"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

01/12/2009

e-Monde

Sissoko avait répondu à la petite annonce de l'ambassade de France qui circulait sur tous les réseaux sociaux de l'e-World. L'annonce promettait un emploi bien rémunéré sur le territoire français. Comme dans l’un de ces jeux, Sissoko voulait passer au prochain niveau, quitter la misère qui collait à sa peau si noire et gagner sa place dans le premier monde. Il avait été convoqué pour un entretien. Ses pas lents le menaient vers le bâtiment blanc colonial de la représentation française à Bamako. Il fixa le soleil et ses rêves de vie meilleure... un niveau de vie plus élevé, avait-il résumé dans sa lettre de motivation.
Le soleil était blanc et Sissoko transpirait dans le costume prêté par l'un de ses cousins. Il passa le doigt entre son cou noir et le col bleu de la chemise, prit sa respiration et tendit son passeport au planton à l'entrée. Ce dernier le passa au scanner avant de porter le stylo-lecteur au front de Sissoko. La puce émit sa série de chiffres et le soldat compara les données du passeport et celles de l'implant de l'homme qui souriait devant lui.
Un mois plus tard c'était devenu un rituel bien établi et Sissoko ne souriait plus. Il gagna le sous-sol du territoire français. Sa puce lui ouvrit les portes d'un sas. Il se déshabilla, plia et rangea ses vêtements dans son casier. Il se figea face au mur et des brumisateurs l’aseptisèrent. Il enfila ensuite une combinaison d'immersion en milieu virtuel et un masque intégral. Puis il entra dans une pièce équipée comme une salle de jeux en réseaux.
Sissoko participait à une expérience. L'État français jouait l'avant-garde des entrepreneurs. Dans quelques mois ils recruteraient une main d'œuvre bon marché qu'il n'y aurait même plus lieu d'importer en France. Une entreprise de très haute technologie cachant mal les relents puants d'un régime trop ancien.
Sissoko avança vers son box. Il connecta un à un les câbles aux ports USB de sa combinaison et à sa neuroship. Ses collègues aussi étaient branchés lorsque le cri strident de la sirène les plongea dans l’univers virtuel. L'avatar de Sissoko se matérialisa sur le chantier du Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg. Le contre-maître du jeu lui fournit une pelle et l'envoya s'occuper du mortier. A quelques 4ooo km de là, l'androïde qu'animait Sissoko faisait tourner la bétonnière et l'économie française.


nouvelle écrite pour le dossier Nouvelles TIC de la revue du réseau No Pasaran

Utopies pirates

"Marie, entre rouge et noir" titrait le portrait en Une de Libé. "La pirate rit" s'amusait Rue89. "Procès en e-sorcellerie?" questionnait Le Monde. "La femme pirate devant la justice" évoquait sobrement Le Figaro. Les manchettes des sites d'info s'affichaient à la chaîne sur la page/écran des e-journaux. Le procès attirait des médias à la recherche perpétuelle de sensationnel et la personnalité de l'inculpée principale accrochait l'œil de leurs caméras.

Le palais de justice avait été reconfiguré en bunker et de petits blindés légers circulaient, filmaient, scrutaient, scannaient, épiaient les faits et gestes de la foule inflammable que la moindre étincelle révolutionnaire promettait de faire exploser. Des rangs serrés de keufs en armures robotisées faisaient face à la multitude massée sur la place, à quelques mètres du bunker de la justice.
La presse et les e-fanzines militants dénonçaient une justice de classe et taillaient à la jolie rousse un costume de pasionaria qu'elle ajustait avec élégance à sa personnalité exubérante. Non que les activistes de la galaxie libertaire se soient du jour au lendemain convertis aux bienfaits du culte de la personnalité, mais Marie portait aussi bien leurs luttes que son habit d'héroïne populaire. Seize autres pirates étaient également jugés, mais Marie, elle, avait de la verve à revendre et ne manquait pas de causes à défendre.

C'était une activiste qui passait de collectifs en groupes affinitaires. C'était également l'une des hackeuses les plus audacieuses de l'e-World. Elle s'attaquait régulièrement aux flux financiers qui circulaient entre acquéreurs et entre preneurs. Elle avait prévenu qu'elle ferait du procès une tribune et qu'elle cracherait sur le parquet d'une justice aux ordres.

En ces temps de cerises et de crise les pauvres avaient pris fait et cause pour une pirate et une anarchiste! Zorra, nom de l'avatar pirate de Marie, devenue star des forums, groupes et autres réseaux sociaux, avait fait couler bien des sueurs froides comme le vide numérique sur l'échine des puissants. Zorra hackait peu mais toujours avec classe. Elle avait tant de fois ridiculisé les potentats de l'argent que toutes celles et tous ceux qui en manquaient trouvaient en elle l'envie de se redresser dans un grand éclat de rire. Zorra et ses camarades s'étaient fait pincer la main dans les comptes en banque de Jean Berluskozy, Président, Directeur et Général de S.A. France.

Marie avait joué de malchance. Les algorithmes, qui généraient à intervalles irréguliers de nouvelles suites numériques pour sa neuroship, s'étaient emmêlés les pinceaux digitaux et avaient quelques minutes durant fourni à Zorra la copie conforme du numéro d'identifiant de Marie. Les sens en éveil, l'intelligence artificielle et sécuritaire de Paris était un instant restée bouche bée, comme un perceur de coffre devant le code de la chambre-forte en configuration ouverte. Mais très vite le bras droit de la justice s'était ressaisi. Les pandores avaient pu l'identifier, la localiser et la mettre, elle et ses compagnons, sous les verrous. La liste des chefs d'inculpation était aussi longue que celles des chefs d'un Parti presque Socialiste. Le principal était le pillage des comptes présidentiels. Marie était en outre jugée pour terrorisme, actes de piraterie, rébellion, coups et blessures, outrage...

Dans son box d'accusée, Marie se leva et commença son plaidoyer. La petite dizaine de camarades qui avait pu s'asseoir dans la salle leva le poing en silence.

"Je commencerai en paraphrasant le capitaine Bellamy, flibustier d'un siècle où, si les mailles du contrôle social étaient plus lâches, les bourgeois actionnaient déjà tous les leviers de la répression à leur disposition: Vous nous condamnez, crapules, alors qu'en fait vous ne différez de nous que parce que vous volez le pauvre sous le couvert de la loi, en vérité, et que nous pillons le riche sous la protection de notre seul courage.

Vous me condamnez donc pour piraterie mais les bigots de votre e-monde m'appellent sorcière. Je revendique également le terme et l'héritage du féminicide... Oui, je détourne vos technologies à mon profit! Oui, je lance des sortilèges digitaux à distance! Oui, j'ai le don d'ubiquité! Oui, je pratique des rites de guérison en traquant virus, spywares et autres programmes malicieux! La nature n'est plus notre mère, elle est notre grand-mère. Ma mère se nomme Culture. La Carte remplace la Terre dans le rôle de la Mère."

Marie arracha sa robe et dévoila ses rondeurs. Elle avait de grands yeux verts d'eau et de jolies taches de rousseur. Ses cheveux d'un roux presque brun ondulaient et tombaient en cascades sur son corps couvert de tatouages. Ses tétons, son nombril et ses oreilles, son nez, ses arcades sourcilières, étaient percés de bijoux-logiciels. Le circuit-imprimé encrait dans la chair les traits d'un corps de données relié à l'implant ; au bord de sa conscience naissait un système sensitif parallèle aux stimuli biologiques. Elle se connecta en direct sur le circuit pourtant fermé de vidéo-surveillance du palais, y incrusta puis en chassa le dragon asiatique qui scintillait sur sa peau dorée.

"Des sensations digitales j'ai tiré un septième sens. Je me passe de vos combinaisons d'immersion car mon corps est parcouru par les autoroutes de l'information. Je n'ai besoin d'aucun terminal, d'aucune console pour évoluer et agir dans l’univers virtuel... il fait partie intégrante du champ de mes connaissances. Planètes des songes, paradis artificiels ou mondes virtuels ne sont que différents états de la conscience humaine."

Marie, toujours nue devant ses juges ébahis, marqua de son sourire narquois une courte pause tandis qu’hors les murs les bleus trinquaient au cocktail Molotov des enragés.

"Je n'ai aucun idéal car j'ai en horreur tous ces mondes trop parfaits. Et en premier lieu, votre e-World, cette réalité non-sensible, cette modélisation de la réalité où vous noyez le multiple dans l'unité. Vous cherchez à créer le domaine des idées, mais l'essence ne précèdera jamais l'existence. Et votre monde e-topique n'y changera rien car nous en sommes les enfants insoumis, celles et ceux qui refusent de rentrer dans les cases de vos définitions. Vous nous reprochez finalement moins nos détournements de fonds que le détournement des Formes intelligibles de vos petits bijoux technologiques. Nous ne subissons pas et ça vous insupporte! Nous nous approprions et partageons les connaissances et à vos yeux, cela fait de nous des voleurs! Mais vous, Présidents, Directeurs, Généraux et toutes vos cours de justice, de récréation ou de caserne, vous êtes les détrousseurs du bien commun! Vous pouvez nous condamner, cela ne revêtira pas vos sentences du caractère de vérité. Notre utopie est pirate, autonome et à jamais temporaire. Si vous pensez que les hackers ne sont qu'une bande d'anarchistes prêts à tout mettre à feu et à sang parce que ça les amuse, vous vous trompez du tout au tout... Nous sommes bien pires que ça!*"


*No One Is Innocent, Nomenklatura. Utopia, 1997



nouvelle écrite pour le dossier sur les Nouvelles TIC de la revue du réseau No Pasaran

Comme un chien dans un jeu de puces


"Bienvenus au 1er Grandeur-Nature augmenté de la MAD" scandait la banderole accrochée à l'entrée de l'aérodrome désaffecté. Une centaine de joueurs et joueuses se pressait devant la cuisine que No Pasaran avait prêtée à la MAD. Prix libre et repas végétariens. L'équipe de cuistots avait négocié l'approvisionnement avec des producteurs bio de la région.

La TAZ ludique avait pris ces hangars rouillés et leurs pistes, depuis lesquels on voyait les champs, mille vaches et, plus loin, de petites maisons basses dont les cheminées fumaient tranquillement.
Mateo, l'un des Maîtres du Jeu, l'œil vif et la barbe en bataille, monta sur une table et prit la parole. "Comme dans un jeu de rôle classique vous vous déguiserez, mais cette fois vous évoluerez dans un univers à la croisée de la réalité, de l'imaginaire... et de la virtualité. Grâce aux neuroships que nous portons toutes et tous, aux lentilles, aux oreillettes et aux combinaisons d’immersion, nous allons augmenter la réalité brute d’éléments virtuels du scénario."

Depuis leur QG les maîtres du jeu mêleraient mondes réel et e-réel afin de créer l'illusion dans laquelle évolueraient les joueureuses. Quelques lecteurs de puces retapés et autant de caméras de récup', un serveur central, une bonne vingtaine de PC et de consoles permettaient ce mix' ludique. Une version entièrement virtuelle du jeu était disponible en ligne, permettant de jouer depuis le monde entier. Les moyens mis en œuvre étaient ceux d’un film indépendant et la MAD, pour s'autofinancer, vendrait la vidéo du week-end: Zombis party.

L'ambiance musicale du collectif 0101, une bande de teufeurs militants, emplissait l'air de ses rythmiques binaires lorsque les premières images s'incrustèrent sur les lentilles d'Ash : l'aérodrome se changea en base militaire. Ash faisait partie d'un groupe de survivants prêts à tout pour prendre l'hélicoptère endormi sous ses pâles, quelque part sur la carte du jeu. Elle fuyait, coincée entre une bande de zombis affamés et une armée de décérébrés. Sa puce dernier cri permettait de la localiser, elle et son avatar, dans les limites de l'aire de jeu.

Le dimanche en fin d'après-midi, une famille du village vint se promener un peu trop près du vieil aérodrome. Leurs implants se prirent dans la toile du jeu et incrustèrent sur les lentilles de la famille l'hélicoptère qui décollait et une masse de zombis levant les bras au ciel. Ash, accrochée au patin gauche, arrosait de rafales les morts-vivants, à un rythme hard-gore. Le père, la mère et leurs deux enfants, incapables de crier, prirent leurs jambes à leurs cous noués, sous l'œil étonné de leur setter irlandais.


nouvelle écrite pour le dossier Nouvelles TIC de la revue du réseau No Pasaran