"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

29/04/2011

La Bestia, train de l'enfer (3)

Et la troisième et dernière partie.

Vous pourrez retrouver dès dimanche cette nouvelle, sa version espagnole, ainsi que des liens, des photos, des vidéos, des cartes sur le sujet de la Bestia, des migrants au Mexique sur un nouveau blog: La Bestia en Mexico.

Bonne lecture.


Le bon, la belle et la Bête

Dernière partie

Ernesto parcourait la Bête, prenant en notes des centaines d’histoires sur un cahier d’écolier. L’histoire d’un gosse de 13 ans qui lui confessa avoir tué un homme et qui depuis fuyait de fourgon en wagon. Celle d’un autre gamin qui fut violé et qui pour oublier ses bourreaux et ses peurs cherchait sur le parcours de la Bête l’amour d’une femme. Celle encore de ce gars s’étant donné pour mission de protéger les migrants de ceux qui ne le sont pas mais qui font tout pour leur ressembler afin de leur voler jusqu’à leur dernier souffle. Chaque nuit, à la lumière de la lune Ernesto lisait à América l’une de ces histoires qui remplissaient son carnet. Quelques jours après le Defectuoso, Ernesto rencontra son destin, sous les traits d’un jeune homme d’à peine 20 ans. Il s’appelait Alejandro et c’était le cousin d’un des oncles de sa femme. Lorsqu’ils se reconnurent ils pleurèrent comme des enfants. Mais après la joie des retrouvailles vinrent les doutes et les questions. Ernesto voulut savoir pourquoi il n’avait pas appelé ni envoyé de nouvelles. Il voulut savoir s’il avait su pour Maria. Ce qu’il faisait encore sur la Bête. Pourquoi ? Comment ?

Alejandro lui raconta tout. Après quelques semaines sur le dos de la Bête, lui et Maria étaient arrivés au Tamaulipas, près de Nuevo Laredo. Ils pensaient toucher au but quand ils furent enlevés. L’Etat du Tamaulipas peut être considéré comme le QG des Zetas en ce qui concerne le trafic d'hommes. « Ils nous ont d’abord conduit dans un hôtel et ensuite, avec près de 100 autres migrants, dans une maison sécurisée à San Fernando. Pendant le transfert, on a vu une patrouille. Les flics se sont retournés, ils ont vu qu’on était sous la menace d’armes et pourtant ils ont continué droit devant eux. Circulez, y’a rien à voir ! Dans la maison ils nous ont attaché les pieds et les mains, ils nous ont bâillonnés et voilé les yeux. Ils ne nous donnaient rien de plus à manger qu’un bout de pain sec de temps en temps. On n'avait pas d’autre choix que de se chier dessus, couchés à même le sol. Ils nous insultaient à longueur de temps. Après une éternité, ils nous ont demandé les numéros de nos proches aux Etats-Unis. Ils ont exécuté ceux qui n’avaient personne pour les aider. Les femmes, ils les violaient chaque jour, jusqu’à épuisement… alors ils les achevaient d’une balle dans la tête. J’ai vu mourir je ne sais plus combien de compagnons d’infortune. Maria refusait de donner le numéro de ses parents. Elle a été très courageuse, vraiment très courageuse. Ils l’ont tuée au bout cinq jours de torture. Ils lui avaient coupé les mains parce qu’elle avait griffé le troisième gars qui avait voulu la violer. Tout ce stress provoqua un accouchement prématuré. Ils ont donné des coups de pieds au bébé jusqu’à le tuer face à Maria. Elle, ils l'ont laissée mourir à petit feu parce qu’ils ne lui ont pas enlevée le placenta. Elle se vidait de son sang, lentement. Quelques heures plus tard, on est parti de San Fernando parce que l’armée était sur le point d’arriver. Alors seulement El Coyote l’a achevée. On a laissé plus de soixante corps derrière nous. Nous, les survivants, ils nous ont emmenés dans une autre maison, et encore une autre à Matamoros. » Les yeux d’Alejandro se remplissaient de larmes alors que ceux d’Ernesto s’embrasaient de haine.

Ils ne tuèrent pas Alejandro car son frère accepta de payer près de 2000 dollars. Mais lorsqu’une fois libre, il voulut dénoncer les faits auprès de l’INM, le pire commença. Les agents de l’immigration le revendirent aux Zetas. « Ils ont payé les agents en cash, je l’ai vu comme je te vois, dans cette même maison où il y avait des dizaines de personnes retenues prisonnières. Cette maison était située juste derrière les bureaux de l’INM. Les agents travaillaient avec le chef local des Zetas et le laissaient entrer au poste et emporter certains détenus. Lorsque les Zetas détenaient des migrants sans l’sous et que ceux de la migra étaient solvables, avec de la famille aux States, ils se les échangeaient. » Après une nouvelle semaine de captivité, de tortures physiques et psychologiques, ils lui proposèrent de travailler pour eux. « Moi j’en pouvais plus. Je voulais que ça s’arrête, c’est tout. Chaque cellule de l’organisation, ils les appellent les pieux, en plus de l’Alpha et des soldats, compte un boucher chargé de faire disparaître les corps. Celui qui officiait dans mon groupe s’appelait Gustavo Diaz. Je l’ai vu assassiner, puis dépecer et enfin brûler dans un bidon plus d’une centaine de victimes. Un jour il m’a avoué aussi être spécialisé en lechada. Il avait appris cette technique à Ciudad Juarez pendant l’apothéose du féminicide. Tu ne peux pas imaginer. Il s’agit de plonger les corps, morts ou vifs, dans un liquide composé de chaux vive et d’acide. En peu de temps ça ronge toute la matière organique sans laisser la moindre trace. Il m’a menacé si souvent de me donner un dernier bain corrosif… Oh, mon Dieu, tu ne peux pas imaginer… Alors je suis devenu une taupe, un mouchard. Depuis je parcours la route des migrants, je dors dans les mêmes auberges, je gagne leur confiance pour mieux les trahir ensuite. Pour chacun de ceux qu’ils ont enlevés grâce à mes infos, je revis la mort de Maria. Je te jure, je souffre, c’est horrible. »

Il fallut presque cinq nuits à Alejandro pour révéler toutes les vérités cachées dans le labyrinthe de sa mémoire. Il y avait d’autres taupes des Zetas et Alejandro ne les connaissait pas toutes. Par sécurité il retrouvait Ernesto la nuit. Ils se cachaient. Ernesto semblait s’éloigner d’América et elle en éprouvait beaucoup de peine. La Bête rugissait, passant le Querétaro, San Luis Potosi et enfin Nuevo León. Ils n’étaient plus qu’à quelques jours de Matamoros. Mais peu avant le point de séparation entre les voies qui vont à Nuevo Laredo et celles qui prennent la direction de Matamoros, le Bête eut à subir une attaque. Durant de longues heures les passeurs indépendants affrontèrent les Zetas. Les sans-pap’ se cachaient, craignant une nouvelle fois pour leurs vies. Les assaillants formaient un groupe de quinze tueurs avec à leur tête El Coyote. Bien que valeureux, les passeurs n’avaient pas la puissance de feu de leurs adversaires. Les Zetas parvinrent à monter et parcoururent le convoi. Ils commencèrent à amasser leur butin et regrouper les migrants signalés par les balances. Ernesto reconnut tout de suite El Coyote. Il était grand et portait ses éternelles lunettes infrarouges, fumait le cigare et ne se séparait jamais de son AK-47 plaqué argent. Une cicatrice barrait sa joue droite. Il avait les cheveux courts et ses yeux étaient plus noirs que la nuit. Il avait perdu une oreille en même temps que son indépendance. Le passeur cruel s’était métamorphosé en porte-flingue docile des Zetas. Alejandro lui avait tant de fois décrit l’assassin de Maria qu’Ernesto aurait pu le reconnaître parmi mille autres visages. Ernesto avait un poignard et envie de l’utiliser, de le planter dans le cœur de l'assassin. Alejandro accompagnait El Coyote et son garde du corps, récoltant les portables, les montres et l’argent des pauvres rêveurs de l’American way of life.

América était cachée dans le ventre de la Bête. Elle respirait à peine. El Coyote alluma ses lunettes et la débusqua malgré l’obscurité de son refuge. La chaleur de son corps, la vie même avait trahi América. El Coyote ne put réprimer un sourire sournois en voyant la peau blanche de la jeune femme. Alors qu’il l’attrapait par le cou, Ernesto bondit à découvert. Il se jeta lame en avant mais ne put poignarder son ennemi ; El Coyote para l’attaque avec la culasse de sa corne de bouc. Le regard brutal du Coyote se posa sur Ernesto, puis sur América. Ernesto. América. El Coyote leva la gueule de son AK-47 et la ficha dans celle d’América. De brutal, le sourire du Coyote devint féroce. Soudain Alejandro se jeta sur le garde du corps de son chef. Il parvint à le désarmer et à le descendre. Il retourna alors son arme vers El Coyote mais celui-ci le tenait déjà en joue. Une rafale et Alejandro tomba raide mort, mais El Coyote ne put entendre Ernesto se remettre debout sur sa droite. Ernesto se saisit de l'AK-47 et retourna l'arme vers l’assassin de Maria. Il tira. La tête du Zeta explosa, sa cervelle vola en éclats. Le corps du Coyote retomba lourdement, ses yeux fixes interrogeaient l'éternité.

América et Ernesto étaient restés de longues heures assis main dans la main, le regard sur la frontière, cette ligne qui divisait le monde en deux. Le soleil était sur le point de se coucher et incendiait l’horizon. Ils s'embrassèrent. Ni l’un ni l’autre n’aurait su dire de quel côté se trouvait leur futur, leur passé. Au loin la Bête rugissait toujours.



Break on through to the other side !


Fin

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Beau et douloureux texte car la fiction autour de trois personnage donne presque un visage a tant de morts anonymes.