"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

17/08/2011

Le poète et le président


Depuis plusieurs mois maintenant des mouvements citoyens secouent le Mexique. Ils ont la particularité de naître du peu de cas qui est fait des droits de l'Homme aujourd'hui au Mexique, comme la Caravane Paso a paso hacia la paz (pas à pas vers la paix) initiée par des proches et des migrants victimes du crime organisé ou des services de police mexicains. Un de ces mouvements - Movimiento por la Paz con Justicia y Dignidad (Mouvement pour la paix avec justice et dignité) - traduit le ras-le-bol de la société civile face à la guerre de la drogue qui meurtrie le Mexique depuis l'arrivée à la présidence de Felipe calderon.
Le journaliste et poète Javier Sicilia, dont le fils a été brutalement assassiné, est devenu l'un des symboles et des portes-parole du mouvement. Même si des différences existent au sein du mouvement, ils ont réussi à imposer leur voix au-dessus du bruit des armes et des larmes. Le mouvement cherche maintenant à influer sur la voie suivie par le gouvernement en matière de sécurité et propose notamment de substitué à la loi de Sécurité nationale en discussion une loi de sécurité humaine et citoyenne.
Ces dernières semaines les discussions se sont crispées autour de cette loi après l'approbation par les législateurs d'une première version dans laquelle n'apparaissent aucune des propositions du mouvement, malgré les promesses des politiques. Le poète et le mouvement ont alors annulé une réunion avec les députés. Ils ont repris le dialogue hier et semble avoir réussi à dégager une première série d'accords.
Javier Sicilia, dans un texte publié par Proceso le 15 août - El perdon que clama el Alcazar - parle du pardon... celui exprimé par le président Calderon... du pardon que les Mexicains sont prêts à accorder à leurs belliqueux dirigeants.


Le pardon clamé par l'Alcazar

Javier Sicilia

Ce qui ces dernières semaines n'a eu de cesses de m'étonner c'est l'incongruité existant entre le pardon que le président (Calderon, ndt) et les législateurs ont présenté aux victimes à l'Alcazar du Chateau de Chapultepec, et leur obstination à maintenir une stratégie de guerre – qui les (victimes, ndt) a produit et continue à les produire – et à la légitimer par une loi de sécurité nationale. Si ce n'était parce que ces hommes et ces femmes portent en eux, au moment où ils demandèrent pardon, une émotion humaine sincère, il faudrait dire que nous nous trouvons face à du cynisme. Pourquoi s'émouvoir devant les visages des victimes et en même temps s'obstiner dans une stratégie qui en produit, si au fond de leurs cœurs ils ont été touchés par la douleur ?

La raison est à chercher dans ce que Günther Anders a appelé la « philosophie du déphasage », c'est à dire, dans ce que ces temps extrêmement techniques et bureaucratisés notre capacité à réaliser est en déphasage avec notre propre capacité à en imaginer les conséquences ou, en d'autres termes, nous nous trouvons dans l'incapacité de nous reconnaître dans les répercussions de nos actes. Quand à l'Alcazar le président, d'abord, puis les législateurs, se sont présentés devant les visages de souffrances des victimes, aucun d'entre eux n'a pu faire autrement que de s'émouvoir et de ressentir de la culpabilité face aux conséquences claires et frappantes de leur responsabilité dans la souffrance qu'ils avaient face à eux. Mais s'ils ont pu se tenir devant eux, ils ne purent faire face aux 50000 morts, 10000 disparus, 120000 déplacés que ces visages représentaient. Comment pourraient-ils être capables de mobiliser une douleur incluant tant de vies ? Comment pourraient-ils s'en vouloir pour 50000 morts, 10000 disparus et 120000 déplacés ? Non seulement eux mais n'importe quel être humain est incapable de le faire. S'il existait une correspondance entre les conséquences de la guerre et les six victimes présentes avec leurs exigences, elle n’existait pas entre ces mêmes faits et le nombre inimaginable de morts et de disparus qu'ils produisent. Cette incapacité est, comme le dit Anders, « une conséquence du fait que nous pouvons (faire) plus que ce que nous pouvons nous représenter mentalement, du fait que les effets sont trop importants pour notre imagination et pour les forces émotionnelles dont nous disposons. »

La machine bureaucratique fonctionne sans responsabilités. Pour cette raison Eichmann n'a jamais reconnu sa culpabilité lors de son procès à Jérusalem. De même, à l'exception de Claude Eatherly, aucun des membres de l'équipage qui lança la bombe sur Hiroshima ne se sentit coupable des 200000 vies fauchées. Pour cette même raison Calderon et les législateurs non plus ne peuvent accepter leur pleine responsabilité et faire que leur demande de pardon devienne un pas en direction de la paix.

Quel rapport existe entre la banalité d'imaginer dans un bureau le transport d'êtres humains vers un site appelé Auschwitz, avec le chiffre de 6 millions de juifs assassinés, et la banalité de tirer un levier depuis une altitude d'où les êtres humains sont invisibles et où la ville n'est qu'une maquette, avec le chiffre de 200000 brûlés ? Quel rapport entre la banalité de décréter une guerre pour combattre la délinquance et concevoir, depuis le confort de quelques bureaux, une loi de sécurité nationale pour la reconduire, avec l'abstraction de 50000 morts, 10000 disparus (« Moi, je les aurais combattu – dit Calderon – même avec des pierres », ou aussi, avec une immense incapacité à ressentir ce qu'il était en train de dire : « Moi, je porte la responsabilité morale de cette guerre ») ?

« La méthode habituelle – écrit Anders – pour dominer ce qui es trop grand consiste en une simple manœuvre de suppression, en continuant exactement comme avant, à supprimer l’œuvre du bureau de notre vie, comme si une trop grande faute n'était pas une faute dans l'absolu. » Et pourtant, nous avons besoin que – comme Eatherly le fit après avoir su ce qu'il avait causé à Hiroshima – le président et les législateurs sentent leur culpabilité dans ce qu'elle a d'immense, d'irrespirable, d'insupportable. Nous, nous ne voulons pas – comme ont essayé de le faire les psychiatres qui s'occupèrent d'Eatherly lorsqu'il clamait sa culpabilité – adoucir leur responsabilité en leur disant que ce qu'ils ont fait n'est pas si grave. Au contraire, nous voulons – et ça a été notre position aussi bien à l'Alcazar que dans d'autres réunions – qu'à l'instar de la conscience de Eatherly qui se le reprocha jusqu'à sa mort, ils assument leurs responsabilités dans toutes leurs atroces conséquences et se repentent réellement – c'est pour cela, c'est à dire parce que nous savons le poids de la faute qui leur incombe et qu'ils refusent de voir, après avoir exigé d'eux, nous les avons serrés dans nos bras et nous les avons embrassés. Lorsque, de même que Eatherly, ils pourront ressentir toute la dimension des conséquences apparemment banales de leurs actes de guerre, ils pourront changer de stratégie pour faire la paix, la justice et la dignité qu'ils nous ont arraché. C'est de cette manière seulement que le pardon, qui ne cesse de résonner depuis l'Alcazar, pourra enfin s'accomplir.

De plus je pense qu'il faut respecter les Accords de San Andres, libérer tous les prisonniers zapatistes, démolir le Costco-CM du Casino de la Selva, éclaircir les crimes des mortes de Juarez, chasser la Mine San Xavier du Cerro de San Pedro, libérer tous les prisonniers de l'APPO, faire un procès politique à Ulises Ruiz, changer la stratégie de sécurité et dédommager les victimes de la guerre de Calderon.


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