"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

26/11/2013

Les pensées du jardinier

 
« Le vrai jardinier se découvre devant la pensée sauvage. »
Jacques Prévert





Il était une fois un jardinier. Oh pas un professionnel, un simple jardinier du dimanche, juste l'heureux possesseur d'un petit bout de terre derrière l'appartement qu'il occupait. En avisé descendant du Candide de Voltaire, l'homme avait décidé d'y cultiver son jardin, d'y semer et d'y voir s'épanouir fleurs, fruits et légumes sains. Parmi toutes les beautés qui y poussaient, il avait pour ses pensées une affection particulière. Chaque jour, il passait quelques heures, souvent en fin d'après-midi, à prendre soin de ces fleurs qui faisaient son orgueil à lui.
Il passait du temps à quatre pattes, mains et genoux labourant la terre, y creusant les sillons de sa florale passion. Il aimait, quand il avait terminé, voir les paumes de ses mains brunies par le terreau, ses lignes de vie et de chance comme estompées sous la couche brune de son boulot. Il lui était agréable de sentir sur son visage, sous les gouttes d'une sueur qui lui paraissait être le jus du fruit de son travail, le soleil réchauffer sa peau. Il aimait plus que tout le parfum de ses fleurs. Souvent, il s'enivrait des senteurs de son jardin au cours de longues siestes, étendu dans la chaise longue qui trônait au milieu de ses parterres célestes.
Les fruits, les légumes nourrissaient son corps, mais l'odeur des fleurs étaient pour lui nourriture de l'esprit. Il avait accumulé un savoir insensé sur les violaceae mais avait su préserver l'émerveillement que lui contait l'éclosion de ces fleurettes violacées. Entre toutes, il avait sa préférée, un trésor aux pétales parfaits, mauves, parcourus d'éclairs violets, un arc-en-ciel de teintes colorant sa corolle, une couronne au blanc pur relevant le jaunes subtil des pistils. Quatre petites voiles tendues vers le ciel et une tournée vers la terre. Il aimait cette asymétrie, cette beauté hissée vers l'éther. Sa belle pensée, il la choyait, la laissant éclore un peu à l'écart des autres.

Un jour, l'homme dut s'absenter et resta éloigné de son jardin quelque temps, suffisamment pour que des herbes parasites en viennent à envahir les terres de ses pensées si pures. Parmi toutes ces herbes rustiques, il en était une qui s'était particulièrement développée. Elle avait poussé tout près de sa favorite et dépassait en taille la fragile pensée. Pris d'horreur devant cette tige verte, hérissée de fines épines, de feuilles rudimentaires et surmontée de bulbes grossiers, il coupa rageusement le brin de vie inopportun. Puis, comme il était harassé par son voyage, il alla se coucher.
Le lendemain, comme chaque matin, ses premiers pas le menèrent en son jardin. Il ouvrit les volets et découvrit avec horreur que l'herbe mauvaise avait repoussé avec plus de vigueur, qu'elle était encore plus haute que la veille au soir. De minuscules taches noires étaient apparues, telles des engelures au bout des délicats pétales de sa belle pensée. L'homme, reposé par sa nuit, ne se laissa pas cette fois emporter par la fureur devant l'apparent désastre ; ses réflexes de jardinier expérimenté lui revenaient. Il savait qu'il lui faudrait éradiquer cette herbe folle, en prenant bien soin de retirer toutes les racines du sol. Une fois son petit déjeuner terminé et sa toilette faite, le jardinier s'arma de ses outils et de sa patience, et partit s'attaquer à l'effronté chiendent. Il commença par tendre un voile pudique autour de sa pensée unique. Il ne supporterait pas de voir sa beauté maculée de terre d'un geste maladroit, ni qu'une épine vengeresse ne déchire de ses pétales le velours délicat. Aux racines sans éclats, la terre noire ; à l'abstraction éthérée, la poésie des fleurs colorées.
Après avoir délimité le champ de sa bataille contre la laideur, la folie, la sauvagerie, le désordre né au sein de ses pensées harmonieuses, il creusa délicatement autour de la sauvageonne une tranchée, un cercle parfait. Puis il approfondit sa percée et, lorsqu'il s'estima suffisamment enfoncé, de ses mains gantées, il se saisit de la tige rebelle et commença à en secouer les vermicelles. Il y eut un instant de résistance, puis il souleva, tout en agitant pour détacher les paquets de terre pris dans le fatras des radicelles, la plante maligne. Lorsqu'il tira une dernière fois pour sortir la totalité de l'horreur herbacée, il sentit une légère résistance. L'onde sourde d'un craquement parcourut la tige. Il poussa un juron. Puis balançant l'herbe importune sur l'amas de compost, il replongea les mains et les yeux dans la terre brune à la recherche du petit bout de chaos rescapé de l'éradication. Mais, plus il creusait et plus il découvrait l'enchevêtrement des filaments nourriciers. Il leva les yeux et pris conscience de l'étendue souterraine de l'invasion de son jardin. Tel l'iceberg qui fit couler le titanesque orgueil humain, les pousses vertes qui faisaient tanguer son navire de nature perdu sur la mer d'asphalte, l'immensité du désastre demeurait encore invisible. Il reprit alors la lutte en commençant par déraciner méthodiquement chaque poussée chaotique. Plus petites, leurs racines étaient moins développées, mais bien qu'enracinées plus superficiellement, elles tissaient un maillage serré sous l'épiderme terrestre.

Tel Sisyphe, heureux, le jardinier recommençait chaque jour son méticuleux travail d'extermination du végétal maléfice. Quand, au bout de quelques jours d'un travail acharné, le jardinier crut enfin retrouver le ferment de ses fleurs débarrassé de tout parasite, que sa pensée chérie développait une vigueur nouvelle, il aperçut un léger renflement à l'endroit même où il avait livré bataille contre la plus laide des invasives. Le soir était tout proche et le jardinier estima qu'il pouvait sans remords aller dormir et reprendre la lutte dès les premières heures du soleil suivant.
A son réveil, l'herbe maligne avait atteint une taille improbable et s'était répandue en jeunes pousses tout autour de sa protégée. Il arracha avec véhémence les petites feuilles à fleur de sol, puis regarda avec haine l'arrogante herbe folle. Il alla chercher sa pelle, délimita à nouveau, mais en un cercle plus vaste, la tranchée de la bataille à venir. Avec toute la retenue dont il était capable malgré la colère qui lui obscurcissait les idées, il retira soigneusement la fleur sauvage, cette vie qu'il n'avait pas lui-même semée, cette idée de la barbarie plantée dans son jardin de pensées cultivées. Mais à l'ultime instant, il sentit le craquement étouffé de la racine brisée remonter le long de l'herbe, se transmettre à ses doigts, à la paume de sa main, à tout son bras. Il en aurait pleuré ; et il pleura, juste avant que n'éclate l'orage de chaleur qui avait pesé toute la journée sur son dos courbé. Il farfouilla encore un peu la terre, mais bien vite la pluie et la sueur lui brouillèrent la vue, et les gouttes d'eau, commençant à imbiber le terreau, rendaient impossible l'extirpation des racines du mal. Dépité et abattu, le jardinier rentra chez lui.
C'est plein d'une énergie nouvelle qu'il se réveilla le lendemain. Le soleil était revenu et, avec lui, l'optimisme du jardinier. A peine avait-il franchi le pas de la porte qu'il constata que de nombreuses petites pousses farouches redéployaient l'oriflamme de la piraterie jardinière. Il reprit la longue et méthodique guerre de l'ordre contre le chaos tout en surveillant du coin de l’œil le rétablissement de sa pensée la plus secrète. A la dernière attaque de sauvagerie, les taches noires avait gagné du terrain sur les tons vifs de sa corolle. Après quelques jours, sa favorite reprenait des couleurs et il crut cette fois avoir gagné la partie. C'est le cœur serein qu'il alla donc se coucher, pour la première fois depuis qu'il était revenu. Son père et sa mère ne s'entendaient plus et avaient décidé de divorcer. Bien que sa relation avec ses parents se soit distendue au cours des années, il avait été le témoin muet de la lente dégradation de leur entente. Et l'officialisation de leur séparation, la concrétisation de ce qui n'avait jusqu'alors été qu'un sentiment, l'avait touché. Il avait beau être adulte, avoir connu la répétition de l'amour et les affres du désamour, il était resté l'enfant de ses parents, dont il ne pouvait imaginer qu'ils redevinssent autre chose que l'entité à deux faces qui l'avait enfanté. C'est en suivant le fil de ce mirage, l'image jaunie d'un mariage vieilli, qu'il sombra dans les bras de Morphée.

Ce matin là, l'ignoble herbe du mal, cicatrice immonde sur le reflet de ses rêves de calme et de volupté, dressait fièrement le grand mât de son insolence. Il crut un instant devenir aussi fou que ces adventices qui envahissaient la terre entière. Il n'avait plus d'autres pensées et celle-ci, mauvaise, avait maintenant la hauteur d'un gratte-ciel. Toutes les autres, fleurs étrangères, fêlures exotiques, violettes en dentelles pouvaient mourir, si cela devait sauver la plus intime de ses pensées. De Sisyphe il délaissa les gants placides et revêtit pour son combat épique contre le désordre horticole, l'armure d'un don Quichotte de la Planta. Il chevauchait une excavatrice squelettique et tenait pour toute lance un long couteau désherbeur. Son armure de plastique n'était qu'un vulgaire tablier de jardin, mais sa détermination n'avait rien à envier à celle de l'ingénieux hidalgo de La Mancha, chevalier à la triste figure et combattant acharné des géants brasseurs de vent.
Cette fois, il s'enfonça le long du corps barbare et démesuré de la fleur du mal. La circonférence de la tige lui sembla prodigieuse et à la naissance, les racines formaient de larges autoroutes qu'il n'eut aucun mal à parcourir. Plus il s'enterrait, plus les embranchements se multipliaient, plus les appendices se démultipliaient, plus la limite entre les milliers de fines racines devenaient ténue. A une certaine profondeur, l'intrication était telle qu'il lui devint difficile de suivre les tenants et les aboutissants de ces minuscules vermicelles organiques. Il suivit, au détour du dédale végétal l'une de ces terminaisons radicales et, sans notions du haut et du bas, le fil de plus en plus épais de sa pensée. Émergeant de son trou, le regard caressant sa douce dulcinée sur le point de faner, il fit demi-tour et regagna aussitôt les profondeurs du terreau fertile, ferraillant sans relâche contre l'hydre d'un invisible mal. Dans sa rude bataille contre la folie, il tranchait maintenant à tout va, coupant les racines en quatre, sans plus distinguer dans l'entrelacs, celles de ses pensées apprivoisées et celles des insoumises adventices. Il percevait inconsciemment la vacuité de son combat, tant à cette échelle se dévoilait le continuum de la vie, la continuité bouillonnante du vivant qui reliait entre elles les racines de tout ce qui germait ici, à la terre nourricière. Il pouvait voir les sels minéraux aspirés par les poils racinaires de l'une ou l'autre branche du vivant. Il croisa quelques vers et bactéries, radicaux libres de toute racine. Il admirait le troc invraisemblable auquel se livraient sous terre les sœurs ennemies de son jardin. Herbes sages et folles pensées, les ramifications microscopiques s'enlaçaient ici en un corps à corps acharné et infini.

D'une profonde respiration il sortit la tête du champ de bataille et, illuminé par la déraison de son raisonnement et par la vue de sa favorite défraîchie, il décida d'employer les grands moyens pour déraciner l'importune herbacée. Troquant l'armure du chevalier errant pour le feu chimique d'un Prométhée sans principe de responsabilité, il inocula un violent poison, brûlure chimique qui par capillarité terrassa en quelques secondes la plante immonde.
Se recroquevillant sur elles-mêmes, comme prises par les spasmes d'une douleur aiguë, les racines corrompues de la folie se décomposèrent, se diffusant dans le substrat des pensées jardinières. Lorsqu'enfin sombra la grand voile de la sauvagerie, ce fut à côté du bulbe purulent de sa beauté chérie. Le mauve des pétales n'était plus le teint orgueilleux de la vie, mais le ton livide de la mort en sursis. Telles des mains rabougries, des doigts crochus refermés sur l'ultime souffle de vie, les lèvres de sa dulcinée se retroussèrent en une grimace mortifère sur ses pétales, chair de pensée désormais moribonde. Le jardinier, couvert de boue par sa guerre imbécile, se releva avant de retomber à genoux. Il restait hagard devant sa pensée souillée par la toxine qui avait l'herbe folle terrassé... petite fleur insensée qui avait à son maître, finalement, fait perdre la tête.



Nouvelle écrite pour le fanzine A bloc! #5 (novembre 2013)
Illustration: Garance

Aucun commentaire: