"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

14/06/2011

L'informatique libre

Un article lu avec plaisir dans Le Monde, où la parole est à un discours alternatif sur l'informatique libre. Un discours combatif qui fait du bien, et qui élargit le propos à d'autres domaines que les logiciels. Bref, bonne lecture.


"L'utilisateur doit contrôler le programme, pas l'inverse"

Richard Stallman est l'un des "pères" du logiciel libre, ces programmes dont le code source est public et modifiable. Militant pour une réforme radicale et globale du droit d'auteur, il revient sur l'évolution du monde du droit, de la technolog
ie et de l'informatique.

Dans certains secteurs, le logiciel libre que vous défendez semble avoir remporté la bataille : dans le domaine des serveurs, par exemple, la part y est écrasante.

Ces victoires ne sont pas permanentes. Le secteur le plus important pour la liberté des gens, c'est l'ordinateur personnel et le téléphone portable. Je n'ai pas de téléphone mobile : ces objets font de la surveillance. C'est inévitable, mais je ne veux pas que Big Brother sache où je suis. Le logiciel de ces mini-ordinateurs doit être libre, mais aucun modèle n'évite le logiciel privateur [ou propriétaire, c'est-à-dire non libre]. Même les téléphones sous Android utilisent un système privateur pour les signaux radio. Dans beaucoup de modèles, ce programme a aussi le contrôle du microphone et peut donc être transformé en système d'écoute. Le programme peut aussi se mettre à jour seul. Alors que dans mon ordinateur portable, même le BIOS [le niveau logiciel le plus fondamental d'un ordinateur] est libre.

Pourtant, le grand public est aujourd'hui assez sensible aux questions de respect de la vie privée. RIM, le constructeur des BlackBerry, en a fait un élément de marketing, et a même lancé une nouvelle campagne sous le slogan "et vos données personnelles restent personnelles"...

Mais c'est faux ! Plusieurs pays ont exigé de pouvoir accéder aux données privées des utilisateurs, en Inde par exemple. Et pour pouvoir continuer à vendre ses terminaux, RIM cède, comme ce fut le cas d'abord aux Emirats arabes unis. Comment les utilisateurs peuvent-ils dès lors être certains de ne pas être écoutés ? La seule solution, c'est d'avoir le contrôle total de son téléphone, et donc de se débarasser des logiciels privateurs.

Vous avez été très critique envers les pratiques des grands éditeurs de logiciels comme Microsoft ; pourtant, votre discours actuel est beaucoup plus centré sur les éditeurs de services, comme Google ou Facebook.

C'est un autre problème. Un service n'est pas un programme : beaucoup de personnes essayent d'appliquer les concepts de logiciel libre ou privateur aux services, mais c'est une erreur. Pour savoir si un service est dangereux pour ma vie privée ou mes données, il faut se poser deux questions : ce service peut-il abuser de données, nominatives ou non ? Et prend-il le contrôle de mon informatique ?

Les utilisateurs se posent souvent la première, mais pas la seconde. Il faut rejeter ce concept à la mode du "logiciel comme service" : la question n'est pas de savoir si les programmes utilisés par le serveur sont libres ou non. On peut vous donner accès au code-source de tous les programmes utilisés par un service, mais cela ne veut pas dire que son utilisation soit bonne pour vous. Si, dans tous les cas, l'utilisateur perd le contrôle de son informatique, en étant privé du droit de faire des copies par exemple, c'est une mauvaise chose pour lui.

Vous êtes d'ailleurs très critique envers les mesures techniques de protection (DRM), ces outils informatiques utilisés pour empêcher la copie ou l'utilisation non autorisée de fichiers. Ces dernières années, les DRM ont commencé à disparaître des MP3 vendus en ligne : est-ce que ce combat est gagné ?

Pas du tout, car les DRM reviennent sous une autre forme, avec Spotify et les autres systèmes de diffusion de musique en continu [streaming]. Ces systèmes utilisent des programmes clients privateurs, auxquels il manque une fonctionnalité pourtant triviale : la possibilité de faire une copie de sauvegarde des fichiers. Les éditeurs de ces services veulent que l'on pense que ce n'est pas une fonctionnalité naturelle, mais c'est leur choix de restreindre la liberté de l'utilisateur. Il disent qu'"il n'y a pas besoin de pouvoir copier la musique quand celle-ci est disponible partout et à tout moment", mais elle ne l'est pas : Spotify peut changer les conditions d'utilisation quand il le veut, et l'a bien montré en réduisant la durée d'écoute gratuite.

Comment est-ce que Spotify impose ces menottes numériques ? A travers un programme privateur, dont les utilisateurs n'ont pas le contrôle. C'est la seule manière d'imposer cette restriction : dans le logiciel libre, les utilisateurs ont le contrôle du programme, ils peuvent le changer. Dans un programme privateur, c'est le logiciel qui a le contrôle des utilisateurs. Un programme privateur est un joug.

Mais Spotify et Deezer ont aussi popularisé l'idée que l'on pouvait payer un forfait pour accéder à l'ensemble de la musique, un concept décrié comme irréaliste lorsqu'il avait été proposé par les défenseurs du mécénat global ou de la licence globale, comme vous.

Personnellement, je ne veux pas rémunérer les éditeurs de musique ; je pense que ces entreprises, qui ont acheté des lois draconiennes et injustes, et fait des procès pour des centaines de millions de dollars contre des jeunes, doivent être détruites. Les musiciens, en revanche, doivent être soutenus, mais je ne pense pas que la notion de rémunération soit juste. La rémunération suppose que nous aurions une dette pour avoir écouté un morceau, ce qui est faux.

Mais si nous désirons que les artistes créent, il est utile de les subventionner ; je veux soutenir ce que font les artistes, pas les entreprises. Je refuse de céder mon droit à partager de la musique. Cette liberté doit être respectée. Le soutien aux artistes peut prendre différentes formes : une subvention, par exemple, financée ou non par un impôt spécial, mais cela ne représenterait pas un budget important.

Dans ce système, comment distribuer les sommes de manière équitable ?

Je propose que la distribution se fasse en fonction du succès des œuvres, mais de manière non linéaire, pour ne pas donner trop aux grandes stars : dans ce système, la plus grande partie de l'argent servirait à soutenir les artistes qui connaissent un succès moyen ; les très grandes stars gagneraient plus, mais dans des proportions raisonnables.

L'autre système serait celui du paiement volontaire : si chaque reproducteur avait un bouton pour envoyer une petite somme aux artistes, beaucoup l'enverraient. Si c'est facile et bon marché, pourquoi ne pas le faire ? Les plus pauvres ne le feront pas, mais ce n'est pas grave. Il y a assez de personnes qui gagnent correctement leur vie pour que cela fonctionne.

Dans ses conclusions, le G8 de Deauville appelle pourtant les gouvernements à protéger davantage les ayants droit.

Les ayants droit sont des entreprises, et leur pouvoir est insupportable : il faut y mettre fin. C'est une excuse pour maintenir un système injuste et obsolète. Plutôt que les protéger, il faudrait les punir pour les attaques contre nos libertés dont ils sont responsables ! Le système du droit d'auteur a été établi pour la technologie de l'impression, dans le but de promouvoir les arts. Ce but reste valide, mais les moyens utilisés pour le faire ne le sont plus. Les ayants droit ont aujourd'hui des droits qui rappellent ceux de l'Ancien Régime, où l'on achetait des offices et des privilèges.

Le Royaume-Uni a amorcé un processus de réforme de son droit d'auteur. Une commission a proposé diverses recommandations, allant vers l'augmentation des droits des citoyens.

Je ne sais pas si le gouvernement suivra ces recommandations. Les six propositions qui ont été faites – cinq pour le droit d'auteur, une pour les brevets – vont dans le bon sens, mais cette commission partait d'un point de vue erroné : elle utilisait le concept de propriété intellectuelle, qui doit être rejeté car il mélange des choses qui n'ont rien à voir, le droit d'auteur et les brevets par exemple. La commission a évité ce piège et a considéré chaque loi indépendamment, et elle est arrivée à des recommandations intelligentes, même si elles ne vont pas assez loin. Le problème, c'est que la philosophie du gouvernement britannique est de soutenir d'abord les entreprises, avant ses citoyens.

L'une des suggestions est de ne pas étendre les brevets au domaine de l'informatique ; mais l'Union européenne est en train de le faire avec le brevet unitaire européen. Or, le tribunal d'appel pour les décisions de l'Office des brevets européens sera... l'Office européen des brevets, qui aura dès lors un pouvoir sans limites. C'est la porte ouverte aux brevets informatiques que la Commission européenne souhaite imposer.

Propos recueillis par Damien Leloup



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