un athée se riant de la superstition des croyants. Sûrement est-il aisé de vivre sans tribu, ni groupe plus ou moins repliés sur lui-même lorsqu’à l’être solidaire on préfère l’être solitaire.
Comme tu l’a fait remarqué, l’égoïste est souvent « celui qui ne pense pas assez à nous », mais il est aussi, ne l’oublions pas, celui qui pense surtout à lui. Comme l’utilisation du « je » lorsqu’on s’exprime peut revêtir deux réalités : comme mise en avant de son propre égo – « moi je, moi je, moi je »; et le « je » comme le refus de généraliser, de parler pour l’autre, dans le sens deleuzien « parler à la place de l’autre »… plutôt qu’en s’adressant à l’autre, dans une reconnaissance de l’alter-ego. Et finalement, comme l’a écrit Oscar Wilde, « l’égoïsme n’est pas vivre comme on le désire, mais demander aux autres de vivre comme on veut qu’ils vivent ».
Quant aux heurs et malheurs du titre de ta chronique, ils sont bien moins à porter au (dis)crédit des « autres » que du système d’exploitation de notre société. Oh bien sûr, les heurs et malheurs de ma propre vie militante ont souvent revêtu l’uniforme de l’ordre du pouvoir. Oui, le système lui-même ne fonctionne que parce que des individus tirent des ficelles, poussent des manettes, appuient sur des boutons. Les visages de la pression et de la répression peuvent être remplacés et le système lui-même peut évoluer. La lutte pour l’émancipation ne peut porter, à mon sens, que sur le système, l’organisation de la société et l’éducation qu’elle promeut. Que moi, en tant qu’être humain, je tente de faire évoluer ma conscience, et que cette évolution m’aide dans l’analyse du monde matériel est mon choix. Un choix que je ne peux imposer aux autres, justement parce que je me méfie des tribus qui cherche le semblable et rejette le dissemblable.
Nous évoluons dans cet équilibre dynamique entre solitude et solidarité, entre théorie et pratique. Une dualité qui, il me semble, fait défaut à ton texte et à la pensée que tu y déploies… comme dans ton utilisation du terme « Le libertaire » – comme une abstraction hors-vie, une fleur poussant hors-sols – auquel je préfère le pluriel: les libertaires!
Et comme le disent les zapatistes: « tout pour tous, rien pour nous » !


* N’étant pas de ceux qui délivrent les diplômes de bon libertaire, je te fais ici crédit de ta volonté de te rattacher à ce mouvement de pensée, quelque puisse être mes propres réserves sur ce fait.

Petit supplément, une vidéo qui présente le différend qui opposa Darwin et Kropotkine, entre compétition et coopération:



11/04/2020

La légende de Coyolxauhqui


La légende de Coyolxauhqui ou la naissance de la lune aztèque

Les mexicas1 étaient de grands observateurs du ciel ; ils avaient créé de nombreuses légendes pour expliquer les mouvements des astres. La lune, ils l’appelaient Coyolxauhqui, ce qui signifie en náhuatl : celle qui est ornée de clochettes, coyolli, clochette ; xauhqui, qui orne.
D’après le mythe mexica, chaque nuit la lune livrait bataille à son frère Huitzilopochtli (le soleil), qui étaient les enfants de Coatlicue, déesse mère de la terre et régente des Quatre cent méridionaux2, leurs frères, les étoiles du sud.
La légende de Coyolxauhqui et de son démembrement par Huitzilopochtli est l’explication du phénomène des phases de la lune, qui meurt afin de laisser naître le Soleil.


Traduction du SerpentⒶPlumes, d'après le livre Coyolxauhqui, texte Margo Glantz, Un, Dos, Tres por Mi / Ediciones, 2008




Cela fait bien des années, vivait sur la colline de Coatepec, une femme appelée Coatlicue. C’était une déesse, mais en ce temps-là même les déesses se dédiaient à des choses simples : Coatlicue balayait.

Un jour, alors qu’elle passait le balai, tomba du toit un plumage, semblable à un petit poussin, comme une boule de plumes fines. Coatlicue regarda partout pour découvrir d’où venait ce duvet si doux, mais elle ne vit rien et elle le glissa sous son vêtement.
Voilà ce que fit Coatlicue, là-bas sur la colline de Coatepec, la montagne du serpent.
Puis elle oublia et alla chercher ses enfants.
Elle en avait quatre cent ! Ils s’appelaient les quatre cent méridionaux. Elle avait également une fille qui s’appelait Coyolxauhqui, et cette fille portait sur les joues quelques ornements d’or qui tintaient comme des clochettes.
Peu après, Coatlicue se rendit compte qu’elle attendait un enfant et elle ne comprenait pas ce qui se passait, ni d’où venait cet enfant ; ses frères qui ne comprenait pas non plus, avisèrent Coyolxauhqui qui devint folle de jalousie car elle n’aimait pas l’idée d’avoir un autre frère.

Coyolxauhqui leur dit :
- Voyez frères, notre mère va avoir un autre fils, nous aurons un autre frère et moi, ça me met très en colère.
- Tu as raison sœur, nous aussi sommes furieux.
Et il est vrai qu’ils l’étaient, tant, que leurs yeux projetaient comme des étincelles.
Vous imaginez comment flamboieraient 800 étincelles ? Et bien c’est ainsi que flamboyaient les yeux des quatre cent méridionaux, tels des étoiles.
Immédiatement, les méridionaux se réunirent pour se mettre d’accord et ils décidèrent de châtier leur mère car il leur semblait que c’était mal qu’elle leur donne un autre frère et, par dessus tout, il leur semblait terrible de ne pas savoir qui était le père.
Et vous savez qui était le père ?
Et bien, rien de moins que le fin plumage qui tomba dans le ventre de Coatlicue.
Et ce n’était qu’une plume, mais de celle-ci allait naître le puissant Huitzilpochtli, tellement puissant et tellement parfait que depuis le ventre de sa mère il savait tout ce qui se passait sur la terre et aussi, bien sûr, ce que planifiaient ses frères contre elle.

Les quatre cent méridionaux s’habillèrent pour la guerre, ils coiffèrent leurs cheveux et ils les tressèrent et les enroulèrent et ils furent prêts pour punir leur mère et cela rendait Coyolxauhqui très heureuse.
Coatlicue était triste et préoccupée, mais depuis son ventre elle entendit la voix de son fils qui lui disait :
- Ne crains rien, mère, je sais ce que j’ai à faire.
Et Coatlicue se tranquillisa.
Les quatre cent méridionaux exaltaient leur pouvoir et ils s’admiraient dans les étangs pour voir si leurs vêtements étaient élégants et terribles, pour voir s’ils paraissaient des dieux puissants apprêtés pour la guerre, tels des capitaines bien vêtus, avec leurs chevelures parfaites et tressées.

Cuahuitlihcac était l’un des frères et ses paroles n’étaient pas sincères et il allait dire ce que disaient les quatre cent méridionaux à Huitzilpochtli qui l’entendait de l’intérieur du ventre de sa mère. Il entendait la voix de son unique frère fidèle et il répondit :
- Fais attention mon frère, sois vigilent et informe-moi de ce que disent mes frères. Surveille en particulier Coyolxauhqui, car c’est elle qui est la plus en colère, c’est elle qui est toujours jalouse. Mais ne t’inquiète pas, frère, je sais ce que j’ai à faire.
Et enfin, les quatre cent méridionaux se décidèrent à marcher contre leur mère et ils se mirent en marche jusqu’à la colline de Coatepec. En tête, les guidant, allait Coyolxauhqui. C’était la nuit et tous resplendissaient.

Ils paraissaient très forts, bien vêtus, prêts pour la guerre ; ils portaient leurs vêtements de papier, leurs ornements, leurs orties, leurs franges de papiers peints de bleu sombre, tel un ciel de nuit, leurs grelots attachés aux mollets, ces grelots qu’on appelle oyohualli.
Ils allaient ainsi vêtus, et les plus idiots ne se rendaient pas compte que les clochettes informaient de l’endroit d’où ils venaient. Leur frère Cuahuitlihcac savait maintenant qu’il lui fallait prévenir son frère Huitzilpochtli, qui l’entendait depuis le ventre de sa mère.
Les méridionaux marchaient en ordre, en rangs, tels des guerriers, en escouades parfaites, avec leurs flèches de pointes barbues. Et devant allait Coyolxauhqui.

Mais Cuahuitlihcac monta sur la montagne et dit à Huitzilpochtli :
- Ça y est, mes frères arrivent. Fais attention.
Huitzilpochtli lui répondit :
- Surveille-les, dis-moi d’où ils viennent.
Cuahuitlihcac répondit :
Tu n’entends pas les grelots ? Ils viennent de Tzompatitlan.
Et Huitzilpochtli dit une nouvelle fois :
- Par où viennent-ils ?

Alors Cuahuitlihcac lui dit :
- Tu n’entends toujours pas les grelots ? Ils arrivent par le flanc de la montagne.
Et une nouvelle fois Huitzilpochtli lui dit :
- Surveille bien par où ils passent.
Et Cuahuitlihcac répéta :
- Tu n’entends toujours pas les grelots ? Ils arrivent, ils sont dans la côte de la montagne.
- Tu en es sûr ?, demanda Huitzilpochtli.
- Oui, répondit son frère. N’entends-tu pas les clochettes ? Là, ils sont arrivés au sommet.



C’est alors que naquit Huitzilpochtli.

Il revêtit ses parures, son bouclier de plumes d’aigle, ses fléchettes et son lance-fléchettes bleu turquoise. Et alors, il commença à se peindre la face au son des clochettes, au son du bruit des pieds de ses frères qui arrivaient sur la montagne. Et il peignit sur son visage des rayures diagonales avec cette peinture qu’on appelle peinture d’enfants car elle est comme le bleu du ciel au matin, et sur sa tête il mit de fines plumes.
Vous vous souvenez qu’il est l’enfant d’une plume ?
Comme un petit poussin ? Comme une petite boule toute douce, blanche comme la neige des volcans ? Il portait également des sandales couvertes de plumes et ses deux jambes et ses deux bras étaient peints en bleu clair.
Et l’un de ses serviteurs, qui s’appelait Tochancalqui mit le feu au serpent fait de flambeaux, celui qui était au service de Huitzilpochtli, celui qui s’appelait Xiuhcoatl.

Et à l’aide de ce serpent, à l’aide de Xiuhcoatl, il blessa Coyolxauhqui et la jeta à flanc de colline et elle resta là, dépecée sur la colline de Coatepec. Et sa tête roula jusqu’en-bas et de toute part tombaient ses jambes, ses pieds chaussés de sandales, ses mains, son corps.

Huitzilpochtli se leva et pourchassa ses frères, il les poursuivit, il les sépara, il les fit descendre du sommet de la colline de Coatepec, la montagne du serpent.
Et lorsqu’il les poursuivait jusqu’en-bas, jusqu’au pied de la montagne, les méridionaux courraient et le bruit de leurs grelots réjouissait l’air et eux, continuaient à courir comme des lapins blancs avec leurs cheveux défaits, et ils faisaient des tours de colline. Et ils ne pouvaient rien contre lui, en vain ils se retournaient au son de leurs grelots et leurs boucliers étaient frappés et ils ne pouvaient rien contre lui, seul le vent sifflait de contentement au son des clochettes.
Ils ne purent se défendre, ils ne purent rien faire et ils prièrent leur frère :
Assez !

Mais Huitzilpochtli ne se contenta pas de les harceler ; ils leur ôta leurs vêtements, leurs parures et et il se les mit et il s’en orna, il se les appropria, il les fit siens.
Et puis il jeta ses frères au ciel, là où ils brillent toutes les nuits comme des étoiles au milieu de l’azur sombre et parfois on peut entendre le son des clochettes, ce sont celles que Coyolxauhqui portent aux mollets, qui dorénavant est, elle aussi, là-haut dans le ciel et brille chaque nuit, car elle est la Lune.

Huitzilpochtli se lève chaque jour de la colline de Coatepec, d’où on le voit briller, car il est le Soleil.



1Terme utilisé par les Mésoaméricains pour désigner les habitants de Mexico-Tenochtitlan et de Mexico-Tlatelolco, en français on le traduit généralement par aztèque.
2Centzon Huitznáhuac en nahuatl « les quatre cent de près des épines », soit symboliquement, « les innombrables du sud ». Ils sont, dans la mythologie aztèque, les dieux des étoiles du sud.

18/03/2020

Covid-19: Communiqué de l'EZLN


Traduction du Serpent@Plumes du communiqué de l'EZLN, publié le 16 mars sur le site de liaison zapatiste: ici.



COMMUNIQUÉ DU COMITÉ CLANDESTIN RÉVOLUTIONNAIRE INDIGÈNE – COMMANDEMENT GÉNÉRAL DE L’ARMÉE ZAPATISTE DE LIBÉRATION NATIONALE
MEXIQUE.
16 MARS 2020.
AU PEUPLE DU MEXIQUE :
AUX PEUPLES DU MONDE :
AU CONGRÈS NATIONAL INDIGÈNE – CONSEIL INDIGÈNE DE GOUVERNEMENT :
À LA SEXTA NATIONALE ET INTERNATIONALE :
AUX RÉSEAUX DE RÉSISTANCE ET DE RÉBELLION :



SŒURS, FRÈRES ET SRÈRES:
COMPAGNONS, COMPAGNES, COMPAGNONNES*:
NOUS VOUS INFORMONS QUE :
Considérant la menace réelle, prouvée scientifiquement, pour la vie humaine que représente la propagation du COVID-19, également connu comme « coronavirus ».
Considérant l’irresponsabilité frivole et le manque de sérieux des mauvais gouvernements et de la classe politique dans son ensemble, qui utilisent un problème humanitaire pour s’attaquer mutuellement, au lieu de prendre les mesures nécessaires pour affronter ce péril qui menace la vie sans distinction de nationalité, de sexe, de race, de langue, de croyance religieuse, militance politique, condition sociale et histoire.
Considérant le manque d’une information vraie et opportune sur la portée et la gravité de la contagion, ainsi que l’absence d’un véritable plan pour affronter la menace.
Considérant l’engagement zapatiste dans notre lutte pour la vie.

Nous avons décidé :
Premièrement. - Décréter l’alerte rouge dans nos villages, communautés et quartiers, et dans toutes les instances organisationnelles zapatistes.
Deuxièmement. - Recommander aux Conseils de Bons Gouvernement et municipalités autonomes rebelles et zapatistes, la fermeture totale des Caracoles et des Centres de Résistance et de Révolte, de manière immédiate.
Troisièmement. - Recommander aux bases de soutien et à toute la structure organisationnelle de suivre une série de recommandations et de mesures d’hygiène extraordinaires qui leur sera transmise dans les communautés, villages et quartiers zapatistes.
Quatrièmement. - Face à l’absence des mauvais gouvernements, exhorter toutes, tous et toustes, au Mexique et dans le monde, à prendre les mesures sanitaires nécessaires qui, sur des bases scientifiques, permettent de nous sortir, et en vie, de cette pandémie.
Cinquièmement. - Nous appelons à ne pas laisser tomber la lutte contre la violence féminicide, à continuer la lutte en défense du territoire et de la terre-mère, à maintenir la lutte pour les disparu.e.s, les assassiné.e.s et emprisonné.e.s, et à lever bien haut le drapeau de la lutte pour l’humanité.
Sixièmement. - Nous appelons à ne pas perdre le contact humain, mais à changer temporairement nos manières de nous savoirs compagnes, compagnons, compagnonnes, sœurs, frères, frœurs.
La parole et l’écoute, avec le cœur, ont de nombreuses voies, bien des manières, beaucoup de calendriers et beaucoup de géographies pour se rencontrer. Et cette lutte pour la vie peut-être l’une d’entre-elles.
C’est tout.

DEPUIS LES MONTAGNES DU SUD-EST MEXICAIN.
Pour le Comité Clandestin Révolutionnaire Indigène – Commandement Général de l’Armée Zapatiste de Libération Nationale.
Sous-Commandant Insurgé Moisés.
Mexique, mars 2020.

* compagnonne est un mot vieilli, peu utilisé, auquel on préfère en général le mot "compagne". Compagnonne renvoie également à l'idée d'une femme avec des manières masculines... finalement une personne qui brouille les genres. C'est pourquoi j'ai décidé de l'utiliser en traduction du néologisme zapatiste "compañeroas"