"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

02/02/2011

La Bête

En attendant de publier une nouvelle sur La Bestia, ce train qui parcours le Mexique du Sud au Nord, emportant des milliers de migrants vers leur Rêve Américain et surtout vers l'enfer mexicain, je vous propose cet article paru il y a quelques semaines sur Libération, ainsi que le lien vers l'article publié ce jour (2/02/11) sur Rue89: Mexique: séquestrer des immigrés, un business lucratif.


Piégés par la Bête

Kidnappings, viols, enrôlements forcés : les trains de migrants centraméricains sont la nouvelle manne des cartels au Mexique.

Par EMMANUELLE STEELS Envoyée spéciale à Ixtepec et Ecatepec




En Chiapas (photo encontrada en la página del documental La bestia)


«Des hommes masqués portant des machettes et des armes ont arrêté le train et nous ont fait descendre du toit. Ils nous ont mis un pistolet sur la tempe et nous ont dit qu’on allait mourir. Puis ils nous ont frappés pendant vingt-quatre heures jusqu’à ce que nos familles envoient l’argent. Alors, ils nous ont libérés.» Luis García fait partie des milliers de victimes de la nouvelle industrie macabre développée par les gangs mexicains : les kidnappings de migrants. Ce Guatémaltèque de 26 ans traverse le Mexique comme des milliers de sans-papiers venus d’Amérique centrale : sur les toits des trains de marchandises, sans jamais dormir, de peur de tomber ou de se faire agresser, fuyant les policiers mexicains qui les dévalisent, les Zetas qui les séquestrent, les violent et les tuent. Ce cartel de narcotrafiquants est tenu pour responsable du massacre, le 23 août, à San Fernando dans l’Etat de Tamaulipas, de 72 migrants centraméricains, équatoriens et brésiliens. Ce groupe d’hommes et de femmes, qui avaient refusé de travailler pour le compte des Zetas, de trafiquer en échange de leur liberté, ont été alignés contre un mur et criblés de balles.

2 500 dollars par otage

Les bandes de kidnappeurs prennent régulièrement d’assaut la «Bestia» (la Bête), le surnom que les migrants ont donné au train qui les transporte vers la frontière américaine. Les gangs séquestrent de grands groupes, parfois cent personnes d’un seul coup. Les refuges gérés par l’Eglise catholique sont les seuls endroits sûrs où les migrants peuvent s’abriter, se reposer et se nourrir, entre deux trains.

La Casa del migrante d’Ixtepec, dans l’Etat d’Oaxaca (sud du Mexique) n’est pas à proprement parler une maison. Il n’y a que quelques baraques exiguës. Au milieu, les migrants dorment à la belle étoile. Une grille cerne l’espace, empêchant les agressions. Là, les récits d’enlèvements, de brutalités et de viols se répètent à l’infini. Les kidnappeurs torturent les migrants pour leur soutirer les numéros de téléphone de leurs familles. Ils réclament des rançons d’environ 2 500 dollars (1 900 euros) par otage.

La Commission nationale des droits de l’homme (CNDH) a alerté l’an dernier sur l’émergence de cet inquiétant négoce, évaluant à 20 000 le nombre annuel de ces enlèvements au Mexique. Les gangs amassent donc un butin évalué à 50 millions de dollars (37 millions d’euros) par an rien qu’avec ces kidnappings. «Les bandes criminelles liées aux cartels de la drogue se sont rendu compte que le trafic de migrants était lucratif. Les passeurs qui accompagnent les migrants travaillent pour le compte de ces gangs. Ils leur livrent des victimes», explique Martin Gabriel Barrón, spécialiste mexicain du crime organisé. La CNDH, organe officiel qui jouit d’une certaine indépendance, a exhorté, en vain, le gouvernement à agir pour protéger les Centraméricains. Le massacre du 23 août a eu un tel retentissement international que les autorités mexicaines ont arrêté sept hommes de main des Zetas. Mais les principaux auteurs du carnage courent toujours.

Généralement, il n’y a pas d’enquête sur les kidnappings de migrants. C’est pourquoi, dans un rapport publié en avril sur les attaques de sans-papiers centraméricains au Mexique, Amnesty International les qualifie de «victimes invisibles». Ils n’osent pas porter plainte de peur de se faire déporter. «Ce voyage est l’un des plus dangereux au monde», dénonce Amnesty, dont les enquêtes ont permis d’établir la complicité active et passive des autorités dans ces enlèvements. Les services de migration se soucient peu de savoir si les Centraméricains sont victimes de délits et s’empressent de les expulser. «Fonctionnaires, policiers, narcotrafiquants, machinistes du train… Tous sont impliqués dans la traite de migrants»,s’emporte le prêtre Alejandro Solalinde, qui dirige le refuge d’Ixtepec. L’équipe du refuge incite les migrants à porter plainte et mène ses propres enquêtes : sur base des milliers d’entretiens avec des victimes, le personnel est parvenu à créer un registre informatique d’agresseurs présumés. Le maire d’Ixtepec, Gabino Guzmán, nie l’existence de ces attaques : «Ce sont eux-mêmes qui créent des problèmes, ils boivent, se droguent et se battent entre eux», explique-t-il d’un air dédaigneux.

L’an dernier, le père Solalinde a été arrêté par la police municipale pour avoir défendu des migrants. Aujourd’hui soutenu par l’acteur mexicain Gael García Bernal, qui a tourné une série de courts métrages documentaires au refuge d’Ixtepec, Solalinde ne cesse de dénoncer la corruption des autorités. Marta et Evidio, jeune couple venu du Guatemala, raconte comment le train sur lequel ils voyageaient a été pris d’assaut par des policiers fédéraux : «On a d’abord cru que c’était une bande de kidnappeurs car ils étaient très violents. Les policiers nous jetaient par terre, nous donnaient des coups de pied. Ils ont brutalisé les femmes, les insultant, commettant des attouchements. Finalement, ils ont pris tout ce qu’on avait et ils ont tiré des coups de feu pour nous faire fuir. Perdre l’argent, cela nous est égal, c’est la brutalité qui nous marque.»

Promesse de régularisation

Vu leur statut d’«illégaux», il est impossible de connaître le nombre de sans-papiers originaires d’Amérique centrale qui traversent le Mexique. Les dernières estimations divulguées par l’Institut national des migrations (INM), chargé de les appréhender et de les rapatrier, établissent qu’ils seraient environ 400 000 chaque année. De janvier à septembre, 53 000 Centraméricains ont été expulsés du pays par cette institution.

Aux Etats-Unis comme au Mexique, les opérations visant à capturer les migrants sans-papiers se sont intensifiées. La fameuse loi SB-1070 approuvée en mai par l’Arizona, qui systématise les contrôles d’identité pour interpeller les immigrants en situation illégale, a fait des émules : des projets semblables sont à l’étude dans une vingtaine d’autres Etats américains. Depuis les attentats du 11 Septembre et le durcissement de la surveillance aux frontières, les migrants voyagent dans conditions de plus en plus dangereuses, à la merci de la chaleur du désert et des trafiquants, esquivant la Border Patrol, la patrouille frontalière. Pourtant, un million de Mexicains passent chaque année illégalement aux Etats-Unis. Après la récente victoire des Républicains aux élections de mi-mandat, le Mexique craint que la réforme migratoire promise par Barack Obama n’aboutisse pas. Plus de 8 millions de sans-papiers mexicains et centraméricains, qui aspirent à régulariser leur situation, étaient susceptibles d’en bénéficier.

Depuis le massacre de San Fernando, les activistes mexicains estiment que la situation des sans-papiers est plus enviable aux Etats-Unis. Une donnée édifiante ressort du rapport d’Amnesty : six femmes centraméricaines sur dix sont victimes de violences sexuelles lors de leur passage par le Mexique. Et celle-ci ne s’exerce pas uniquement contre les femmes. A Ixtepec, plusieurs homosexuels racontent que c’est le rejet vécu dans leur pays d’origine qui les a jetés sur les voies de la Bestia. Au Mexique, ils doivent traverser de nouvelles humiliations. Daniel, un adolescent guatémaltèque, raconte que quatre hommes l’ont kidnappé et emmené dans une maison isolée : «Pendant huit jours, ils ont abusé de moi. Chaque fois qu’un homme entrait dans la pièce, je pensais que c’était pour me violer.»

La Caravane des mères

Début novembre, un groupe de femmes venues du Honduras a sillonné le Mexique à la recherche de leurs enfants disparus. Chaque année, elles viennent dialoguer avec les autorités de ce pays, les sensibiliser au sort des migrants centraméricains. Elles distribuent des avis de recherche avec des photos de leurs fils, dont elles pensent qu’ils sont retenus en otage quelque part. Les participantes à la Caravane des mères de migrants affirment que plus de 800 Honduriens sont portés disparus au Mexique. Cette année, la caravane a retrouvé la trace d’une femme disparue au refuge d’Ecatepec, dans la banlieue de Mexico.

Là, les migrants ont une vaste pièce et une trentaine de lits superposés à leur disposition. Les jours d’affluence, lorsqu’ils sont près de deux cents, ils dorment à même le sol. Yamilet Juarez, qui a fui le Honduras et «neuf années de coups» infligés par son mari, a sa propre chambre. Elle vit au refuge où elle soigne les hommes blessés, tabassés par les Zetas, les voleurs ou la police, change leurs bandages et désinfecte leurs plaies. Elle-même a passé deux mois à l’hôpital, après que la Bestia lui a arraché une jambe.

L’attente d’une prothèse

A l’hôpital, sa blessure avait à peine cicatrisé que les agents de migration venaient la chercher pour l’expulser. Avec l’aide de la religieuse qui dirige le refuge, Yamilet a pu rester au Mexique. Malgré les deux jeunes enfants qu’elle a laissés au Honduras, elle se dit heureuse ici : «Je ne voulais pas aller aux Etats-Unis. Je voulais juste fuir la vie que j’avais. L’accident, je ne le vois pas comme un malheur. C’est plutôt une bénédiction car, maintenant, j’ai une nouvelle vie devant moi.» Comme elle, des centaines de Centraméricains mutilés par le train restent au Mexique, dans l’attente d’une prothèse. Ils vivent dans les refuges où dorment les migrants de passage, jamais très loin des rails. Ils entendent la Bête et écoutent ses victimes.

L’appel du Nord étouffe les avertissements, les dangers. La plupart des Centraméricains ne s’attardent pas dans les refuges : ils ne dorment que d’un œil, sans se déchausser, attendant de pied ferme le départ du train. «Le chemin est dur. Mais voyager sur ce train, vers les Etats-Unis, c’est beau aussi», s’exalte Ismael Camacho, un jeune Nicaraguayen qui se fait appeler «Isabella». «Là-haut, on est comme des frères, tous solidaires, peu importe notre nationalité», sourit Wil, un Salvadorien. La Bête, celle qui les maltraite, c’est aussi celle qui transporte leurs rêves.

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