"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

30/12/2020

LA CANTINA

 Traduction du Serpent@Plulmes du communiqué de l'EZLN, publié le 29 décembre 2020, sur le site de liaison zapatiste: ici.

 

 


 

Deuxième Partie : LA CANTINA


Calendrier ? L’actuel. Géographie ? N’importe quel recoin du monde.


Vous ne savez pas trop pourquoi, mais vous marchez aux côtés d’une fillette. Vous êtes sur le point de lui demander où vous vous dirigez, lorsque vous passez devant une grande cantina. Une grande enseigne lumineuse, comme la marquise d’un ciné, déclare : « L’HISTOIRE AVEC MAJUSCULES. Cantina-bar », et plus bas « Interdit aux femmes, enfants, indigènes, chômeurs, autres, ancien.ne.s, migrants et autres déchets ». Une main blanche a rajouté « En ce lieu, Black Lives does not matter ». Et une autre main virile a ajouté : « Les femmes peuvent entrer si elles se comportent comme des hommes ». Autour de l’établissement, s’entassent les cadavres de femmes de tous âges et, à en juger par les vêtements mis en pièces, de toutes les classes sociales. Vous vous arrêtez et, résignée, la fillette aussi. Vous jetez un œil par la porte et vous voyez un grand désordre d’hommes et de femmes avec des manières masculines. Sur le comptoir ou le présentoir, un mâle manie une batte de baseball avec laquelle il menace à gauche et à droite. La multitude est clairement divisée : d’un côté ceux qui applaudissent et de l’autre ceux qui huent. Tous sont comme embrigadés : le regard furieux, la bave qui coule sur le menton, le visage rougi.
S’approche de vous celui qui doit être le portier ou quelque chose comme ça et il vous demande :
« Vous voulez entrer ? Vous pouvez choisir le camp que vous préférez. Vous voulez applaudir ou critiquer ? Peu importe ce que vous choisissez, nous vous garantissons d’avoir de nombreux followers, likes, pouces levés et plus d’applaudissements. Vous serez célèbre si quelque chose d’ingénieux vous vient, que ce soit en faveur ou contre. Et même si ce n’est pas très intelligent, il suffit que ça fasse du bruit. Aucune importance que ce que vous criiez soit vrai ou faux, tant que vous criez fort ».
Vous évaluez l’offre. Ça vous semble attractif, surtout maintenant que pas un chat ne vous suit.

« C’est dangereux ? », vous aventurez-vous avec timidité.
Le videur vous rassure : "En aucune manière, ici l’impunité règne. Voyez vous-même celui qui tient la batte. Il dit n’importe quelle connerie et les uns applaudissent et les autres le critiquent avec d’autres conneries. Quand cette personne aura terminé son tour, un autre montera. Je vous ai dit avant qu’il n’y avait pas besoin d’être intelligent. Ça va plus loin, l’intelligence est ici un obstacle. Décidez-vous. De cette manière on oublie les maladies, les catastrophes, la misère, les mensonges dont sont fait les gouvernements, le lendemain. Ici la réalité n’a pas d’importance en réalité. Ce qui importe c’est la dernière mode".
Vous : « Et de quoi on parle ? »
« Ah, de n’importe quoi. Les deux côtés s’engagent en frivolités et stupidités. Puisque la créativité n’est pas de leur ressort. Et voilà. », répond le gardien tout en jetant un œil, craintif, vers le haut de l’édifice.
La fillette suit la direction du regard et, montrant le sommet de l’édifice, où on peut voir un étage complet – tout en vitre miroir -, demande :
« Et ceux de là-haut, ils sont pour ou contre ? »
« Ah, non », répond l’homme et il ajoute dans un murmure : « Eux, ce sont les propriétaires de la cantina. Ils n’ont besoin de se manifester en rien, simplement, est fait ce que eux ordonnent ».
Dehors, plus loin sur le chemin, on distingue un groupe de personnes qui, vous supposez, n’ont pas trouvé d’intérêt à entrer dans la cantina et a continué son chemin. D’autres sortent de l’établissement l’air gêné, murmurant : « c’est impossible de raisonner ici » et « plutôt que « L’Histoire », ça devrait s’appeler « L’Hystérie » ». Ils rient, s’éloignent.
La fillette reste à regarder. Vous doutez…
Elle vous dit : « Tu peux rester ou continuer. Prends seulement la responsabilité de ta décision. La liberté ce n’est pas seulement pouvoir décider quoi faire et le faire. C’est aussi être responsable de ce qui se fait et de la décision prise ».
Sans encore vous décider, vous demandez à la fillette : « Et toi, où vas-tu ? »
« Chez moi », dit la fillette, et elle étends ses menottes à l’horizon comme pour dire « le monde ».

Depuis les montagnes du Sud-est Mexicain.


Le SupGaleano.


C’est le Mexique, c’est 2020, c’est décembre, c’est le petit matin, il fait froid et une pleine lune regarde, stupéfaite, comment les montagnes se redressent, se retroussent un peu les jupons et doucement, tout doucement, se mettent en marche.


-*-


Du Cahier de Notes du Chat-Chien : Esperanza raconte à Defensa un rêve qu’elle a fait.
« Ici je suis endormie et je rêve. Bien sûr je sais que je rêve parce que je suis endormie. Alors, de là je vois que je suis très loin. Qu’il y a des hommes et des femmes et d’autres très autres. Que je les connais pas. Qu’illes parlent une langue que je ne comprends pas. Et illes ont beaucoup de couleurs et de manières différentes. Illes font beaucoup de chahut. Illes chantent et dansent, parlent, discutent, pleurent, rient. Et je ne connais rien de ce que je vois. Il y a de grandes constructions et des petites. Il y a des arbres et des plantes comme ceux d’ici, mais différents. Très différente la nourriture. C’est à dire que tout est très bizarre. Mais le plus étrange c’est que, je ne sais ni pourquoi ni comment, mais je sais que je suis chez moi ».
Esperanza garde le silence. Défense Zapatiste termine de prendre des notes dans son cahier, continue à la regarder et, après quelques secondes, lui demande :
« Tu sais nager ? ».


J’en atteste.
Ouaf-Miaou

 


 


 


 

 


 


 


 



 

 

25/10/2020

SOUVENIR DE CE QUI ARRIVERA

 Traduction par le Serpent@Plumes du communiqué de l'EZLN, publié le 19 octobre sur le site de liaison zapatiste: ici 

 


 

Quatrième Partie : SOUVENIR DE CE QUI ARRIVERA

Octobre 2020.

Ça fait 35 octobres.

Le Vieil Antonio regarde le feu résister à la pluie. Sous le chapeau de paille ruisselant, il allume avec un tison, son cigarillo confectionné dans une feuille d’épis de maïs. Le feu se maintient, se cachant parfois sous les bûches ; le vent l’aide et de son souffle avive les braises qui rougissent de fureur.

Le campement est celui qu’on appelle « Watapil », dans la dénommée « Sierra Cruz de Plata » qui se dresse entre les bras humides des rivières Jataté et Perlas. L’année 1985 passe et octobre reçoit le groupe avec une tempête, présageant ainsi de ses lendemains. La grand amandier (qui désignera cette montagne dans la langue insurgée), regarde compatissant à ses pieds cette petite, toute petite, insignifiante, poignée de femmes et d’hommes. Visages émaciés, peaux asséchées, le regard brillant (de fièvre peut-être, de dispute, de peur, de délire, de faim, de manque de sommeil), les vêtements marron et noirs déchirés, les bottes rendues difformes par les lianes qui cherchent à garder les semelles à leur place.

Par des paroles posées, paisibles, à peine perceptibles dans le bruit de la tempête, le Vieil Antonio leur parle comme si il s’adressait à lui-même :

« Pour la couleur de la terre viendra de nouveau le Commandeur imposant sa parole dure, son MOI assassin de la raison, sa corruption déguisée en aumône.

Le jour viendra où la mort revêtira sa robe la plus cruelle. Ses pas ornés de rouages et de grincements, la machine qui rend malade les chemins, elle mentira, disant qu’elle amène la prospérité alors qu’elle sème la destruction. Qui s’oppose au bruit qui terrifie plantes et animaux, sera assassiné dans sa vie et dans sa mémoire. La première par le plomb, l’autre par le mensonge. La nuit sera donc plus longue. Plus ample la douleur. Plus mortelle la mort.

Les Aluxo´ob1 alerteront alors la mère et diront : « La mort arrive, mère, elle arrive en tuant ».

La terre mère, la plus première, s’éveillera alors – débarrassant son rêve des perroquets, des aras et des toucans -, réclamera le sang de ses gardiens et gardiennes, et, s’adressant à sa progéniture, elle dira ainsi :

« Que les uns aillent narguer l’envahisseur. Que les autres aillent appeler le sang frère. Que les eaux ne vous effraient pas, que ni le froid ni la chaleur ne vous découragent. Ouvrez des chemins là où il n’y en a pas. Remontez rivières et mers. Naviguez les montagnes. Volez pluies et nuages. Soyez la nuit, le jour soyez, allez de bon matin et avertissez le tout. Nombreux sont mes noms et mes couleurs, mais mon cœur est un, et ma mort sera aussi celle du tout. N’ayez pas honte de la couleur de la peau que je vous ai donné, ni des mots que j’ai planté dans votre bouche, ni de votre taille qui me tiennent proche. Je mettrai la lumière dans votre regard, un abri dans vos oreilles et la force dans vos jambes et vos bras. Ne craigniez pas les couleurs et les manières différentes, pas plus que les chemins différents. Car un est le cœur que je vous ai légué, une est l’entente et un le regard ».

Alors, sous le harcèlement des Aluxo´ob, les machines de la tromperie mortelle se décomposeront, brisée sa superbe, son avidité brisée. Et les puissants ramèneront depuis d’autres nations les laquais qui composent la mort décomposée. Ils interrogeront les entrailles des machines de mort et trouveront la raison de leur volte-face et diront ainsi : « elles sont pleines de sang ». Essayant d’expliquer la raison de cette terrible merveille, ils annonceront donc à leur patrons : « nous ne savons pas le pourquoi, tout ce que nous savons c’est que c’est du sang héritier du sang originaire ».

Et alors, la méchanceté pleuvra sur elle-même dans les grandes maisons où le Puissant s’enivre et abuse. La déraison pénétrera ses domaines et, au lieu d’eau, des sources jaillira du sang. Ses jardins faneront et fanera le cœur de ceux qui travaillent pour lui et le servent. Le puissant ramènera alors d’autres vassaux pour les utiliser. Ils viendront d’autres terres. Et naîtra la haine entre égaux encouragée par l’argent. Il y aura des bagarres entre eux, et viendront la mort et la destruction parmi ceux qui partagent histoire et douleur.

Ceux qui avant travaillaient la terre et vivaient par elle, changés en servants et esclaves du Puissant sur les sols et sous les cieux de leurs ancêtres, verront arriver les malheurs dans leurs maisons. Leurs enfants disparaîtront, étouffé.e.s sous la pourriture de la corruption et du crime. Ce sera le retour du droit de cuissage par lequel l’argent tue l’innocence et l’amour. Et les petits seront arrachés du giron maternel et leur jeune chair sera servie aux grands Seigneurs afin d’assouvir leur vilenie et leur cruauté. À cause de l’argent le fils lèvera la main sur ses parents et le deuil habillera leur maison. La fille se perdra dans l’obscurité ou la mort, morte sa vie, et son être pour les Seigneurs et leur argent. Des maladies inconnues frapperont qui vendra sa dignité et celle des siens pour de la menue monnaie, qui trahira sa race, son sang et son histoire, et qui mobilisera et propagera le mensonge.

La mère Ceiba, la colonne des mondes, criera si fort que même la surdité la plus éloignée entendra sa clameur blessée. Et 7 voix distantes s’en approcheront. Et l’étreindront 7 bras épars. Et 7 poings distincts s’y uniront. La mère Ceiba lèvera alors ses jupons et ses mille pieds fouleront et dérangeront les chemins de fer. Les machines à roues sortiront de leur voies de métal. Les eaux déborderont des rivières et des lacs, et la mer elle-même mugira furieusement. S’ouvriront alors les entrailles des terres et des cieux de tous les mondes.

Alors, la plus première, la terre mère, s’élèvera et réclamera par le feu son foyer et sa place. Et pardessus les orgueilleux édifices du Pouvoir, s’avanceront les arbres, les plantes et les animaux, et par leurs cœurs vivra de nouveau le Votan2 Zapata, gardien et cœur du peuple. Et le jaguar empruntera à nouveau ses routes ancestrales, régnant de nouveau où voulurent régner l’argent et ses laquais.

Et le puissant ne mourra pas avant d’avoir vu comment sa superbe ignorance s’écroulera sans à peine faire de bruit. Et dans son ultime soupir le Commandeur saura qu’il ne sera plus, tout au plus un mauvais souvenir du monde s’étant rebellé et ayant résisté à la mort que son mandat commandait.

Et c’est, dit-on, ce que disent les morts de toujours, ceux qui mourront de nouveau mais, maintenant, pour vivre.

Il se dit qu’on dit que cette parole est sue dans les vallées et sur les montagnes ; qu’elle est sue dans les vallons et les plaines ; que la répète l’oiseau tapacamino3, prévenant ainsi les pas du cœur qui marche en frère ; que la pluie et le soleil la sèment dans le regard de qui habite ces terres ; et que le vent l’emmène loin et la niche dans la pensée complice.

Car des choses terribles et merveilleuses à venir, ces cieux et ces terres en verront.

Et le jaguar empruntera à nouveau ses routes ancestrales, régnant de nouveau où voulurent régner l’argent et ses laquais. »

Le Vieil Antonio se tut et, avec lui, la pluie. Rien ne dort. Tout rêve.

-*-

Depuis les montagnes du Sud-est mexicain.

SupGaleano

Mexique, Octobre 2020.



Du Carnet de Notes du Chat-Chien : Partie II.- Les pirogues.

Vous vous souvenez que les divisions en pays n’existent que pour justifier le délit de « contrebande » et pour donner du sens aux guerres. Il est clair qu’existent, au moins, deux choses au-dessus des frontières : l’une c’est le crime qui, déguisé en modernité, distribue la misère à l’échelle mondiale ; l’autre c’est l’espoir que la honte n’existe que lorsque quelqu’un se trompe de pas de danse, et non chaque fois que nous nous voyons dans le miroir. Pour en finir avec le premier et faire fleurir le second, il faut juste lutter et être meilleurs. Le reste va de soi et c’est ce qui remplit fréquemment les bibliothèques et les musées. Il n’est pas nécessaire de conquérir le monde, il suffit de le faire derechef. Reçu. Santé et sachez que, pour l’amour, un lit n’est qu’un prétexte ; pour le bal un air n’est qu’un ornement ; et pour lutter, la nationalité n’est qu’un accident simplement circonstanciel.

Don Durito de La Lacandpona, 1995

Le SubMoy disait à Maxo que peut-être faudra-t-il essayer du bois de balsa (ici on dit « corcho »), mais l’ingénieur naval contestait que, puisque que plus léger, ce serait pire, il serait emporté par le courant. « mais tu as dit qu’il n’y avait pas de courant en mer ». « Mais si il y en a », se défendit Maxo. Le SubMoy dit aux autres comités qui suivaient la tentative suivante : pirogues.

Ils se mirent à façonner plusieurs pirogues. À la hache et à la machette ils donnèrent forme et vocation marine à des troncs dont le destin original était bois pour le feu. Comme le SubMoy s’était absenté quelques instants, ils demandèrent au SupGaleano s’ils devaient donner un nom aux embarcations. Le Sup regardait comment le Monarque examinait un vieux moteur diesel, il répondit donc distraitement : « Oui, bien sûr ».

Ils partirent et commencèrent à raboter et à peindre sur les côtés des noms rationnels et mesurés. Sur l’un on pouvait lire : « Le pote4 Nageur et Saute Océans ». Un autre : « L’internationaliste. Une chose est une chose et une autre chose est dont fuck me, compagnon ». Un autre : « J’arrive de suite, je ne vais pas tarder mon amour ». Celui là-bas : « Bon c’est à ton compte, pourquoi nous avoir inviter sinon, quoi ». Ceux du puy Jacinto Canek baptisèrent le leur « Jean Robert5 », ce qui était leur manière de le faire participer au voyage.

Sur un plus éloigné on arrivait à lire : « Et pourquoi donc pleurer si ce qui sort est de l’eau salée », et s’étendait à continuation : « Ce bateau a été fabriqué par la Commission Maritime de la municipalité autonome rebelle zapatiste « Ils nous critiquent d’avoir donner un nom si long les MAREZ et les Caracoles, mais on s’en fout », du Conseil de Bon Gouvernement « De même ». Produit périssable. Date de péremption : ça dépend. Nos embarcations ne coulent pas, elles ne font que périmer, ce n’est pas la même chose. Embauches de fabricants de pirogues et fans de musique au CRAREZ (n’inclut ni marimba ni sono – parce que si elles coulent ensuite elles ne sont pas remplacées-, mais si on fait beaucoup pour la cantate… bon, plus ou moins. Ça dépend, quoi). Cette pirogue ne cotise qu’aux bourses de résistance. À suivre sur la prochaine pirogue... », (bien sûr, il fallait tourner autour de la pirogue et sur les parois internes pour lire entièrement le « nom » ; oui, vous avez raison, le sous-marin ennemi va perdre tellement de temps à transmettre le nom complet du navire à couler que, lorsqu’il aura terminé, l’embarcation aura déjà accosté sur les côtes européennes).

Le problème c’est que, pendant qu’ils travaillaient les troncs, la rumeur courrait. L’adorable Amado le raconta au Pablito qui le raconta au Pedrito qui en informa Défense Zapatiste qui en discuta avec Esperanza qui dit à Calamité « ne le dis à personne » qui le raconta à ses mamans qui le dirent dans le groupe « comme femmes que nous sommes ».

Quand on dit au SupGaleano que les femmes arrivaient, le Sup courba les épaules et passa au Monarque la clef qu’on appelle espagnole, d’un demi pouce, alors qu’il crachait des morceaux du tuyau de sa pipe.

Arrive alors le Jacob : Hé Sup, le SubMoy va différer ? »

« Pas la moindre idée », répondit le SupGaleano tout en regardant inconsolable sa pipe cassée.

Jacob : « Et toi, tu sais combien vont voyager ? »

Le Sup : « Encore. L’Europe d’en-bas n’a pas dit combien ils peuvent accueillir. Pourquoi ?

Jacob : Ben c’est que… mieux vaut que tu viennes voir ».

Le SupGaleano brisa une autre pipe en voyant la « flotte » zapatiste. Au bord de la rivière, les 6 pirogues aux noms saugrenus, alignés, étaient remplis de pots et de fleurs.

« Et ça ? », demanda le Sup, comme une formalité.

« C’est le chargement des compagnonnes », répondit Ruben, résigné.

Le Sup : « Leur chargement ? »

Ruben : « Oui, elles sont arrivées et ne disaient que « ça, ça va être utile » et elles sont reparties en laissant ces petites plantes. Et ensuite une petite fille, je ne sais pas comment elle s’appelle, est venue et a demandé si le voyage était pour bientôt, c’est à dire elle voulait savoir si l’arrivée là où nous allons, allait être différée. Je lui ai demandé pourquoi, si c’est parce que ses mamans y vont ou quoi. Elle m’a dit que non, que c’était parce qu’elle voulait envoyer un arbre, tout petit comme ça, que si, soudainement, nous tardions dans notre voyage, et bien il arriverait bien grandi et nous pourrons faire du pozol à l’ombre si le soleil devient féroce. »

« Mais ce sont bien les mêmes », allégua le Sup (en référence aux plantes, évidemment).

Non, dit la comité Alejandra. Ça c’est de l’estafiate, pour les maux de ventre, ça c’est du thym ; celle-là c’est de la menthe ; là de la camomille, de l’origan, du persil, de la coriandre, du laurier, du thé, des aloès ; celle-là c’est pour si vous avez la diarrhée, celle-là pour les brûlures, ça pour le mauvais sommeil, là-bas pour si tu as mal aux dents, ici celle des coliques, celle-ci s’appelle « soigne tout », l’autre, là, pour le vomito, aussi pour la grimace, de la morelle noire, de la maxillaria, de la rue, des géraniums, des œillets, des tulipes, des roses, les mañanitas ; et comme ça.

Jacob senti obligé de clarifier : « Alors qu’on avait terminé une pirogue, lorsqu’on retourna voir, elle était déjà pleine de mauvaises herbes. Encore et encore pleine. Nous en avons maintenant 6, c’est pour ça que je demande si nous continuons à en faire plus, parce qu’elles vont de même les remplir. »

« Mais si vous envoyez tout ça, où vont aller les compagnons ? » voulut raisonner le Sup avec une compagnonne, coordinatrice de femmes, qui portait dans ses bras deux pots et un petit acacia dans son châle croisé dans son dos.

« Ah, parce que des hommes vont y aller ? », dit-elle.

« Peu importe, les femmes non plus ne vont pas rentrer », allégua le Sup « au bord de la crise de nerfs ».

Elle : « Ah, c’est que nous on va pas y aller en bateau. Nous, nous allons y aller en avion, pour que nous ne vomitions pas. Bon, si, un peu, mais moins. »

Sup : Et qui vous a dit vous en avion ?

Elle : Nous.

Sup : Mais d’où vient toute cette parole que tu rapportes ?

Elle : « C’est qu’est arrivée Esperanza à la réunion de comme femmes que nous sommes et nous a informé que nous allions toutes mourir misérablement si nous allions avec ces maudits hommes. Alors nous y avons réfléchi en assemblée et sommes arrivées à l’accord que nous n’avions pas peur et que nous étions bien disposées et décidées à ce que les hommes meurent misérablement et nous pas.

Là on a fait les comptes et nous allons louer l’avion que Calderon a acheté pour le Peña Nieto et que les mauvais gouvernements d’aujourd’hui ne savent pas comment faire avec. Ils disent 500 pesos le billet par personne. On en est à 111 compagnonnes inscrites, mais je crois qu’il manque les équipes de foot des miliciennes. Donc, si ne viennent que 111, ça ferait 55 500,00 pesos, mais les femmes et les acacias ne paient que la moitié, donc 27 750. Il faut encore décompter la TVA et la prime pour les frais de représentation, disons donc quelques 10 mille pesos pour toutes. Tout ça si le dollar ne baisse pas, sinon hé bien moins. Mais, pour ne pas contester pour la paie, on va les donner au bœuf de mon copain, ça n’a pas d’importance si je ne dis pas qui, mais on va le faire, tous les machos sont comme ça.

Le SupGaleano en resta bouche bée, essayant de se rappeler où diable il avait laissé la pipe de secours. Mais quand il vit que les femmes commençaient à amener des poules, des coqs, des poussins, des cochons, des canards et des dindons, il dit au Monarque : « Vite, appelle le SubMoy et dis-lui qu’il est très urgent qu’il vienne ».

La procession des femmes, plantes et animaux s’éloignait au-delà de l’enclos. Les suivait la file de la bande de Défense Zapatiste : la colonne de la horde était ouverte par Pablito, désormais en mode « si tu ne les vaincs pas, rejoins-les », il menait son cheval, suivi de l’adorable Amado avec son vélo – avec une roue dégonflée-. Puis le Chat-Chien pressant un troupeau de bétail. Défense et Esperanza mesurent les pirogues calculant si rentreraient les buts. Le cheval choco portait sur le museau un filet avec des bouteilles en plastique. Calamité passa portant un petit avec un bec-de-lièvre qui hurlait de terreur, craignant qu’on le jette à l’eau pour ensuite le sauver… et pas ?

Quelqu’un qui ressemblait extraordinairement à un scarabée fermait la colonne, avec un bandeau de pirate sur l’œil droit, un pic à brochette tordu sur l’une de ses petites pattes, à la manière d’un crochet -, et dans l’autre une espèce de bâtonnet de glace, bien que ce ne fut rien de plus qu’une écharde d’une des lianes travaillées. L’être étrange, brandissant une lamelle de bois comme masque, déclamait avec une louable intonation : «  Con diez cañones por banda, / viento en popa, a toda vela, / no corta el mar sino vuela / un velero bergantín. / Bajel pirata que llaman / por su bravura “El Temido”, / En todo el mar conocido / del uno al otro confín. »6.

Lorsque revint le Souscommandant Insurgé Moisés, chef de l’expédition balbutiante,il trouva le SupGaleano souriant inexplicablement. Le Sup avait trouvé une autre pipe, celle-là sans la casser, dans la poche de son pantalon.

J’en atteste.

Ouaf-Miaou.

 


 

 

 


 

 


 

1 sorte de lutins de la mythologie maya

2Pour comprendre ce qu’est un Votan, lire ce lien http://www.cspcl.ouvaton.org/spip.php?article959

3Antrostomus ridgwayi ou Engoulevent de Ridgway est un oiseau de la famille des Caprimulgidae.

4Surnom donné à un camion de 3 tonnes, rénové, très utilisé pour les efforts de solidarité

5Philosophe et architecte de Cuernavaca au Mexique, compagnon de route de longue date des zapatistes et décédé le 1er octobre 2020

6Chanson de pirates de José de Espronceda

22/10/2020

LE REGARD ET LA DISTANCE À LA PORTE

Traduction par le Serpent@Plumes du communiqué de l'EZLN, publié le 9 octobre sur le site de liaison zapatiste: ici

 


 

Cinquième partie : LE REGARD ET LA DISTANCE À LA PORTE

Octobre 2020.

Supposons qu’il soit possible de choisir, par exemple, où porte le regard. Supposons que vous puissiez vous libérer, rien qu’un instant, de la tyrannie des réseaux sociaux qui imposent non seulement ce qu’on voit et ce dont on parle, mais aussi comment regarder et comment en parler. Alors, supposons que vous éleviez votre point de vue. Plus haut : de l’immédiat au local au régional au national au mondial. Vous le voyez ? Bien sûr, ce chaos, ce bordel, ce désordre. Alors supposons que vous êtes un être humain : zut ! Pas une application numérique qui, avec célérité, regarde, classe, hiérarchise, juge et sanctionne. C’est donc vous qui choisissez quoi regarder… et comment le regarder. Il se pourrait, c’est une supposition, que regarder et juger ne soient pas la même chose. Ainsi, non seulement vous choisissez, mais vous décidez également. Changer la question « ça, c’est mal ou c’est bien ? » en « qu’est-ce que c’est ? ». Bien sûr, la première question nous mène à un débat savoureux (il y a encore des débats?). Et de là au « Ça, c’est mal – ou bien – parce que moi je le dis ». Ou, peut-être, y aura-t-il une discussion sur ce qu’est le bien et le mal, et de là des arguments et citations avec pied de page. C’est clair, vous avez raison, c’est mieux que de recourir aux « like » et « pouce en l’air », mais j’ai proposé de changer le point de départ : choisir la direction de son regard.

Par exemple : vous décidez de regarder les musulmans. Vous avez le choix, par exemple, entre ceux ayant perpétré l’attentat contre Charlie Hebdo ou celles et ceux qui marchent en ce moment sur les routes de France afin de réclamer, exiger, imposer leurs droits. Étant posé que vous êtes arrivés jusqu’à ces lignes, il est fort probable que vous optiez pour les « sans papiers » (en français dans le texte, ndt). Bien sûr, vous vous sentez aussi dans l’obligation de dire que Macron est un imbécile. Mais, oubliant rapidement ce coup d’œil vers le haut, vous portez à nouveau votre regard sur les sitting, les campements et les marches des migrants. Vous vous interrogez sur leur nombre. Ça vous semble beaucoup, ou peu, ou trop, ou assez. On est passé de l’identité religieuse à la quantité. Et alors vous vous demandez ce qu’ils veulent, pour quoi ils luttent. Et là vous décidez si vous allez recourir aux médias et aux réseaux sociaux pour le savoir… ou les écouter. Supposez que vous puissiez le leur demander. Vous leur demandez quelles sont leurs croyances religieuses, combien ils sont ? Ou vous leur demandez pourquoi ils ont abandonné leur terre et décidé de gagner un sol et un ciel avec une autre langue, une autre culture, d’autres lois, d’autres manières ? Peut-être vous répondront-ils d’un seul mot : guerre. Ou peut-être vous détailleront-ils ce que ce mot signifie dans leur réalité. Guerre. Vous décidez d’enquêter : une guerre où ça ? Ou, mieux encore, pourquoi cette guerre ? Alors ils vous accablent d’explications : croyances religieuses, conflits territoriaux, pillage des ressources ou, tout simplement, stupidité. Mais vous ne vous en satisfaites pas et vous demandez à qui profite la destruction, le dépeuplement, la reconstruction, le repeuplement. Vous trouvez les données de diverses grandes entreprises. Vous investiguez sur ces entreprises et vous découvrez qu’elles sont présentes dans divers pays, et qu’elles produisent non seulement des armes, mais aussi des autos, des fusées interstellaires, des fours à micro-ondes, des services d’expéditions de colis, des banques, des réseaux sociaux, « contenus médiatiques », vêtements, téléphones portables et ordinateurs, chaussures, aliments organiques ou non, entreprises navales, vente en ligne, trains, chefs de gouvernement et cabinets, centres de recherche scientifiques ou non, chaînes d’hôtels et de restaurants, « fast food », lignes aériennes, centrales thermoélectriques et, bien sûr, fondations d’aide « humanitaire ». Vous pourriez dire, alors, que la responsabilité est celle de l’humanité ou du monde entier.

Mais vous vous demandez si le monde ou l’humanité ne sont pas également responsables de cette marche, ce sitting, ce campement de migrants, de cette résistance. Et vous en arrivez à la conclusion, ça se peut, c’est probable, peut-être, que le responsable est un système intégral. Un système qui produit et reproduit la douleur, qui l’inflige et qui la subit.

Maintenant, reportez votre regard sur la marche qui parcourt les routes de France. Supposez qu’ils soient peu, très peu, qu’il n’y ait qu’une femme portant son poussin. Est-ce que sa croyance religieuse, sa langue, ses vêtements, sa culture, ses manières, vous importent encore ? Est-ce important que ce ne soit qu’une femme seule qui porte son poussin dans les bras ? Maintenant, oubliez la femme pour un instant et concentrez votre regard uniquement sur la créature. Est-ce important si c’est un mâle ou une femelle ou autre ? Sa couleur de peau ? Peut-être découvrez-vous, maintenant, que ce qui compte c’est sa vie.

Maintenant, allons plus loin, après tout vous êtes arrivé.e.s jusqu’à ces lignes, donc quelque-une de plus ne vous feront pas de mal. Ok, pas trop de mal.

Supposez que cette femme vous parle et que vous ayez le privilège de comprendre ce qu’elle dit. Croyez-vous qu’elle exigera de vous que vous lui demandiez pardon pour la couleur de votre peau, vos croyances religieuses ou non, votre nationalité, vos ancêtres, votre langue, votre genre, vos manières ? Vous dépêcherez-vous de lui demander pardon d’être qui vous êtes ? Vous espérez qu’elle vous pardonne et pouvoir retourner à votre vie en ayant solder ce compte ? Ou qu’elle ne vous pardonne pas et que vous vous disiez « bon, au moins j’ai essayé et je suis sincèrement désolé d’être qui je suis » ?

Ou avez-vous peur qu’elle ne vous parle pas, qu’elle vous regarde simplement en silence, et vous sentez ce regard qui vous demande « Et toi, alors ? » ?

Si vous arrivez à ce raisonnement-sentiment-angoisse-désespoir, alors, je suis désolé, il n’existe aucun remède : vous êtes un être humain.

-*-

Ayant ainsi prouvé que vous n’êtes pas un bot, répétez l’opération avec l’Ile de Lesbos ; le Rocher de Gibraltar ; la Manche ; Naples ; la rivière Suchiate ; le Rio Bravo.

Maintenant tourner votre regard et cherchez la Palestine, le Kurdistan , l’Euskadi et Wallmapu. Oui, je sais, ça fait un peu tourner la tête… et ce n’est pas tout. Mais dans ces endroits, il y a des gens (beaucoup ou peu ou trop ou assez) qui luttent aussi pour la vie. Mais il se trouve que ces gens conçoivent la vie comme inséparablement liée à leur terre, à leur langue, leur culture, leur manières. À ce que le Congrès Nationale Indigène nous a appris à nommer « territoire », et qui n’est pas qu’un morceau de terre. N’avez-vous pas envie que ces personnes vous content leur histoire, leur lutte, leurs rêves ? Oui, je sais, ce serait sans doute mieux pour vous de recourir à Wikipedia, mais n’êtes-vous pas tenté de l’écouter directement et d’essayer de le comprendre ?

Revenez maintenant à ce qui se trouve entre le Rio Bravo et la rivière Suchiate. Approchez-vous d’un lieu qui s’appelle « Morelos ». Un nouveau zoom du regard sur la municipalité de Temoac. Focalisez-vous maintenant sur la communauté de Amilcingo. Vous voyez cette maison ? C’est la maison d’un homme qui, de son vivant, portait le nom de Samir Flores Soberanes. Devant sa porte, il a été assassiné. Son crime ? S’opposer à un méga-projet qui représente la mort pour la vie des communautés auxquelles il appartenait. Non, je ne me suis pas trompé dans la rédaction : Samir a été assassiné non pas pour avoir défendu sa vie individuelle, mais celle de ses communautés.

Plus encore : Samir a été assassiné pour avoir défendu la vie de générations dont on imagine même pas encore qu’elles seront là. Parce que pour Samir, pour ses compagnons et compagnonnes, pour les peuples originaires regroupés au sein du CNI et pour nous, femmes, hommes, autrEs, zapatistes, la vie de la communauté ne se conjugue pas seulement au présent. C’est, surtout, ce qui adviendra. La vie de la communauté est quelque chose qui se construit aujourd’hui, mais pour le future. La vie dans la communauté est donc quelque chose qui s’hérite. Vous croyez, vous, que les comptes sont soldés si les assassins – l’intellectuel et le matériel – demandent pardon ? Vous pensez que sa famille, son organisation, le CNI, nous, serons satisfaits si les criminels demandent pardon ? « Pardonnez-moi, je l’ai désigné pour que les sicaires procèdent à son exécution, j’ai jamais su tenir ma langue. Je veillerai à m’améliorer, ou pas. Maintenant je vous ai demandé pardon, alors cessez votre sitting et allons finir la centrale thermoélectrique, parce que sinon, on va perdre beaucoup d’argent ». Vous pensez que c’est ce qu’ils attendent, ce que nous attendons, que c’est pour ça qu’ils luttent, que nous luttons ? Pour qu’ils demandent pardon ? Qu’ils déclarent « pardon, oui, nous avons assassiné Samir et, en même temps, avec ce projet, nous assassinons ses communautés. Voilà quoi, pardonnez-nous. Et si vous ne nous pardonnez pas, ben tant pis, il faut terminer le projet » ?

Mais en fait, ceux qui auraient demandé pardon pour la centrale thermoélectrique, sont ceux du Train mal dénommé « Maya », du « couloir transismico », des barrages, des mines à ciel ouvert et des centrales électriques, ceux qui ferment les frontières pour arrêter la migration provoquée par les guerres qu’eux-mêmes alimentent, qui persécutent les Mapuche, qui massacrent les Kurde, qui détruisent la Palestine, qui tirent sur les afro-américains, qui exploitent (directement ou indirectement) les travailleurs aux quatre coins de la planète, qui cultivent et exaltent la violence de genre, qui prostituent l’enfance, qui vous espionnent pour savoir ce que vous aimez et vous le vendre – et si vous n’aimez rien, hé bien ils font en sorte que vous aimiez -, les mêmes qui détruisent la nature. Les mêmes qui voudraient vous faire croire, à vous, aux autres, à nous, que la responsabilité de ce crime mondial et en cours, est de la responsabilité de nations, de croyances religieuses, de résistance au progrès, de conservateurs, de langues, d’histoires, de manières. Que tout se résume à un individu… ou une individu (ne pas oublier la parité de genre).

Si vous pouviez allez dans tous les recoins de cette planète moribonde, qu’est-ce que vous feriez, vous ? Bon, on sait pas. Mais nous, femmes, hommes, autrEs, zapatistes nous irions apprendre. Bien sûr danser, mais l’un n’empêche pas l’autre, je crois. Si nous avions cette opportunité, nous serions prêt.e.s à tout risquer, tout. Pas seulement notre vie individuelle, mais aussi notre vie collective. Et si cette possibilité n’existait pas, nous lutterions pour la créer. Pour la construire, comme s’il s’agissait d’un navire. Oui, je sais, c’est de la folie. Quelque chose d’impensable. Qui pourrait croire que le destin de celles et ceux qui résistent à la centrale thermoélectrique, dans un tout petit coin du Mexique, pourrait intéresser la Palestine, le peuple Mapuche, le basque, le migrant, l’afro-américain, la jeune écologiste suédoise, la guerrière kurde, la mère qui lutte dans une autre partie du monde, au Japon, en Chine, en Corée (l’une ou l’autre), Océanie, mère Afrique ?

Ne devrions-nous pas, par contre, aller, par exemple, à Chablekal, au Yucatan, au local de l’Equipo Indignación, et leur demander : « Hé ! Vous avez la peau blanche et vous êtes croyants, demandez pardon ! » ? Je suis presque sûr qu’ils répondraient : « pas de problème, mais attendez votre tour, parce que là nous sommes occupé.e.s à accompagner qui résiste au Train Maya, qui souffre de dépossessions, de persécution, de prison, de mort. » Et illes ajouteraient :

« En plus, nous devons faire face à l’accusation du dirigeant suprême selon laquelle nous serions financé par les Illuminati en tant que partie d’un complot interplanétaire pour arrêter la 4T (4e Transformation, plan de développement comprenant des méga-projets lancé par le président AMLO, ndt) ». Mais ce dont je suis sûr c’est qu’ils utiliseraient le verbe « accompagner », et non « diriger », « commander », « mener ».

Ou devrions-nous plutôt envahir les Europes au cri de « Rendez-vous visage-pâles ! », et détruire le Parthénon, le Louvre et le Prado et, au lieu des sculptures et peintures, tout remplir de broderies zapatistes, tout spécialement de masques zapatistes – qui, soit dit en passant, sont efficaces et tout mignons - ; et, au lieu des pâtes, des plateaux de fruits de mer et des paellas, imposer la consommation d’épis de maïs, de cacaté (boisson à base de cacao, ndt) et de yerba mora (la morelle noire, plante herbacée semblable aux épinards, ndt) ; au lieu de sodas, vins et bières, pozol (boisson épaisse à base de maïs, ndt) obligatoire ; et qui sort dans la rue sans passe-montagne, amende ou prison (oui, optionnel, parce qu’il ne faut pas exagérer quand même) ; et crier « Voyons, voyons... pour les rockers, marimba obligatoire ! Et à partir de maintenant que de la cumbia, pas le moindre reggaeton (ça vous tente, n’est-ce pas?) ! Et toi, Panchito Varon et Sabina (musicien et chanteur espagnols, ndt), les autres aux chœurs, commencez avec « Cartas Marcadas » (du chanteur mexicain Pedro Infante, ndt), en boucle, même si ça nous mène jusqu'à dix, onze, minuit, une, deux et trois… et c'est tout, parce que demain il faut se lever tôt ! Écoute, autre toi, ex roi-poudre-d’escampette, laisse ces éléphants en paix et mets-toi à cuisiner ! Soupe de courges pour toute la cour ! (je sais, ma cruauté est exquise) ?

Maintenant dites-moi : vous croyez que le cauchemar de ceux d’en-haut c’est que vous les obligiez à demander pardon ? Ça ne serait pas plutôt qu’on peuple leur rêve de deux choses horribles qui seraient qu’ils disparaissent, qu’ils n’importent pas, qu’on ne tienne pas compte d’eux, qu’ils ne soient rien, que leur monde s’écroule sans à peine faire de bruit, sans personne pour se souvenir d’eux, leur ériger des statues, des musées, des cantiques, des jours de commémoration ? Ça ne serait pas que cette réalité possible les mette en panique ?

-*-

Ce fut l’une des rares fois que feu le SupMarcos n’eut pas recourt à un parallèle cinéphile pour expliquer quelque chose. Parce que, vous n’êtes pas censés le savoir, ni moi vous le dire, le défunt pouvait faire référence pour les étapes de sa courte vie, chacune, à un film. Ou accompagner une explication sur la situation nationale ou internationale d’un « comme dans tel film ». Bien sûr, plus d’une fois il a du rajuster le scénario pour qu’il colle à son récit. Comme la plus part d’entre-nous n’avions pas vu le film en question et que nous n’avions pas de réseau pour consulter wikipedia sur nos portables, et bien nous le croyions. Mais ne dévions pas du sujet. Attendez, je crois qu’il a laissé une note dans tous les papiers qui saturent sa malle aux souvenirs… Ah, le voilà ! Allons-y alors :

« Pour comprendre notre obstination et la mesure de notre audace, imaginez que la mort soit une porte dont on peut franchir le seuil. Il y aura beaucoup et de nombreuses spéculations sur ce qu’il y a derrière cette porte : le ciel, l’enfer, les limbes, rien. Et au sujet de ces options, des dizaines de descriptions. La vie, alors, pourrait être vue comme le chemin vers cette porte. La porte, la mort donc, serait ainsi un point d’arrivée… ou une interruption, l’impertinente coupure de l’absence blessant l’air de la vie.

À cette porte on arrive donc avec la violence de la torture et l’assassinat, l’infortune d’un accident, le douloureux entrebâillant de la porte avec la maladie, la fatigue, le désir. C’est à dire, bien que la majorité des fois on arrive à cette porte sans l’avoir désiré ni voulu, il serait aussi possible que ce soit un choix.

Chez les peuples originaire, aujourd’hui zapatistes, la mort était une porte postée presque au début de la vie. L’enfance se heurtait à elle avant les 5 ans, et la passait entre fièvres et diarrhées. Ce que nous avons fait le 1er janvier 1994 c’est essayer d’éloigner cette porte. Bien sûr, il fallut être prêt à la franchir pour y arriver, même si nous ne le voulions pas. Dès lors, toute notre obstination a été, et est toujours, d’éloigner le plus possible cette porte. « Allonger l’espérance de vie », diraient les spécialistes. Mais une vie digne, rajouterait-on, nous. L’éloigner jusqu’à parvenir à la coller dans un coin, mais très loin sur le chemin. C’est pourquoi nous disions au début du soulèvement que « pour vivre, nous mourrons ». Parce que si nous ne léguons pas la vie, c’est à dire le chemin, alors pourquoi vivons-nous ? »

-*-

Hériter de la vie.

C’est précisément ce qui préoccupait Samir Flores Soberanes. Et c’est ce qui peut résumer la lutte du Front des Peuples en Défense de l’Eau et de la Terre de Morelos, Puebla et Tlaxcala, dans sa résistance et rébellion contre la centrale thermoélectrique et le dénommé « Projet Intégral Morelos ». À leurs demandes d’arrêter et d’abandonner un projet de mort, le mauvais gouvernement répond en argumentant que ça ferait perdre beaucoup d’argent.

Ici, au Morelos, se résumé la confrontation actuelle du monde entier : l’argent contre la vie. Et dans cet affrontement, dans cette guerre, aucune personne honnête ne devrait rester neutre : ou pour l’argent, ou pour la vie.

Et ainsi nous pourrions conclure que la lutte pour la vie n’est pas une obsession chez les peuples originaires. C’est plutôt… une vocation… et collective.

O.K. Santé et n’oublions pas que pardon et justice ne sont pas les mêmes.

Depuis les montagnes des Alpes, se demandant qu’envahir en premier : l’Allemagne, l’Autriche, la Suisse, la France, l’Italie, la Slovénie, Monaco, le Liechtenstein ? Nan, c’est une blague… ou pas ?



Le SupGaleano s’entraînant à sanausée” la plus élégante.

Mexique, Octobre 2020.




Du carnet de note du Chat-Chien : Une montagne en haute mer. Partie I : Le radeau.

« Et dans les mers de tous les mondes qui sont au monde,

on vit des montagnes qui se déplaçaient sur l’eau et, sur elles

avec le visage dérobé, des femmes, des hommes et des genres autres ».

« Chroniques du lendemain ». Don Durito de La Lacandona. 1990



À la troisième tentative ratée, Maxo resta pensif et, après quelques secondes, s’exclama : « Il faut des liens. » « Je te l’avais dis », esquive Gabino. Les restes du radeau flottaient en se dispersant, se heurtant les unes aux autres au grès du courant de la rivière qui, faisant honneur à son nom de « Colorado », se teintait de la boue rougeâtre arrachée aux berges.

Ils appelèrent alors un escadron de cavalerie de la milice, qui arriva au rythme de la « Cumbia Sobre el Rio Suena », du maître Celso Piña. Ils mirent bout à bout les liens et firent deux grandes sections. Ils envoyèrent une équipe de l’autre côté de la rivière. Attachant leurs liens au radeau, chaque groupe pouvait contrôler la trajectoire du navire sans qu’il finisse défait, remorquer le bouquet de troncs sur une rivière qui faisait même comme si elle ne savait rien de la tentative de navigation.

L’absurdité en cours a surgi après que se décide l’invasion… pardon, la visite des cinq continents. Et tant pis. Parce que, quand ce fut voté, et à la fin, le SupGaleano leur dit : « vous êtes fous, nous n’avons pas de bateau », Maxo répondit : « Faisons-en un ». Ils commencèrent rapidement à faire des propositions.

Comme pour tout ce qui est absurde en terres zapatistes, la construction du « bateau » fit appel à la bande de Défense Zapatiste.

« Les compagnonnes vont mourir misérablement », déclara Esperanza, avec son légendaire optimisme (la fillette avait trouvé ce mot dans quelque livre et avait compris que ça se référait à quelque chose d’horrible et irrémédiable, et elle l’utilisait à plaisir : « Mes mamans m’ont coiffé misérablement », « La maîtresse m’a rayé misérablement », et encore), quand à la quatrième tentative, le radeau se délita presque immédiatement.

« Et les compagnons », se sentit obligé d’ajouter le Pedrito, se demandant si la solidarité de genre était de mise dans ce destin… misérable.

« Nan », répliqua Défense. « Les compagnons tu les remplaces comme tu veux, mais des compagnonnes… où vas-tu en trouver ? Des compagnonnes, de vraies compagnonnes, pas n’importe laquelle ».

La bande de Défense était placée stratégiquement. Non pour contempler les aléas des comités pour la construction du bateau. Défense et Esperanza tenaient par la main Calamité, qui avait déjà essayé deux fois de se jeter à l’eau pour sauver le radeau, et fut chaque fois taclée par le Pedrito, le Pablito et l’adoré Amado. Le cheval brun et le chat-chien furent renversés dès le début. Ils s’inquiétaient inutilement. Lorsque le SupGaleano vit que la horde arrivait, il assigna trois pelotons de miliciennes sur la berge de la rivière. Avec son habituelle diplomatie et sans se départir de son sourire, le Sup leur dit : « Si cette fillette arrive dans l’eau, vous mourrez toutes ».

Après le succès du sixième essai, les comités essayaient de charger le radeau de ce qu’ils appelèrent « des choses essentielles » pour le voyage (une espèce de kit de survie zapatiste) : un sac de tostadas, du sucre de canne, un petit sac de café, quelques boules de pozol, un monceau de bois, un morceau de bâche en cas de pluie. Ils restèrent à contempler et se rendirent compte qu’il manquait quelque chose. Bien sûr, ils ne tardèrent pas à ramener une marimba.

Maxo alla où le Monarque et le SupGaleano examinaient quelques plans de ceux dont je vous ai parlé en d’autres occasion et lui dit : « Écoute, Sup, je veux que tu envoies une lettre à ceux de l’autre côté : qu’ils cherchent des liens et qu’ils les nouent pour qu’ils soient bien longs, et qu’ils les lancent jusqu’ici et alors depuis les deux rives on pourra bouger le « bateau ». Mais je veux qu’illes s’organisent, parce que si chacun lance une corde de son côté, et bien nous n’arriverons à rien. Je veux donc qu’ils les mettent bout à bout, qu’ils s’organisent ».

Maxo ne s’attendait pas à ce que le SupGaleano sorte de sa perplexité, et tente de lui expliquer qu’il y avait une grande différence entre un radeau fait de troncs attachés avec des lianes, et un bateau pour traverser l’Atlantique.

Maxo alla superviser l’essai du radeau avec toute l’impédimenta. Ils discutèrent pour savoir qui monterait pour essayer avec des personnes, mais la rivière claquait d’une rumeur sinistre, et donc ils optèrent pour fabriquer un mannequin et le coincer au milieu de l’embarcation. Maxo était en quelque sorte l’ingénieur naval parce que, il y a de ça quelques années, lorsqu’une délégation zapatiste alla soutenir le campement Cucapa, il entra dans la Mer de Cortés. Maxo n’expliqua pas qu’il failli se noyer parce que le passe-montagnes se colla à son nez et à la bouche et qu’il ne pouvait plus respirer. Un vieux loup de mer expliqua : « c’est comme une rivière, mais sans courant,et plus grand, bien plus, comme le lac de Miramar ».

Le SupGaleano essayait de déchiffrer comment se disait « lazo » en allemand, italien, français, anglais, grec, basque, turc, suédois, catalan, finlandais, etc., lorsque la major Irma s’approcha et lui dit « met qu’elles ne sont pas seules ». « Ni seuls », ajouta le lieutenant colonel Rolando. « Ni SeulLEs », s’aventura la Marijose, qui était arrivée pour demander aux musiciens qu’ils jouent Le Lac des Cygnes mais en version cumbia. « Allez, de la joie, quoi, dansez donc, que votre cœur ne soit pas triste ». Les musiciens demandèrent ce qu’était « Cygnes ». « C’est comme des canards mais plus mignons, comme si on leur avait beaucoup étiré le cou et qu’ils étaient restés comme ça. C’est comme si c’était des girafes mais qui marchent comme des canards ». « On les mange ? », demandèrent les musiciens, qui savaient que c’était maintenant l’heure du pozol et qu’ils n’étaient venu que pour déposer la marimba. « Qu’est-ce que tu crois, les cygnes dansent ». Les musiciens se dirent qu’une version de « poulet/frites » (nom d’une cumbia populaire, ndt) pourrait servir. « On va y réfléchir », dirent-ils, et ils allèrent se servir du pozol.

Pendant ce temps Défense Zapatiste et Esperanza persuadaient Calamité que, étant donné que le SupGaleano était occupé, sa cahute était vide et il était très probable qu’il avait caché un paquet de petit-beurres dans la caisse de tabac. Calamité hésitait, elles durent donc lui dire que là-bas elle pourrait faire du pop-corn. Elles partirent. Le Sup les vit s’éloigner, mais ne s’en inquiéta pas, il était impossible qu’elles trouvent la cachette des petit-beurres, cachés sous les sacs de tabac moisi, et, allant vers le Monarque et montrant quelque diagramme, lui demanda : « Tu es sûr qu’ils ne va pas couler ? Parce qu’on voit bien que ça va être lourd ». Le Monarque resta pensif et répondit : « Peut-être ». Puis dit, sérieux : « qu’ils emmènent donc des vessies, comme ça ils flotteront » (note : vessies = ballons).

Le Sup soupira et dit : « plus que d’un bateau, c’est d’un peu de raison dont nous avons besoin  ». « Et plus de liens », ajouta le SubMoy, qui arrivait juste au moment où le radeau, chargé à raz-bord, coulait.

Pendant que sur la berge le groupe des Comités contemplait les restes du naufrage et la marimba flottant pattes en l’air, quelqu’un dit : « une chance qu’on ait pas chargé le matos de son, c’est plus cher ».

Tous applaudirent lorsque le mannequin de chiffons remonta à la surface. Quelqu’un, prévoyant, lui avait mis, sous les bras, deux vessies gonflées.

J’en atteste.

Miaou-Ouaf

Vidéos :


 


 


Pour mieux comprendre l'actualité du thème du "pardon" ici développé par le SupGaleano, voici un article de la RTBF: Colonialisme : le Mexique (re)demande officiellement des excuses à la couronne d'Espagne et à l'Eglise

07/10/2020

Une montagne en haute mer


Traduction par le Serpent@Plumes du communiqué de l'EZLN, publié le 5 ocotbre sur le site de liaison zapatiste: ici

 


Sixième partie : UNE MONTAGNE EN HAUTE MER


COMMUNIQUÉ DU COMITÉ CLANDESTIN RÉVOLUTIONNAIRE INDIGÈNE – COMMANDEMENT GÉNÉRAL DE L’ARMÉE ZAPATISTE DE LIBÉRATION NATIONALE.

 


 

MEXIQUE.

5 octobre 2020

Au Congrès National Indigène – Conseil Indigène de Gouvernement :

À la Sexta Nationale et Internationale :

Aux Réseaux de Résistance et Rébellion :

Aux personnes honnêtes qui résistent dans tous les coins de la planète :

Sœurs, frères, frœurs :

Compañeras, compañeros et compañeroas:

Les peuples originaires de racine maya et les zapatistes nous vous saluons et vous disons ce qui advient dans notre pensée commune, en accord avec ce que nous voyons, entendons et ressentons.

Premièrement.- Nous regardons et écoutons un monde malade dans sa vie sociale, fragmenté en millions de personnes éloignées les unes des autres, accrochées à leur survie individuelle, mais unies sous l’oppression d’un système prêt à tout pour étancher sa soif de profits, même lorsqu’il est clair que sa voie va à l’encontre de l’existence de la planète Terre.

L’aberration du système et sa stupide défense du « progrès » et de la « modernité » se fracasse sur une réalité criminelle : les féminicides. Le meurtre de femmes n’a ni couleur ni nationalité, il est mondial. S’il est absurde et insensé que l’on persécute, fasse disparaître, assassine quelqu’un pour la couleur de sa peau, sa race, sa culture, ses croyances ; on ne peut croire que le fait d’être une femme équivaille à une sentence de marginalisation et de mort.

Dans cette escalade prévisible (harcèlement, violence physique, mutilation et assassinat), avec l’aval d’une impunité structurelle (« elle l’a bien mérité », « elle avait des tatouages », « qu’est-ce qu’elle faisait à cet endroit à cette heure-là ? », « habillée comme ça, il fallait s’y attendre »), les meurtres de femmes n’ont aucune logique criminelle qui ne soit celle du système. Différentes strates sociales, différentes races, différents âges qui vont de la petite enfance jusqu’à la vieillesse et dans des géographies distantes les unes des autres, la seule constante est le genre. Et le système est incapable d’expliquer pourquoi tout ceci avance main dans la main avec son « développement » et son « progrès ». Dans la révoltante statistique des mortes, plus une société est « développée » plus est important le nombre de victimes dans cette authentique guerre de genre.

Et la « civilisation » semble nous dire, à nous peuples originaires : « la preuve de votre sous-développement réside dans votre faible taux de féminicides. Ayez vos méga-projets, vos trains, vos centrales thermoélectriques, vos mines, vos barrages, vos centres commerciaux, vos magasins d’électroménager – avec chaîne de télévision incluse -, et apprenez à consommer. Soyez comme nous. Pour solder la dette de cette aide progressiste, ni vos terres, ni vos eaux, ni vos cultures, ni vos dignités ne suffisent. Vous devez compléter cela avec la vie des femmes ».

Deuxièmement.- Nous regardons et écoutons la nature blessée à mort, et qui, dans son agonie, avertit l’humanité que le pire est encore à venir. Chaque catastrophe « naturelle » annonce la suivante et oublie, comme par hasard, que c’est l’action d’un système humain qui l’a provoquée.

La mort et la destruction ne sont maintenant plus des choses éloignées, arrêtées aux frontières, respectant les douanes et les conventions internationales. La destruction, dans n’importe quel recoin du monde, se répercute sur toute la planète.

Troisièmement.- Nous regardons et écoutons les puissants se replier et se cacher dans les dénommés États Nation et derrière leurs murs. Et, dans cet impossible saut en arrière, ils revivent les nationalismes fascistes, les chauvinismes ridicules et les discours assourdissants. En cela nous remarquons les guerres à venir, celles qui se nourrissent d’histoires fausses, creuses, mensongères et qui traduisent nationalités et races en suprématies qui s’imposent par la voie de la mort et de la destruction. Dans les différents pays on vit la querelle entre contremaître et ceux qui aspirent à leur succéder, qui cache que le patron, le maître, le petit chef, est le même et qu’il n’a pas d’autre nationalité que celle de l’argent. Et pendant ce temps, les organismes internationaux dépérissent et se convertissent en simples noms, telles des pièces de musée… ou même pas.

Au milieu de l’obscurité et de la confusion qui précèdent ces guerres, nous entendons et voyons l’attaque, le siège et la persécution de la moindre étincelle de créativité, d’intelligence et de rationalité. Face à la pensée critique, les puissants réclament, exigent et imposent leurs fanatismes. La mort qu’il plantent, cultivent et récoltent n’est pas seulement physique ; elle inclue aussi l’extinction de l’universalité-même de l’humanité – l’intelligence -, ses avancées et succès. Ressuscitent ou sont crées de nouveaux courants ésotériques, laïcs ou non, grimés à la mode intellectuelle ou pseudo-science ; et les arts et les sciences prétendent être soumises aux militantismes politiques.

Quatrièmement.- La pandémie de COVID19 n’a pas seulement révélé les vulnérabilités de l’être humain, mais aussi la voracité et la stupidité des différents gouvernements nationaux et leurs supposées oppositions. Les mesures du plus élémentaire bon sens ont été méprisées, pariant toujours que la pandémie serait de courte durée. Lorsque l’avancée de la maladie devint à chaque fois plus grande, les chiffres ont commencé à remplacer les tragédies. La mort devint ainsi un chiffre se perdant quotidiennement entre scandales et déclarations. Un comparatif morbide entre nationalismes ridicules. C’est la moyenne au bâton et de courses propres qui détermine quelle équipe, ou Nation, est la meilleure ou la pire.

Comme détaillé dans l’un des textes précédents, chez les zapatistes, nous avons opté pour la prévention et l’application de mesures sanitaires qui, en leur temps, furent soumises aux scientifiques qui nous ont orienté et offert, sans hésiter, leur aide. Nous, les peuples zapatistes, les remercions et ainsi le leur exprimons. Six mois après la mise en place de ces mesures (masque ou équivalent, distance entre les personnes, arrêt des contacts personnels directs avec les zones urbaines, quarantaine de 15 jours pour qui aurait pu être en contact avec des personnes contagieuses, lavage fréquent à l’eau et au savon), nous pleurons la mort de 3 compagnons présentant deux ou plus symptômes associé à la Covid19 et qui avaient été en contact direct avec des personnes contagieuses.

Huit autres compagnons et une compagnonne, qui sont morts à cette période, présentaient l’un des symptômes. Puisque nous manquons de preuves, nous assumons que la totalité des 12 compagon.ne.s sont mort.e.s à cause du dénommé Corona virus (les scientifiques nous ont recommandé d’assumer que n’importe quelle difficulté respiratoire soit la Covid19). Ces 12 absences sont de notre responsabilité. Ce n’est la faute ni de la 4T (quatrième transformation, projet de développement du président AMLO comprenant des méga-projets, ndt) ni de l’opposition, des néolibéraux ou des néoconservateurs, des pro et des anti, des conspirations ou des complots. Nous pensons que nous aurions du prendre encore plus de précautions.

Actuellement, avec sur les épaules l’absence de ces 12 compagnon.ne.s, nous améliorons dans toutes les communautés les mesures de prévention, dorénavant avec l’appui d’Organisations Non Gouvernementales et de scientifiques qui, à titre individuel ou en collectif, nous guident sur la manière d’affronter avec le plus de force une possible nouvelle vague. Des dizaines de milliers de masques (conçus spécialement pour éviter qu’un porteur possible ne contamine d’autres personnes, bon marché, réutilisables et adaptés aux circonstances) ont été distribués dans toutes les communautés. D’autres dizaines de milliers de plus sont en train d’être produits dans les ateliers de broderie et de couture d’insurgé.e.s et dans les villages. L’utilisation massive de masques, les quarantaines de deux semaines pour qui pourrait être infecté, la distanciation et le lavage continu des mains et des visages à l’eau et au savon, et éviter le plus possible d’aller dans les villes, sont des mesures recommandées même pour les frères et sœurs des partis, afin de contenir l’expansion de la contagion et permettre la continuité de la vie communautaire.

Le détail de ce que fut et ce qu’est notre stratégie pourra être consulté le moment venu. Pour l’instant nous disons, la vie battante dans notre corps, que, selon notre valorisation (en quoi nous pouvons probablement nous tromper), affronter la menace en tant que communauté, et non comme une question individuelle, et diriger notre effort principal sur la prévention, nous permet de dire, en tant que peuples zapatistes : nous sommes là, nous résistons, nous vivons, nous luttons.

Et maintenant, dans le monde entier, le grand capital compte que nous retournions dans les rues, pour que les personnes rendossent leur condition de consommateurs. Car ce sont les problèmes du Marché qui le préoccupent : la léthargie dans la consommation de marchandises.

Oui, il faut retourner dans les rues, mais pour lutter. Car, comme nous l’avons dit avant, la vie, la lutte pour la vie, ce n’est pas une affaire personnelle, mais collective. Maintenant on voit bien que ce n’est pas non plus une question de nationalités, c’est mondial.

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Nous voyons et entendons beaucoup de ces choses. Et nous y pensons beaucoup. Mais pas seul…

Cinquièmement.- Nous écoutons et regardons aussi les résistances et révoltes qui, parce que tues ou oubliées, cessent d’être les clefs, les pistes d’une humanité qui se refuse à suivre le système dans sa marche forcée vers l’effondrement : le train mortel du progrès qui avance, superbe et impeccable, vers le précipice. Pendant ce temps le machiniste oublie qu’il n’est qu’un employé de plus et croit, ingénu, qu’il décide du chemin, alors qu’il ne fait que suivre la prison des rails jusqu’à l’abîme.

Des résistances et des révoltes qui, sans oublier les larmes pour les absent.e.s, s’obstinent à lutter pour – qui le dira -, la chose la plus subversive qu’il y ait en ces mondes divisés entre néolibéraux et néoconservateurs : la vie.

Des révoltes et des résistances qui comprennent, chacune à leur manière, en leur temps et leur géographie, que les solutions ne résident pas dans la foi dans les gouvernements nationaux, qu’elles ne se conçoivent pas protégées par des frontières ni ne se parent de drapeaux et de langues différentes.

Des résistances et des révoltes qui nous enseignent à nous, tous, toutes et toustes, zapatistes, que les solutions pourraient être en bas, dans les caves et recoins du monde. Pas dans les palais gouvernementaux. Pas dans les bureaux des grandes entreprises.

Des révoltes et des résistances qui nous montrent que, si ceux d’en-haut coupent les ponts et ferment les frontières, nous pouvons toujours naviguer sur les fleuves et les mers pour nous rencontrer. Que le remède, si il y en a un, est mondial, et qu’il a la couleur de la terre, du travail qui vit et meurt dans les rues et les quartiers, les mers et les cieux, dans les montagnes et leurs entrailles. Que, tout comme le maïs originaire, nombreuses sont ses couleurs, ses teintes et ses sons.

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Tout cela, et bien plus encore, nous le regardons et l’écoutons. Et nous nous regardons et nous écoutons tel que nous sommes : un nombre qui ne compte pas. Parce que la vie n’a pas d’importance, n’est pas vendeuse, n’est pas une info, n’entre pas dans les statistiques, ne concourt pas dans les enquêtes, n’est pas valorisée sur les réseaux sociaux, ne provoque rien, ne représente pas un capital politique, un étendard partisan, elle ne fait pas le buzz. Qui en a quoi que ce soit à faire qu’un petit, qu’un minuscule groupe d’autochtones, d’indigènes, vive, c’est à dire, lutte ?

Parce qu’il se trouve que nous vivons. Malgré les paramilitaires, les pandémies, les méga-projets, les mensonges, les calomnies et l’oubli, nous vivons. C’est à dire que nous luttons.

Et en cela nous pensons : en quoi nous continuons à lutter. C’est à dire, que nous continuons à vivre. Et nous pensons que durant toutes ces années nous avons reçu l’étreinte fraternelle de personnes de notre pays et du monde. Et nous pensons que, si ici la vie résiste et, non sans difficultés, fleurit, c’est grâce à ces personnes qui défièrent les distances, la paperasse, les frontières et les différences culturelles et de langue. Grâce à elles, eux, elleux – mais surtout elles -, qui ont défié et défait les calendriers et les géographies.

Dans les montagnes du Sud-est mexicain, tous les mondes du monde ont trouvé, et trouvent, une écoute dans nos cœurs. Leur parole et action ont alimenté la résistance et la révolte, qui ne sont que la continuation de celles de nos prédécesseurs.

Les gens qui cheminent avec les sciences et les arts, ont trouvé le moyen de nous étreindre et nous encourager, même si ce fut à distance. Les journalistes, anti ou non, qui ont documenté la misère et la mort avant, la dignité et la vie toujours. Des personnes de toute profession et métier qui, beaucoup pour nous, peut-être peu pour elleux, étaient et sont là.

Et nous pensons à tout cela dans notre cœur collectif, et s’insinue dans notre pensée qu’il est temps que nous, zapatistes, répondions à l’écoute, la parole et la présence des ces mondes. Les proches et les lointains géographiquement.

Sixièmement.- Nous avons donc décidé ceci :

Qu’il est à nouveau temps que les cœurs dansent, et que ce ne soit ni sur la musique ni dans les pas de la complainte et de la résignation.

Qu’en diverses délégations zapatistes, hommes, femmes et autres de la couleur de notre terre, nous sortirons pour parcourir le monde, nous cheminerons ou naviguerons jusqu’à des terres, des mers et des ciels lointains, cherchant non pas la différence, ni la supériorité, ni l’humiliation, et moins encore le pardon et la peine. Nous irons chercher ce qui nous rend égaux.

Non seulement l’humanité qui anime nos peaux différentes, nos manières différentes, nos langues et couleurs diverses. Mais aussi, et surtout, le rêve commun que nous partageons, en tant qu’espèce, depuis que, dans cette Afrique qui semble si lointaine, nous avons commencé à marcher depuis les genoux la première femme : la recherche de la liberté qui anima ce premier pas… et qui continue à avancer.

Que la première destination de ce voyage planétaire sera le continent européen.

Que nous naviguerons jusqu’aux terres européennes. Que nous partirons et lèverons l’ancre, depuis les terres mexicaines, au mois d’avril de l’année 2021.

Que, après avoir parcouru divers recoins de l’Europe d’en-bas et à gauche, nous arriverons à Madrid, la capitale espagnole, le 13 août 2021 – 500 ans après la supposée conquête de ce qui est aujourd’hui le Mexique. Et que, immédiatement après, nous continuerons notre chemin.

Que nous parlerons au peuple espagnol. Non pour menacer, reprocher, insulter ou exiger. Non pour lui réclamer qu’il nous demande pardon. Ni pour les servir ni pour nous servir.

Nous irons dire au peuple d’Espagne deux choses simples :

Un : Qu’ils ne nous ont pas conquis. Que nous sommes toujours en résistance et en rébellion.

Deux : Qu’ils n’ont pas de raison de demander que nous leur pardonnions quoi que ce soit. On a assez joué avec le passé lointain pour justifier, avec démagogie et hypocrisie, les crimes actuels et en cours : l’assassinat de militants sociaux, comme notre frère Samir Flores Soberanes ; les génocides cachés derrière les méga-projets, conçus et réalisés pour le contentement du puissant – le même qui flagelle tous les recoins de la planète - ; le soutien monétaire et d’impunité pour les paramilitaires ; l’achat des consciences et dignités avec 30 piécettes.

Nous, hommes, femmes, autres, zapatistes NE voulons PAS revenir à ce passé, ni de nous-mêmes, et moins encore de la main de qui cherche à semer la rancœur raciale et prétend alimenter son nationalisme obsolète avec la supposée splendeur d’un empire, l’aztèque, qui grandit sur le sang de ses semblables, et qui voudrait nous convaincre que, avec la chute de cet empire, les peuples originaires de ces terres furent vaincus.

Ni l’État Espagnol, ni l’Église Catholique n’ont à nous demander pardon en rien. Nous ne nous ferons pas l’écho des charlatans qui s’érigent sur notre sang et cachent ainsi qu’ils en ont les mains souillées.

Pourquoi l’Espagne nous demanderait pardon ? Pour avoir donné naissance à Cervantes ? À José Espronceda ? À Léon Felipe ? À Federico Garcia Lorca ? À Manuel Vázquez Montalbán ? À Miguel Hernández ? À Pedro Salinas ? À Antonio Machado ? À Lope de Vega ? À Bécquer ? À Almudena Grandes ? À Panchito Varona, Ana Belén, Sabina, Serrat, Ibáñez, Llach, Amparanoia, Miguel Ríos, Paco de Lucía, Víctor Manuel, Aute toujours ? À Buñuel, Almodóvar et Agrado, Saura, Fernán Gómez, Fernando León, Bardem ? À Dalí, Miró, Goya, Picasso, el Greco et Velázquez? À une partie du meilleur de la pensée critique mondiale, avec le sceau du « A » libertaire ? À la république ? À l’exile ? Au frère maya Gonzalo Guerrero?

Pourquoi l’Église Catholique nous demanderait pardon ? Pour le passage de Bartolomé de las Casas ? De Don Samuel Ruiz García ? De Arturo Lona ? De Sergio Méndez Arceo ? De la sœur Chapis ? Du passage de sacerdotes, sœurs religieuses et laïques qui ont cheminé aux côtés des autochtones sans les diriger ni les évincer ? De qui risqua sa liberté et sa vie pour défendre les droits humains ?

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L’année 2021 marquera le 20e anniversaire de la Marche de la Couleur de la Terre, que nous avons organisé, ensemble avec les peuples frères du Congrès National Indigène, pour demander une place dans cette Nation qui aujourd’hui s’effondre.

20 ans après, nous naviguerons et cheminerons pour dire à la planète que, dans le monde que nous ressentons dans notre cœur collectif, il y a une place pour toutes, tous, toustes. Tout simplement parce que ce monde n’est possible que si toutes, tous, toustes, nous luttons pour l’ériger.

Les délégations zapatistes seront majoritairement formées de femmes. Pas seulement parce qu’ainsi elles souhaitent rendre l’étreinte qu’elles ont reçu lors des rencontres internationales précédentes. Mais aussi, et surtout, pour qu’il soit clair que nous, les mâles zapatistes, nous sommes ce que nous sommes, et que nous ne sommes pas ce que nous ne sommes pas, grâce à elles, pour elles et avec elles.

Nous invitons le CNI-CIG a formé une délégation pour qu’elle nous accompagne et que notre parole, ainsi, soit plus riche pour l’autre qui loin de nous lutte. Nous invitons tout spécialement une délégation des peuples qui portent haut le nom, l’image et le sang du frère Samir Flores Soberanes, pour que leur douleur, leur rage, leur lutte et résistance aille plus loin.

Nous invitons qui a pour vocation, volonté et horizon, les arts et les sciences à accompagner, à distance, nos traversées en bateaux et à pieds. Et qu’ainsi, ils et elles nous aident à défendre qu’en elles, sciences et arts, réside la possibilité non seulement de la survie de l’humanité, mais aussi d’un monde nouveau.

En résumé : nous partons pour l’Europe au mois d’avril de l’année 2021. La date et l’heure ? Nous ne savons pas… encore.

 

 

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Compañeras, compañeros, compañeroas:

Soeurs, frères et frœurs :

Ceci est notre volonté :

Face aux puissants trains, nos canoës.

Face aux centrales thermoélectriques, les petites lueurs dont les femmes zapatistes ont donné la garde aux femmes qui luttent dans le monde entier.

Face aux mus et aux frontières, notre navigation collective.

Face au grand capital, un champ en commun.

Face à la destruction de la planète, une montagne naviguant au petit matin.

Nous sommes zapatistes, porteurs et porteuses du virus de la résistance et de la révolte. Comme tels, nous irons sur les cinq continents.

C’est tout… pour l’instant.

 

Depuis les montagnes du Sud-est Mexicain.

Au nom des femmes, des hommes et des autres zapatistes.

Sous-commandant Insurgé Moisés.

Mexique, octobre 2020.

 

 

P.S.- Oui, il s'agit de la sixième partie et, tout comme le voyage, ça continuera en sens inverse. C’est à dire que suivra la cinquième partie, après, la quatrième, puis la troisième, ça se poursuivra avec la deuxième et finira avec la première.