"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

22/11/2019

Toujours à propos de la Bolivie

Une nouvelle traduction du serpent@plumes concernant ce qui se passe en Bolivie. C'est encore une voix féminine, une voix indigène également qui s'exprime ici, à travers la voix d'Adriana Guzmán, pour le média Pie de Pagina.



« Ce n’est pas un coup porté à l’État, mais aux peuples »



Adriana Guzmán, féministe communautaire aymara, prévient : ce qui se joue en Bolivie, ce n’est pas le siège présidentiel ou le retour d’Evo Morales, mais la volonté d’une nouvelle colonisation des peuples indigènes. Elle questionne le féminisme qui, depuis l’université, est incapable de regarder un mouvement indigène, et elle envoie un message au Evo : « les morts ne se négocient pas ».
Source : https://piedepagina.mx/este-no-es-un-golpe-al-estado-es-a-los-pueblos/







Depuis dimanche dernier, lorsque Evo Morales a annoncé sa démission en tant que président de la Bolivie et le tout provoqué par un coup de force militaire, Adriana Guzmán Arroyo a commencé à envoyé des messages audios décrivant ce qui se passait dans son pays : « Ce coup n’est pas seulement contre l’État. C’est un coup porté aux peuples. Nous ne nous battons pas pour le siège présidentiel. C’est pour notre dignité ».
Adriana est une femme indigène de la communauté aymará. Elle participe au Féminisme Communautaire Anti-patriarcal de Bolivie. « D’abord nous sommes devenues féministes. Puis communautaires. Ensuite nous nous sommes rendues compte que la communauté aussi pouvait être patriarcale. C’est pourquoi on s’appelle ainsi. »
En entretien téléphonique pour Pie de Página, elle affiche sa posture vis à vis de Evo, des féminismes. Elle raconte aussi le processus d’organisation des peuples et des travailleurs dans son pays, qui a débuté en 2003.

« Ils nous donnent la Bible, ils nous remettent entre les « mains de dieu »
et ils brûlent le whipala. Ils disent qu’ils vont exproprier la pachamama ».



Pas la paix. La justice !
La répression des manifestations a fait une vingtaine de morts en une semaine. Il y en a maintenant pour parler de dialogue avec le gouvernement intérimaire. Mais les organisations sociales refusent cela. « Les organisations ont décidé qu’on ne dialogue pas sur nos morts. Nous ne voulons pas la paix, nous voulons la justice. Nous voulons que soit rétabli l’État de droit et la démission de Jeanine Áñez ».
Adriana Guzmán prévient : ils veulent imposer un nouveau processus de colonisation aux peuples originaires. C’est pour cela qu’ils ont apporté la Bible, qu’ils ont brûlé le whipala. Que dans les rues ils ont surtout agressé les femmes portant des polleras (jupes amples, à jupons), explique-t-elle. C’est ce qui a fait descendre les gens dans la rue.
« Dans les manifestations on criait : « Touchez pas au whipala, merde ! ».
« Touchez pas aux femmes en polleras, merde ! ».

Ils se sont attaqué à des symboles et organisations, résume-t-elle : les premières attaques ont visé les radios communautaires.

C’est pourquoi, on peut débattre de l’erreur de la réélection du président, ils n’ont pas déposé Evo Morales pour des questions électorales. « Ils ne lui pardonnent pas d’être indien », résume-t-elle.
C’est pourquoi les organisations sociales ont fomenté un plan d’action pour se défendre, ce qui inclut le blocage de routes et de villes.
Le tournant : le massacre du gaz
Un moment historique qui ressort et se distingue à divers moments de l’entrevue, c’est le massacre du gaz, en Bolivie en 2003.
Gonzalo Sánchez de Lozada, alors président, mit en œuvre diverses mesures impopulaires. Celles-ci incluaient l’exportation de gaz par l’intermédiaire de ports chiliens, à un moment où la couverture intérieure était très limitée. En octobre, le président autorisa l’intervention de l’armée face aux protestations sociales. Ce qui coûta la vie à au moins 63 personnes lors de ce qu’on appelle le massacre d’octobre ou massacre du gaz.
Carlos Meza, qui fut candidat face à Evo Morales aux précédentes élections, et actuel leader des mobilisations contre sa réélection, était vice-président durant le mandat de Sánchez de Lozada et fut mis en cause dans cette répression. Mais ceci n’est jamais évoqué dans les médias internationaux.
Pour Adriana Guzmán, c’est le tournant pour le mouvement social en Bolivie. Ce processus a amené l’élection de Evo Morales en 2004, le premier président indigène de toute l’histoire du pays. Il a amené la nationalisation du pétrole, et une série de changements structurels. Tout cela, explique-t-elle, fut un processus difficile, plein d’erreurs – comme de bonnes idées. Avec des actions non abouties. Mais qui oui, ont amélioré les conditions de vie des peuples indigènes.

« Ici les peuples sont acteurs. Et il en fut ainsi pendant 13 ans. Mais avec cette démocratie représentative, le pouvoir ne voit que Evo », indique-t-elle.

- Alors ce processus ne disparaît pas avec Evo ?
- Non. Il ne commence ni ne se finit avec le Evo. Il a commencé avant, et il se poursuit aujourd’hui.

Un président indigène dans un pays indigène
Le fait de se reconnaître, de se voir en Evo Morales, en tant que peuple, revient encore et encore au cours de l’entretien. Par exemple : dans son expérience d’éducatrice d’enfants. Elle se souvient qu’avant 2003, quand on demandait aux enfants indigènes ce qu’ils voulaient faire plus tard, ceux-ci répétaient les métiers de leurs parents. Aujourd’hui ils disent qu’ils veulent être présidents, comme le Evo.
« Moi, je ne crois pas en l’État, rit-elle. Mais je ne peux pas nier qu’il y a eu un changement : que les enfants aspirent à quelque chose de différent ». Et ça, d’un point de vue non indien, depuis un corps qui n’a pas souffert de discriminations, ça ne se voit pas.
Adriana souligne certains changements de ces 13 années :
- Université pour les masses ;
- Université indigène, liée aux besoins des communautés ;
- Accès à la santé ;
- Nationalisation des hydrocarbures (impulsée par les peuples) ;
- Création d’un réseau de radios communautaires qui a permis la communication et l’organisation entre différents groupes (c’est l’une des premières choses que cibla le coup de force militaire).
Mais il y a aussi des critiques concernant ce qui n’a pu être transformé :
- Les privilèges des propriétaires terriens et des entrepreneurs n’ont pas disparus,
- Il n’a pas été mis fin à la politique extractiviste,
- Les pratiques machistes persistent effectivement,
- Le travail de formation politique n’a pas été fait dans les universités.

L’organisation communautaire

- Comment avez-vous réalisé cette organisation sociale et communautaire ?
- En Bolivie, tout comme au Mexique, il existe une mémoire communautaire très forte. Une mémoire ancestrale, des pratiques communautaires. Sauf qu’en Bolivie, il n’y a pas ces grandes villes monstrueuses. Ce sont de petites villes. Et il y a une mémoire très forte qui résiste au devenir ville. Même la ville d’El Alto est une ville communauté. Et il y a toute cette mémoire. Nous comptons 500 ans de résistance.
« Le problème c’est que le néolibéralisme
était en train de détruire les organisations et de nous faire mourir de faim. »
Ce fut alors l’élection de Evo Morales. Cela, explique-t-elle, leur a donné de l’air pour s’organiser.
Les hydrocarbures ont été récupérés et il y a eu une redistribution de la richesse. Cela nous a donné du temps pour penser. Nous, femmes, par exemple… sinon je serais dans autre chose, mais pas le féminisme. Je ne suis pas une universitaire. Je n’ai pas terminé l’université, comme beaucoup de mes compañeras. Mais ce processus à exigé de nous que nous pensions au type de pays que nous voulions.
Tout au long de ces 13 années, de nombreuses rencontres ont été organisés en Bolivie. Ceux-ci, « en eux-mêmes sont des espaces pour repenser la justice, à partir de la justice communautaire ». Ces rencontres ont été, à l’occasion, critiquées. « Mais ces rencontres ont favorisé la réflexion ».
Nous avons eu du temps pour nous rassembler, pour penser, pour réclamer la retraite universelle. Que l’État paie aux femmes ce qu’elles ont travaillé. Qu’ils nous donnent accès à la santé, qu’ils nous donnent la retraite. Nous avons pu penser à différentes choses ».

« Le racisme l’a emporté sur le féminisme »
- Evo a été durement critiqué du point de vue du féminisme. Vous, en tant que féministe, comment évaluez-vous cela ?
- Nous sommes devenues féministes pendant le massacre du gaz en 2003. Il s’agit d’un massacre terrible qui s’est déroulé il y a 16 ans. Et depuis, nous avons appris à construire le féminisme. Mais toujours depuis les organisations sociales, paysannes, ouvrières. Bien évidemment, les compañeros sont machistes, et ils cherchent à nous piéger, mais nous ne nous voyons pas faire du féminisme depuis un bureau ou l’université.
De plus, ajoute-t-elle, ce féminisme, qui n’a pointé du doigt que Morales, a paradoxalement un regard « phallocentré », centré sur l’ex-président bolivien.
"Il y a un regard féministe phallocentré sur Evo. Le Evo, comme la plus part des hommes, était, est machiste. Mais ce processus que nous avons mis en œuvre pendant ce temps, nous l’avons tous mis en œuvre. Oui, nous avons réalisé un changement. Bien sûr, non sans problèmes, ni erreurs ni manques. Mais [ce changement] existe, et c’est un processus qui ne concerne pas uniquement Evo. C’est ce qu’elles, elles ne voient pas. Je le résume par le fait que le racisme l’a emporté sur le féminisme."
De ce point de vue, d’un féminisme distant, les critiques « sont réduites, parce qu’elles ne voient pas au-delà d’Evo. Et au-delà il y a un pays qui a été transformé, pas comme nous le souhaitions, mais qui a été transformé. »
Adriana ajoute, disserte. « Oui, il y a une lecture féministe. Oui, il y a une lutte entre machos. J’en conviens. Mais la querelle est plus grande, elle est structurelle. Il s’agit de nous éliminer (les peuples indigènes), pas physiquement mais symboliquement ».

« Notre position en tant que féministes communautaires ne prend pas la défense d’Evo, mais la défense de ce changement. Un changement à travers l’État parfois, et malgré l’État d’autres fois. »


Message à Evo : réfléchis
La féministe en profite pour envoyer un message au Evo. Premièrement : « lui, il ne peut pas en appeler à des négociations de paix, parce qu’il y a des morts. Et « on ne négocie pas sur le dos des morts ». Ça, souligne-t-elle, ce sont la Centrale Paysanne, les organisations sociales qui l’ont décidé. Deuxièmement : Evo ne peut rien apprendre à personne, parce qu’il n’est pas là. « C’est nous qui sommes dans la rue ».
Ceci dit, explique Guzmán, « c’est bien qu’il (Morales) soit parti. Parce qu’il l’aurait au moins emprisonné ou tué, estime-t-elle. Et bien que nous le critiquions, nous nous reconnaissons aussi en lui ». Et ça, remarque-t-elle, souligne-t-elle, « ce n’est pas un détail ».
Second message : « C’est important qu’étant en sécurité, il développe sa propre réflexion. Sa propre autocritique. Pour voir le sens de ce mouvement. Le Evo a envisagé pouvoir revenir… mais non. En ce moment il doit rester là (au Mexique). Ce qui va maintenant se passer dans les rues, appartient au mouvement paysan, aux peuples originaires, aux ouvriers, à la centrale ouvrière (pas tous mais une partie), aux travailleurs des mines, aux femmes créatrices. Au Conseil de Voisinage de la ville de El Alto, qui en 2003, a sorti le président qui commit le massacre. »
Elle ajoute : les mouvements de rue « ne peuvent pas être populistes. Evo, maintenant, n’a pas à revenir. Il doit laisser cela être réglé par la rue. Mais oui, qu’il réfléchisse, qu’il regarde le mouvement zapatiste ».

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