"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

03/07/2008

Le Poulpe au Mexique

Chaque samedi, Rue89 publie une nouvelle histoire du Poulpe, la série de polars créée en 1995 par Jean-Bernard Pouy. Le 19 avril, Lecouvreur allait pour la première fois à l’étranger! Cap au Mexique. Ciudad Juarez. La ville où les femmes se font assassiner par centaines.


Non identifiée Fée marraine Fée Traîtres aux carrefours présomptueux Brûlée Amour Bâillonnée Attachée La tête recouverte d'un sac plastique Des yeux pour les fées Sourire de communicateurs transis dans la poche des puissants. Violée Poignardée Souillée A moitié nue Glorification de l'horreur Étranglée Fée Fée Frappée NON IDENTIFIÉE.

L’écriture de Juan Pablo de Avila oscillait entre poésie et rapport d’autopsie. Son recueil Des yeux pour les fées, un fanzine photocopié, était un hommage aux mortes de Juárez.
"Prends ça comme ton cadeau d'anniversaire" avait dit Pedro. Il m’envoyait au Mexique enquêter sur la mort de la fille d'un de ses camarades de 36. Lupita venait d'être retrouvée dans une décharge. J'avais avalé la moitié des rapports d'Amnesty International, parcouru
lacitédesmortes.net et lu de nombreux articles que La Jornada (1) avait consacrés à Ciudad Juárez. Tous mettaient en avant les dysfonctionnements de l'enquête qui n'avaient jamais inquiété les élites.

Dès mon arrivée, la ville d’entre deux mondes m’assomma. Un million et demi d'habitants, l'un des points frontaliers les plus traversés de la planète. Près de 150 000 passages par jour et un soleil de plomb. La sœur siamoise d'El Paso, à cheval entre le Mexique et Gringolandia, est le théâtre d'un féminicide. Depuis 1993 près de 450 femmes ont été tuées, beaucoup mutilées, certaines violées… Il y a autant de disparues ! Pourtant les autorités ne reconnaissent que 271 cas. Aucun n'a été résolu de manière satisfaisante… Le gouvernement fédéral et celui de Chihuahua ont montré plus de zèle à fustiger les tenues provocantes des victimes, qu'à mettre fin aux violences.

J'ai retrouvé le camarade de Pedro, Fernando, au siège de l'association Nuestras Hijas de Regreso a Casa (2), au sud de la ville. La rue longeait un terrain vague appartenant à l'une des 400 maquiladoras de Juárez. Beaucoup des victimes travaillaient pour ces usines tournevis. Nando et Norma, l'une des fondatrices de l'association, m'ont guidé dans la ville. Collés au premier monde s'entassent les bidonvilles, réservoirs humains corvéables à merci que les Ford, Thomson, Siemens, Electrolux, broient à tour de bras. Une main d'œuvre aussi inépuisable que leurs profits transnationaux. "Près de 80% des habitants viennent de l'intérieur du pays… beaucoup de femmes, attirées par un emploi à 6 dollars par jour !", m’avait expliqué Norma.

A la nuit tombée, en arpentant les rues du centre, j'avais été assailli par une nuée de gamins qui offraient leur services pour une poignée de pesos : cireurs de pompes, suceurs de queues... Souvent défoncés à l'éther, la coco ou la piedra (3). Des filles de 12 ans, à la féminité outrancière vendaient leur corps aux jeunes gringos venus s'éclater de l'autre côté de la frontière ! Nando m’a aussi montré la face bling bling de Juárez, ses quartiers résidentiels au nord-ouest de la ville. L'endroit de la médaille. Près du tiers des 300 tonnes de blanche entrant chaque année chez l'Oncle Sam passe par ici. Si le trafic de drogue ronge la peau sur les os des pauvres c'est pour mieux nourrir les maîtres de la ville. Villas tape-à-l'œil et discothèques style narco-architecture. Des 4x4 énormes sans plaques, aux vitres fumées. Partout, des gorilles à lunettes noires et armés. Le Cartel tient Juárez par les couilles. Au-delà de la ville, il y a les ranchs où l'élite organise ses parties pas si fines, autour de pots de vin.

Lupita, comme beaucoup de ceux qui se battent pour que justice soit faite, avait reçu des menaces. "Profite de la vie tant que tu peux." avait été la dernière. Elle étudiait le droit et militait avec Norma depuis 2 ans. Elle se battait pour que les femmes puissent à nouveau vivre à Juárez et plus seulement y mourir. "Bientôt quinze ans d'impunité, avait soufflé Norma. Ou cinq siècles, car il y a dans le sort des femmes de Juárez un peu de la malédiction de La Malinche". Cette jeune indienne avait été offerte aux conquistadors à leur arrivée. Une fois baptisée elle devint l’interprète de Cortés et sa maîtresse. Ses connaissances facilitèrent la conquête du Mexique. Nando avait ajouté que "pour certains, La Malinche est la mère du Mexique métis. Mais dans la langue populaire elle est la mère de tous les maux, la catin vendue à l'étranger." De la conquête espagnole à l'esclavage industriel demeure cette culpabilisation de la femme.

Avec le vieil anar on a croisé une manif pro-vie. Il m'a expliqué la double morale chrétienne qui ici réclamait le droit à la vie depuis sa conception, mais qui laisse mourir les femmes dans la clandestinité de l'avortement. L'impunité que vomit Juárez se nourrit du mépris qui fleurit à l'ombre de l'église. Pourtant même Norma, par respect pour la croix qu'elle porte, ne le reconnaîtra pas.

Cheryl n'aurait pas aimé Juárez et ses cantinas, ces bars souvent interdits aux femmes… Moi j'appréciais la bière : allez patron encore une Victoria ! Après quelques jours, je ne savais plus si c'était moi qui secondais Nando dans sa traque du meurtrier ou si c'était lui qui m'accompagnait dans cette enquête étouffante. Peut-être est-ce la ville elle-même qui tue ? Pourtant chaque victime a bel et bien rencontré la mort en chair et en os… Plus une série de tueurs qu'un tueur en série.

A mon retour au Pied-de-Porc, un article de La Jornada annonçait la mort d'un mec à Juárez. Patron des pompes funèbres La Paz et petit dealer, c’était un compagnon de route de certains cadres du Cartel et de l'équipe municipale. Il avait été retrouvé dans le parc Hermanos Escobar. Pedro me lança un sourire. Il n'y avait rien à dire.

(1) : Sorte de Libé mexicain
(2) : Puissent nos filles rentrer à la maison
(3) : Cailloux de crack


Il existe une traduction en espagnol de cette aventure "poulpesque", à découvrir sur Calle89: el pulpo en Mexico... ainsi que dans le supplément culturel du quotidien mexicain Pagina24, Caja de Arena.

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