"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

25/07/2008

Légende urbaine

Mort au pied de la lettre

"Voilà, ce 666e numéro d’Un livre d’urgence est maintenant terminé. Je vous remercie de nous avoir prêté attention, bonne lecture et à la semaine prochaine." Le générique final de l’émission emplit le studio. Armand, présentateur à la cinquantaine bedonnante, se leva et serra la main de son invité, le célèbre auteur à succès Arthur Bloodwrite.
Les spectateurs tentaient d’approcher l’écrivain malgré le cordon de sécurité. Une jeune fille qui était parvenue à retirer sa culotte dans la cohue, la jeta à son idole. "Arthur, tu m’fais mouiller !", cria la lycéenne aux yeux verts. Arthur ramassa le vêtement intime de la petite brune. Il renifla, sourit, lança un clin d’œil à l’adolescente en se touchant les parties. "Mais tu vois, toi tu ne me fais même pas bander mou. Il en faut un peu plus pour émoustiller un génie comme moi." Il jeta l’intimité de la jeune fille au présentateur grisonnant et sortit du plateau dans un éclat de rire et de cynisme. La brunette, le visage empourpré et en sanglot traversait la foule dans le crépitement des flash et des rires.

Dans la limousine qui le ramenait au Manoir, Arthur sirotait son Jack Daniel sec. "Putain Art’ t’es obligé d’être désagréable avec tes fans ?" A trente-deux ans, comme le poulain de son écurie littéraire, Nicolas touchait les sommets de la gloire. Sur un petit miroir au cadre en argent travaillé, le directeur artistique traçait soigneusement des lignes de cette poudreuse qui se marie si bien à l’ivresse des hauteurs. Leur réussite ils l’avaient bâtie ensemble. Lorsque Arthur était rentré dans son bureau avec son premier manuscrit. Derrière l’assurance timide de l’adolescent, il avait su déceler la star qui ne demandait qu’à exploser les canons littéraires.
"Je dis et j’écris ce que je pense et c’est pour ça qu’ils m’aiment. Mais tu n’as jamais pigé ça." Oh si, Nico avait très bien pigé ça. Bien que les frasques rock’n’roll d’Arthur soient partie intégrante du personnage, Nico les redoutait toujours. Ce n’était pas tant un problème d’image, ni une question d’argent ou de dédommagement… Non, il lui semblait qu’il était jaloux de son ami, jaloux de son succès bien sûr, mais surtout de cette méchanceté désinvolte qui avait conquis les cœurs de cibles du marchand de livres. Une stratégie marketing sur mesure et la vie dissolue d’Arthur avaient fait le reste.
Nico s’enfila deux lignes à grande vitesse et tendit le psyché à son protégé. "Excuse-moi Art’, mais c’est pas toi demain qui va te taper les appels furibards des associations féministes de tout l’pays !" "Me fais pas rire quand je sniffe, merde. Comme si c’était toi qui allais prendre note des récriminations de toutes ces femelles hystériques." Il renversa le petit plateau. Une fine pellicule blanche se posa sur la pointe de ses bottes noires. "Putain mec, vise un peu c’que tu m’fais faire avec tes conneries. T’es qui pour juger de ce que je fais ? Dis-moi, c’est toi que toutes ces pucelles et tous ces homos adulent ? C’est toi qui fais éclater les genres de la littérature en bourrant cette vieille dame si respectable qu’aucun scribouillard n’avait jamais eu envie de la culbuter correctement. Putain mec, j’suis une star… tu comprends ? Je suis une icône pop. Mes écrits se vendent aussi bien qu’un disque de Madonna et chacune de mes apparitions publiques attire plus de monde qu’un film de Luc Besson. Alors me dis pas ce que je dois dire, penser… et surtout écrire."

Il tapota sur la vitre qui le séparait de l’habitacle du chauffeur. "Eh, jean-bidule, arrête ton char, j’descends là." Nico n’en croyait pas ses oreilles. Ils étaient attendus au Manoir. Ce soir c’était l’anniversaire du petit prodige et toute la Jet Set devait déjà avoir commencé le pillage en règle du bar. "Déconne pas Art’… tout le monde t’attend." Mais il savait qu’il ne convaincrait pas son protégé. Il avait saisi le changement dans le regard bleu d’Arthur. La colère qui avait explosé quelques instants plus tôt avait fait place à un regard fixe, d’un bleu lumineux. Le petit génie avait une idée. L’écrivain voyait… Il devait maintenant se retrouver seul pour s’écouter parler de son idée. Dans ces moments-là, il adorait déambuler dans les rues bruyantes du Paris lumière des arrondissements branchés. La longue limousine noire se rangea derrière Notre-Dame. Arthur descendit et au moment de claquer la portière lança à son éditeur "Dis à mes invités que j’les emmerde et que j’arriverai lorsque j’aurai apprivoisé ma prochaine histoire. Elle est là ce soir… quelque part. Je la sens, mec. Je peux la sentir." Nico lâcha un ok laconique et la voiture sombre redémarra en douceur.

Arthur sortit une clope et son dictaphone, les alluma. Autour de la vieille cathédrale, il n’y avait que quelques touristes amoureux pour s’embrasser au clair de lune. Il ferma son manteau anthracite et en releva le col en fourrure. Il sortit ses gants de cuir. La nuit était froide et la lumière glaciale de quelques étoiles parvenait à peine à transpercer la pollution lumineuse de la ville. Quelques flocons tombaient sans hâte. Il prit la direction du quartier latin et ses fins de soirées animées et commença à laisser libre cours à son imagination. "Un dimanche une cathédrale pleine de fidèles. Une jeune fille brune aux yeux verts… Elle semble trop grande pour ses habits du dimanche. La jeune fille fait partie des enfants de messe. Elle est chargée de préparer les hosties. La cérémonie commence, le prêtre fait son sermon… Amen, c’est le grand moment de la communion. Le berger et ses ouailles vont partager le corps du christ. La jeune fille sourit, comme une grimace de plaisir. Dans le décorum impressionnant de la vénérable cathédrale Notre-Dame la ferveur est à son comble. Les ors brillent et les orgues jouent. Chacun des communiants prend sa part du sacrifice christique."
Arthur s’installa seul à la table d’un petit bar. La salle était bondée et les serveurs devaient se faufiler, le plateau bien au-dessus de la tête. Arthur n’entendait ni la musique ni les mille bruits de la nuit, il n’entendait que lui. Il commanda un triple sec, le regard perdu entre deux mondes. "Tout le monde se retrouve sur le parvis. Sous un soleil printanier, les dames ont sorti leurs robes légères et ces messieurs tombent la veste. Soudain un vent de folie souffle sur la centaine de croyants. L’archevêque soulève sa robe et grimpe à l’arbre le plus proche. Une petite vieille commence à dévorer les fruits factices qui ornent son chapeau. Une dame se met à parler à un banc. Une homme pourtant digne se couche sur le parvis de la cathédrale, se recroqueville, pris par les frissons d’un froid intérieur intense. D’autres délires s’emparent de la foule de croyants. La jeune fille a mis du LSD dans les hosties. "
Arthur avait fini rapidement son verre et en avait déjà descendu deux autres lorsqu’il aperçut sa muse. Si la jeune fille à la culotte et aux yeux mouillés avait offert son corps au personnage, la jeune gothique qu’il apercevait ici devait avoir le passé adéquat pour son ange du LSD. Il l’invita à boire un coup et lui suça sa vie.

Lorsque Arthur arriva enfin au Manoir, son hôtel particulier en plein XVIe arrondissement de la capitale, Nico commençait à renvoyer les derniers fêtards. Après quelques mots échangés avec les fidèles, qui étaient restés autant par goût de la bouteille que pour voir le génie ne serait-ce qu’un instant, un orage vint assombrir le masque de douceur que l’écrivain portait en revenant de sa promenade nocturne. "Dehors, tous… Je suis mort. Il faut que je dorme, que mon esprit s’apaise. J’ai besoin de rêver pour créer. Je ne peux plus vous voir. Je suis déjà fatigué." Il commença à pleurer et Nico précipita un peu plus le départ des irréductibles soiffards. Une fois la porte refermée Arthur fondit dans les bras de son ami. "Merci mec, pour tout. Mais faut que tu te casses aussi. J’vais me coucher tard pour demain me mettre à ma nouvelle histoire. J’te promets mec, c’est une petite bombe qui explose dans ma tête, devant mes yeux… il faut que je la laisse envahir mon esprit."
Nico avait passé son manteau à queue de pie et tenait ses gants de sa main gauche. Il tendit sa paume libre à son vieux pote en esquivant un sourire complice. Alors qu’Arthur saisissait sa main, Nico le tira vers lui et l’embrassa, le serrant de toutes ses forces. "T’es un génie tu sais, mais putain des fois j’te tuerais. J’savais pas quoi dire à tous ces gens qui t’attendaient pour fêter ton anniversaire. J’savais plus où me mettre." "C’est pour ça que tu m’aimes !" "Ouais… ah, pendant que j’y pense, y’a quelqu’un qui a laissé un paquet pour toi." "Sûrement encore un manuscrit que m’envoie un de mes fans. Ca m’fera un peu de lecture pour m’endormir. Allez file… ta maman doit se demander ce que tu fais." "Ma maman ? Je t’assure que si tu voyais la carrosserie qui m’attend t’aurais envie toi aussi de te taper ma… mère."

Enfin seul, Arthur se servit un dernier verre de whisky, éteignit le lustre en cristal du salon et alluma les cinq petites lampes savamment disposées pour créer l’ambiance propice à la lecture. Le paquet était posé sur la commode Empire de l’entrée. Il n’y avait ni nom ni signature. Le balancier de la grande horloge envoyait à la volée ses tics et ses tacs. Le froid faisait grincer la vieille baraque. Les planchers vétustes, les portes en bois massif, jusqu’à la charpente semblaient frissonner sous les caresses glaciales de l’hiver. Tout en allant se changer il décacheta l’enveloppe qui était jointe au "petit tas de feuilles noircies de l’histoire navrante d’un étudiant en littérature pré-pubère…", il en était certain. "J’en reçois des dizaines des manuscrits de gars et de filles désespérés au point de prendre leurs gémissements face à la cruauté du monde pour de la littérature." pensa-t-il tout haut. Il lisait toujours attentivement les manuscrits qu’on lui envoyait, mais répondait toujours avec dédain. Il s’estimait même tendre, lorsqu’il expliquait à l’un de ces écrivains en herbe qu’il n’avait pas plus de talent qu’une plante verte n’a de matière grise. Mais il adorait écrire aux gens que la lecture de leur manuscrit lui avait procuré un ennui mortel. "Nico, lui, avait été bien plus dur avec moi avant que les chiffres de ventes ne décollent… beaucoup plus dur !"
Mais cette fois, le petit mot n’était pas l’œuvre d’un ado boutonneux se prenant pour le nouveau Rimbaud de la prose. Non, il s’agissait d’un message doucereux écrit par une dame dont le style était aussi sage que prévenant et qui lui disait retrouver les frissons de sa jeunesse en lisant ses livres. Sabine aimait tellement le style simple et direct d’Arthur qu’elle avait fini par croire que les tourments de son âme pourraient trouver grâce aux yeux de l’écrivain. Elle s’était alors décidé à lui envoyer une histoire qu’elle avait écrite pendant ses années en fac de médecine.

Arthur se sentait bien dans la chaleur réconfortante de son salon. Dehors la neige avait recommencé à tomber. De gros flocons cotonneux virevoltaient tout autour de la demeure. Déjà le parc, les sapins, étaient recouverts d’un voile aussi blanc que la lune. Il s’enfonça dans son fauteuil, posa son verre sur la petite table à sa droite et ouvrit le paquet. Le tapuscrit était déjà ancien lui sembla-t-il. Ecrit sur une machine mécanique, l’histoire s’intitulait Correspondance mortelle.
Arthur s’enfonçait dans l’histoire de cette jeune paysanne de la France profonde du XVIIIe siècle. La femme, Germaine tissait une relation passionnelle avec un jeune noble de la région. Son mari, charpentier irritable, passait régulièrement du travail au brigandage. Une dizaine d’enfants grouillaient dans la crasse de la chaumière familiale.
La douceur du Manoir berçait Arthur, bien protégé de la tempête qui se déchaînait maintenant au-dehors. L’histoire ne le passionnait pas. Ses yeux s’engourdissaient, mais il avait une sensation de déjà-lu. Il voulait en avoir le cœur net. De toute façon il ne pouvait jamais dormir avant que le soleil ne soit levé.
Germaine attendait un enfant de son noble amant. Son mari, arrêté suite au meurtre d’un riche voyageur, attendait que le couperet tombe.

"Ah oui, c’est ça… je me souviens. La femme va mourir le jour de l’exécution de son mari. C’est une lettre de son amant, trempé dans l’arsenic, qui la tue avant qu’elle ne sorte assister au châtiment mortel… Quel drame de la littérature… Aucun sens du rythme, des descriptions plus vastes que la campagne. Et une fin si catastrophique." Mais surtout Arthur ne comprenait pas comment Sabine n’avait pas pensé à raconter l’histoire du point de vue du jeune noble. Alors qu’il s’apprêtait à refermer le manuscrit, il se rendit compte qu’il y avait encore une page, légèrement collée… "Que peut-on bien pouvoir rajouter à un tel désastre ?" se demanda-t-il. Luttant contre la fatigue qui pesait tel des poids accrochés à ces paupières, il reprit sa lecture.
"Monsieur Bloodwrite, je sais ce que vous allez me dire… que mon histoire est d’un ennui mortel. Vous me l’avez déjà dit lorsque je vous ai fait parvenir une première fois mon manuscrit il y a bien des mois. Je ne sais pas si vous imaginez la somme de travail que m’a demandée cette nouvelle. Pendant des mois et des mois j’ai mené des recherches sur les mœurs de l’époque, sur les paysages de cette ancienne France... Puis j’ai peaufiné mon histoire, j’ai sculpté mon texte et vous d’un coup de tampon vous avez jeté tout mon travail aux orties… J’ai été d’autant plus anéantie que j’avais pour vous la plus grande admiration. Mais j’étais dégoûtée, et j’ai commencé à chercher le moyen de me venger… J’ai fini par trouver… C’était là, si évident… Vous vous sentez fatigué Mr Bloodwrite ? Mon livre vous a ennuyé, jusqu’à la mort ?"
Arthur s’interrompit, malgré l’engourdissement qui le saisissait, son esprit continuait à tourner à toute vitesse… Il sentit couler le long de son échine une sueur aussi froide que la mort elle-même. Il finit de lire la missive qui lui était adressée. Il s’écroula sur son tapis Persan, rampa quelques mètres mais son cœur lâcha avant d’atteindre le téléphone.
Il n’avait pas eu le temps de lire les derniers mots qui lui étaient adressés : "Les pages que vous avez tournées cette fois-ci vous seront fatales. Je les ai trempées une à une dans l’arsenic… comme dans votre roman Au pied de la lettre. J’espère que vous ne vous ennuierez pas en enfer Mr Bloodwrite."

Texte écrit l'été 2007 pour le dossier "légende urbaine" du fanzine littéraire d'Aguascalientes Migalaletra et finalement publié dans le premier numéro de la revue culturelle hydrocalide El Picahielo.

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