"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

27/11/2022

Métaphormose - chapitre 12 (et fin)

 

MENTAL BLOCKS FOR ALL AGESDog faced Hermans, 1991

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Notre homme avait convié le collectif chez lui et iels tentèrent de tirer du maelstrom chaotique des évènements une ligne à suivre. Ainsi que l’avait dit Virginia, leur parole avait été inaudible, recouvert par les voix des grandes gueules nées de l’émeute. Les bouches dissidentes elles-mêmes n’avaient pu imposer leur discours réformistes. La colère des oreilles était sourde à toute tempérance et n’avait pour cible que les bouches. Les autoritaires de tous bords savaient encore murmurer les promesses qu’espéraient les oreilles. Tout haut-parleur vit au dépends de cellui qui écoute. À bon entendeur… Le monde n’était plus que bouches et oreilles. Des bouches qui parlent sans jamais entendre, des oreilles qui écoutent sans toujours rien dire. Et la course au pouvoir était lancée. L’homme qui court veut arriver le premier, celui qui marche veut arriver là où il le souhaite.

Ce que la double métamorphose donnait à voir, renchérit notre homme, c’était l’invisibilité, dans le monde réel, des bouches. Les bouches, omniprésentes à l’écran ou à l’antenne, étaient, dans les rues, les supermarchés, dans les bureaux, les usines, dans les magasins, les tribunaux, les prisons, aux volants des voitures particulières, quasi absentes. L’invisibilisation des oreilles dans les médias sautait maintenant aux yeux tant les bouches paraissaient perdues dans la masse des oreilles de la rue. Mais la double métamorphose dévoilait le véritable visage de ce capitalisme que l’on disait à figure humaine. Le masque révélait des lèvres pulpeuses, des dents acérées et une langue chargée d’histoires ne demandant qu’à se raconter une nouvelle fois. Et aucun traits saillants sur un visage lisse.

Une autre évidence sauta aux yeux du collectif. Les métamorphoses des visages avaient considérablement réduit l’espace dévolu au cerveau. Les bouches avaient dévorer tout le haut de leur crâne, et l’espace entre les oreilles étaient aussi fin qu’une feuille à rouler. Bouches et oreilles avaient perdu l’esprit. Ne restait plus que la lettre. Lettre, quelque qu’elle fut, à laquelle se raccrocher en boucle en bouche, et reçue et vénérée par l’auditoire. Bref, la grande absente de cette métamorphose était bel et bien la conscience. Un équilibre s’était rompu. Était-ce le fait de la métamorphose ? Ou la métamorphose était-elle la conséquence de ce déséquilibre ? La question n’était pas là. La question était cet équilibre perdu. Et cet équilibre se devait d’être dynamique. « La question n’est pas de remplacer les bouches par les oreilles, asséna Virginia. Tant que les relations sociales seront façonnées par le pouvoir des uns sur les autres, on en s’en sortira pas. Il s’agit de changer les relations en transformant l’ordre sociale. Et ça, ça ne se fait pas par l’émeute, par des manifestations revendicatives. Parce que l’une comme l’autre ne mène qu’à changer le groupe qui dirige, pas à instaurer un ordre sans bouche ni oreilles. Il faut que les oreilles aient le courage de parler et que les bouches apprennent à se taire. » Cat suggéra que ces relations nouvelles entre hommes et femmes, entre colons et colonisé.e.s, entre hétéronormés et sexualités alternatives, cet équilibre ne se trouvait pas en bouche, ni dans les mots qui en sortent. « L’équilibre est une histoire d’oreille interne. Ce que les oreilles ont en elles, c’est cet équilibre entre la parole et l’écoute, entre le silence et la transmission. C’est l’équilibre entre soi et le monde extérieur. » César continua : « La bouche est toute dévouée à exprimer pensées et désirs. Elle sait même en amour passer des mots aux actes. C’est peut-être l’un des rares moments où une bouche peut être à l’écoute de l’autre. Moments que, j’en mettrais ma main au feu, peu d’entre-elles prennent le temps d’apprécier à pleine dents. » Virginia reprit. « Croyez-en mon expérience féministe, à partir du moment où vous osez vous affirmer et que vous osez dire que pour que vous puissiez avoir votre place, les hommes, ou quelque soit le dominant face à vous, doivent céder de leur pouvoir, vous passez pour une extrémiste. Vous ne luttez plus pour l’égalité, dans la bouche de vos opposants, mais pour la suprématie de votre propre caste ! »

« Et puis, ne nous voilons pas la face, dit notre homme, les ordres des bouches, les injonctions sociales, qui tombent des grandes gueules ont besoin d’être écoutés, transmises et retransmises et ce rôle est partagé entre petites bouches et quelques zélées oreilles. De nombreuses oreilles se font répétiteurs pour leurs contemporaines un peu dure de la feuille. Et bien des bouches ne sont que de simples porte-paroles, incapables d’élaborer en propre, une pensée. » Lucrèce expliqua pour sa part qu’elle avait l’impression qu’en jouant la partition de l’autonomie, dans leur coin, iels perdraient le contact avec la masse. Mais Virginia répliqua que la masse n’était qu’un construction du capitalisme et qu’elle ne pouvait être un outils pour lutter contre lui.

« Si nous voulons que changent les relations, que ce ne soit plus le pouvoir sur mais bien le pouvoir de qui les façonnent, il faut continuer à forger nos solidarités, ici et maintenant. » Jack répondit : « Pas de chance, on a tiré le constat que nous ne pouvions plus le faire sous le poids des nouvelles lois. Alors, on fait quoi ? Et puis, si dans la rue les fachos s’imposent et entrent au gouvernement, il y a peu de chance qu’ils nous laissent plus de place pour lancer nos initiatives… Bien au contraire. Et j’ai bien peur que nous n’ayons pas les forces pour mener à la fois la lutte contre la tempête qui vient et l’instauration de nouvelles relations sociales. » « Justement ! Ne partons pas dans des idées stratosphériques, ne soyons pas des astronautes ! Gardons les pieds sur Terre, les pieds dans la merde du quotidien ! », tança Virginia. « Pensons au Sisyphe heureux de Camus ! Chaque jour gravissons le tas de merde et peut-être qu’un jour du haut du sommet de la montagne nous apercevrons le monde pour lequel nous nous battons » asséna Lucrèce. « Nous ne nous battons pas parce que nous voulons gagner, mais parce que nous n’avons d’autres choix. », ajouta Virginia. « Et puis, qui sait, à force de gravir la même colline, peut-être comprendrons-nous ou verrons-nous qu’il existe un chemin pour contourner ce tas de merde pour rejoindre la vallée... du Pendjab où s’ébrouent des monstres heureux au rythme de la liberté », poursuivit notre homme dans un sourire fatigué.

Après de longues heures de palabres, iels prirent plusieurs décisions d’affilée : maintenir et renforce les initiatives de solidarités déjà mises en places, tenter de créer des liens avec d’autres initiatives similaires... et de se lancer à l’antenne : une radio pirate à l’ancienne, nommée « Ballade pour Bhopal ». C’était une référence à la fois à cette ville du Sud, à la catastrophe de l’Union Carbide qui y tua des milliers de personnes (sans qu’aucun responsable ne soit jugé) et à un vieux groupe écossais : The Dog Faced Hermans. « Il est temps ! Il va falloir communiquer avec d’autres, échanger nos points de vue et mutualiser nos ressources, fédérer nos actions. » lança Cat. « Il nous faut une stratégie de l’esprit et un corps stratégique », renchérit Jack. César cita Roland Barthes : « Le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire ». « Tout en empêchant de faire », rajouta Virginia avec une dose d’ironie. Notre homme, lui, se référa aux zapatistes : « C’est juste avant l’aube que la nuit est la plus profonde ». Après un dernier verre, chacun.e partit se coucher.

Dans l’intimité de la chambre, notre homme se déshabillait sous le regard de Virginia. Il lui demanda : « Qu’est-ce que tu as voulu dire quand tu disais que c’était pas tant le fait d’être bouche ou oreille, mais la relation sociale qui en découlait qui était important ? »

- Exactement ça !

- Ok, mais c’est comme si tu disais c’est pas le bourgeois le problème ou le prolétaire, c’est la relation de domination qui existe entre ces deux catégories. Pour qu’il n’y ai plus de domination, il faut bien abolir la bourgeoisie…

- Sauf qu’il faut abolir le prolétariat aussi. Si on considère le prolétaire comme celui ou celle qui vend sa force de travail aux bourgeois… pour construire le monde de consommation.

- Ben il disparaît avec l’abolition de la bourgeoisie.

- Ça reste à prouver ! Si le prolétariat continue à s’organiser pour produire sous un mode capitaliste, et même si les classes disparaissent, le monde qui les avait engendré perdure. Elles se recomposeront tôt ou tard. Mais pour autant, l’idée n’est pas d’éliminer physiquement toute la bourgeoisie. C’est bien la relation de domination/soumission qui doit être aboli. Imagine qu’en tant que féministe, je te dise que le problème ce sont les hommes… ça ne signifie pas qu’il faille tuer tous les mecs. C’est l’archétype masculin qui doit être aboli, en même temps que l’archétype féminin.

- Ok, je vois. Mais en même temps, le contexte matériel ne fait pas tout. On le voit à travers l’histoire. Dans des circonstances similaires, des groupes humains se sont organisés différemment. L’agencement matériel ouvre des perspectives, elles ne déterminent pas de certitudes.

- Bien sûr. Il ne s’agit pas d’imposer des façons de faire, mais bien d’ouvrir un nouvel âge du faire. Je ne parle pas de relation interpersonnelle mais bien de relation dans un contexte social. Prenons le couple hétéronormé. Il y a deux grandes façon de s’y inscrire. Soit on joue le jeu des normes sociales qui y sont rattaché, avec l’homme et sa bobonne, soit un modèle alternatif. Le mensonge de la relation interpersonnelle, c’est que ça n’existe pas. Aucune relation ne peut s’extraire de la société dans laquelle elle prend place. On nous fait croire que l’amûûr dissout les relation de pouvoir. Le prince qui épouse la servante, Roméo et Juliette, les mariages mixtes… La relation amoureuse aurait le pouvoir de faire disparaître les différences de classes, de races, etc. Et plus encore, on nous fait croire que l’amour fait disparaître les relations de dominations patriarcales. Regarde-nous. Je sais que tu es à l’écoute, que tu es loin des clichés du gros macho… pour autant, tu reste l’homme et moi la femme aux yeux des autres. Avec tous les attributs que portent nos genres. Si dans une soirée tu me gueulais dessus. On dirait que je t’ai poussé à bout, que je suis chiante. Si moi je pète un plomb, je passerai pour l’hystérique de service et on te plaindra. Si on reçoit des potes et que tu fais le bouffe, que tu sers, ça ne sera pas vu comme de l’égalité dans notre couple, mais on dira que tu m’es soumis.

- D’accord je vois. Si tu prends la parole, c’est que tu me la prend.

- Oui, mais ça va encore plus loin. Si je prend la parole, non seulement aux yeux des autres je te prive de ta parole, mais en plus ma parole n’est pas reçue pour ce qu’elle est. Soit on ne va pas m’écouter, jugeant que je ne peux avoir quoi que ce soit d’intéressant à dire, soit on va m’écouter en mode « oui, c’est bien ma fille. ». Bref, soit on est la fafemme qu’il faut protéger, soit on est la fafemme qu’il faut dominer. C’est de cette relation qu’il faut sortir. Je n’ai ni besoin qu’un homme me domine ni qu’il me protège. Je veux l’égalité. De la même manière, toute cette ambiance dans la manif, cette volonté de prendre la place des bouches… ça me dégoûte !

- Oui, déjà on commence à le voir, les oreilles qui prendrait la place des bouches se transformeraient en bouches. Et ça ne réglerait rien. Un peu comme le prise du pouvoir. La révolution ne doit pas être la prise du pouvoir mais sa destruction. Changer le monde sans prendre le pouvoir, comme le démontre les zapatistes ou les kurdes au Rojava.

- C’est ça. Mais ça n’a rien de facile. Déjà on voit dans quel état d’esprit est le mouvement anti-bouche. Et regarde, même dans notre petit collectif. Tu te souviens de l’attitude de César quand Lucrèce nous a dit avoir vu une oreille et avoir été victime de sexisme ?

- Oui, son sourire paternaliste lui bouffait la moitié du visage.Tiens, c’est comme… tu n’étais pas là… Mais Jack, quand on a discuté des métamorphoses le premier soir, je sais plus, il parlé de SES meufs. Ben pareil… Il a eu un sourire qui commencé à lui barrer toute la gueule.

- Oh mais tu n’est pas non plus exempt de tout reproche. Alors que Lucrèce était bouleversée par les propos sexistes, tu ne l’écoutais pas. Tout ce que tu voyais c’était l’apparition d’oreilles.

- C’est vrai ? Merde, je m’en étais même pas rendu compte. J’étais tellement dans ces histories de métamorphoses depuis des jours qu’il n’y avait plus que ça. Et après le choc d’avoir vu une bouche en pleine rue, que Lucrèce nous dise avoir vu une oreille…

- Mais tu sais, il y a plein de moments où tu es une bouche avec moi. Bien sûr, tu n’en est pas une qui parade à la télé, tu n’es pas un flic grande gueule, mais dans notre relation, je te vois comme une bouche. Mais même moi. Par rapport à plein de meuf, je suis une grande gueule. J’ose l’ouvrir face aux mecs. J’ai un bagage intellectuel qui me permet de pas me laisser faire dans plein de circonstances. Je suis blanche, économiquement, je m’en sors plutôt pas mal. Enfin, moins mal que beaucoup d’autres. Moi aussi je suis une bouche. Mais n’empêche que dans une relation face à un homme, je reste une oreille. Même si je gueule.

- La métamorphose est dans le regard, et dans la subjectivité qui va avec.

Notre homme baillait.

- Subjectivité… Oui, mais il y a quand même une bonne dose d’objectivité dans le regard, quand même. Dans le sens où un regard est situé socialement. Encore une fois, ce n’est pas tant d’où on regarde qui compte, que ce que la place d’où on regarde donne comme crédibilité ou privilège. Bref, il ne s’agit pas tant dans cette histoire de bouches et d’oreilles de prendre la parole, comme on prendrait le pouvoir, mais de la redistribuer, de ne plus en faire un privilège. La parole est un pouvoir, quoi qu’on fasse. Un pouvoir de transformer le monde. Il ne doit pas être un pouvoir sur, mais le pouvoir de… Bon, je suis morte. J’éteins ?

Posé sur l’oreiller, dépassant de la couette, une grande bouche en cœur, notre homme ronflait comme un sonneur. Elle éteignit, se lova contre lui. La pénombre plongea la maisonnée dans le silence et elle s’endormit sur ses deux oreilles.

20/11/2022

Métaphormose - chapitre 11

 

THE SCREAM - Siouxsie And The Banshees, 1978

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Depuis quelques jours, circulaient sur les réseaux sociaux des appels à manifester. Les remontées de César et Virginia coïncidaient avec ce que Lucrèce et notre homme avaient observé : un raz-le-bol des oreilles. L’élan de solidarité né en réactions aux mesures autoritaires du gouvernement trouvaient leurs limites. Le confinement isolait toujours plus les individus et il devenait de plus en plus difficile de distribuer de la nourriture ou de tenir les centres de soins communautaires. Le gouvernement avait décrété depuis quelques jours un couvre-feu qui limitait encore plus les déplacements. Les laisser-passer ne concernaient plus que les employé.e.s allant et venant sur leur lieu de travail ou quelques urgences médicales. Bien sûr, pour que cette nouvelle organisation sociale fonctionne, de très nombreuses personnes continuait de travailler et de croiser leurs congénères. Afin de limiter les risques de bagarres, les horaires étaient aménagés de telle manières à ce que les employés se croisent le moins possible, que l’autre devienne un mirage.

Les chercheurs avaient mis au point des sonotones qui réduisaient les effets visuels des hallucinations par suggestion hypnotique. Mais cela nécessité une technologie relativement coûteuse. Seul les personnels prioritaires – celles et ceux qui continuaient de travailler en présentiel – en étaient dotés, et en premier lieux les forces de l’ordre capitaliste. Le gouvernement espérait toujours trouver un remède efficace qu’il pourrait mettre en œuvre à grande échelle et à peu de frais. Malgré le coût pour l’économie – qu’il soutenait à grands coups d’argent magique (que certains assimilaient à une nouvelle façon de redistribuer les richesses) le président tenait le cap. Après tout, les entreprises les plus fortes sauraient s’adapter et survivraient, les autres… Ces mesures plongeaient à l’inverse un large pan des travailleureuses dans la précarité. Les salaires stagnaient puisque l’économie était à l’arrêt, mais les prix flambaient pour la même raison. Le travail se faisait un peu plus rare et toujours plus contraignant.

La situation devenait explosives et les théories les plus folles commençaient à courir sur les lèvres des bouches dissidentes. Le gouvernement avait provoqué ces hallucinations afin de mettre en place une nouvelle étape du capitalisme. Un capitalisme toujours plus prédateur, un capitalisme ayant perdu son visage humain. Un capitalisme pur, débarrassé de la carcasse sociale… l’équilibre le plus déséquilibré en faveur du gain, face à la nécessité de la reproduction de la force de travail. Un capitalisme du travail rare, le seul capable de faire face aux défis économiques que posait les changements climatiques. Ces grandes gueules de l’opposition appelaient à la désobéissance civiles et à manifester pour mettre fin au règne de l’actuel président, dépeint comme seul responsable de la crise et comme un dictateur en puissance. D’autres petites voix, des bouches plus minoritaires, parlaient de révolution et de mettre à bas le régime des « bouchois » pour faire advenir la dictature des prol’oreilles. À l’autre bout de l’échiquier politique, les grandes gueules appelaient au contraire à l’unité des bouches et des oreilles, à faire face ensemble à ce défi pour la nation. Ils rejoignaient le discours de la mise en place d’un nouveau capitalisme en y ajoutant une touche de racisme contre l’afflux toujours plus important d’immigrés qu’ils se gardaient bien évidemment de définir comme des oreilles, ne gardant que l’aspect étranger. En cela, ils tenaient le même discours que le gouvernement, en niant le caractère symbolique des métamorphoses. De leurs rang était également issu un mouvement anti-sonotones, qui y voyait une mesure discriminatoire et attentatoire à leur liberté. Basé sur la théorie que les mutations étaient réelles, ils expliquaient que les sonotones n’étaient réservées qu’aux seules oreilles et que c’était certainement pour les élites, les bouches, une manière de contrôler le peuple, de laver les cerveaux des honnêtes oreilles de souche. Tous et toutes avaient un point commun, le changement qu’ils proposait était immédiat : élection, grand soir, coup d’état, c’était comme actionner un commutateur. La lumière se faisait et le monde (re)devenait merveilleux.

Notre homme et ses ami.e.s discutèrent longuement de l’opportunité de rejoindre la mobilisation. Toustes tiraient le même constat des limites de l’auto-organisation des solidarité face au rouleau compresseur étatique. Jack et César, que le confinement minait plus que les autres, plaidaient pour rejoindre la mobilisation pour ne pas laisser la rue aux fachos. Virginia répliqua que dans le brouhaha de la foule, les oreilles n’entendraient que les mots d’ordre fascisant, étant donné que leurs réseaux étaient mieux structurés autour de quelques grandes gueules. Virginia et notre homme ne croyaient plus aux manifestations ni même à la spontanéité de l’émeute. Iels pensaient que ce n’étaient pas du chaos que pouvait naître une nouvelle organisation sociale, ni que les manifestations puissent être autre chose qu’une façon de quémander les miettes qui s’accumulaient aux commissures des lèvres des dirigeants. Sans un travail préalable, les vieux réflexes sexistes, classistes et racistes reprendraient le dessus dans la confusion de la foule. Lucrèce expliqua qu’on ne pouvait pas laisser la rue aux tendances autoritaires de tout bord sous peine de les voir triompher sans aucune opposition. Cat, quant à lui, pensait qu’il fallait s’y rendre pour observer et déterminer au plus près les rapports de force à l’œuvre au sein de la mobilisation. Iels avaient des sensations de puzzles : l’impression d’être en pièces et de tout faire pour recoller les morceaux ensemble. Après de longues palabres, la majorité étant pour se joindre à la manifestation, le collectif se prépara. Il fut décidé que temps que la manif serait pacifique, iels prendraient le pouls de la mobilisation. Si ça tournait à l’affrontement avec les forces de l’ordre, iels formeraient un black-bloc pour se protéger et protéger la portion de manif dans laquelle iels évolueraient. Enfin, dans la perspective d’affrontement avec l’extrême-droite, ils feraient bloc avec d’autres collectif pour les dégager de la manifestation.

C’est dans ce contexte explosif qu’ils répondirent à l’un des premiers appels à manifester. Si les syndicats de travailleureuses en étaient à l’origine, leurs mots d’ordre furent vite submergés par les slogans complotistes et autres thèses racistes. Pourtant, l’immense majorité des oreilles ne venait pas en réponse à un mot d’ordre. Non ! Les femmes, hommes, enfants, ces anciens et anciennes, qui n’étaient plus que de simples oreilles, menaçaient de disparaître sous les logorrhées plus ou moins indécentes mais toujours à flots continus, qui remplissaient des déversoirs auditifs comme on comble un trou, jusqu’à ce que les oreilles en aient par-dessus la tête… mais leurs ventres affamés, trous sans fin, ou d’une faim intarissable, commençaient à n’avoir plus même d’oreilles. Elles ne pouvaient se résoudre à disparaître et puisqu’elles ne pouvaient prendre la parole, les oreilles prirent la rue.

Une foule folle furieuse fluait tel un fleuve sortant de son lit. Les oreilles faisaient surface depuis les bouches de métro, se répandaient comme le trop plein orageux depuis les bouches d’égout. Le débordement se manifestait. La manifestation devait outrepasser le cadre imposé. Les oreilles étaient fermées, bouchées et ne renvoyaient plus qu’un silence sourd à toutes ces bouches bées qui les observaient. Le poids des mots écrasait habituellement tous ces silences gênés, ces soupirs intimes, l’agonie des non-dits et le râle des ouï-dires qui partout à présent couraient dans les artères des villes, étreignaient les avenues, balayaient rues et venelles. Le collectif se sentait grisé par la sensation de puissance de la masse. Iels étaient entraîné.e.s sur un toboggan en spirale… vers la bas. Mais il y avait tant de non-dits, trop de silences accumulés, de soupirs cumulés, tout cet air non brassé en était pesant, à force de ne pas vibrer, il devenait assourdissant. Paradoxalement, bien que ce silence fut asphyxiant, il n’en était pas moins une respiration, comme celle du corps ramené à la vie, un hoquet, une manière de gueuler le manque d’air ou d’en dégueuler le trop plein. C’était le souffle muet d’une explosion, celle d’une colère trop longtemps tue. L’inspiration et l’expiration du silence recouvraient tous les bruissements de la villes, faisaient des croques-en-bouches aux bruits qui courent. Le silence était déchaîné. On ne s’écoutaient plus et ça commençait à s’entendre dans ce silence assourdissant ! Ce cri muet rendait sourd, empêchant d’avoir quoi que ce soit à entendre. Il n’y avait rien d’autre à faire que de l’écouter et participer ainsi du silence. Une expérience quasi-mystique. On n’entendait même pas une mouche voler. Pas plus qu’on entendait une bouche soliloquer… Non que les bouches aient cessé de faire du bruit en remuant leurs lèvres, mais tout comme les mouches ne volaient pas, les bouches se turent. Tout simplement. Devant ce silence immense qui soufflait les fenêtres et les plafonds de verre, par centaines de milliers de soupirs, autant de pavés jetés dans les vitrines criardes des grands magasins, les tristes vitres des banques, le vitrage des commissariats et les glaces des palais. Les lèvres tremblaient et faisaient donner leur voix armée à grand renfort de grenades assourdissantes, de bouches à feu ou à eau, des canons à ultrasons, c’était un combat dantesque, tel que celui qui oppose de toute éternité les ténèbres et la lumière. Chacun voyant midi à sa porte et minuit à celle de son ennemi. Les images criardes se succédaient, telle une série de cartes postales en métal.

Mais si les bouches, comme les oreilles, avaient conservé leurs corps, ce qui leur manquait se situait plutôt en amont de leur débit de paroles et était censé ne pas se laisser dépasser par les mots. Cette petite chose qui fait qu’on tourne sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler. Le silence assourdissant les figèrent un instant sans voix, et même le roi – oui le président n’était qu’un roi élu – en resta coi. Les grandes gueules, les fines bouches, les caverneuses, les haut-perchées, les grosses et les petites, et celles qui demeuraient closes pour rester belle... toutes les bouches étaient aphones. Le souffle de l’explosion sourde et muette retomba, le silence se dissipait ça et là et une croûte de silence recouvrit tout, aussi loin qu’on pouvait voir. Bien qu’il y eut encore de très nombreux point de concrétion d’oreilles, déjà les premières voix se faisaient entendre, perçant la couche de silence fossilisé dans l’instant, la gueule enfarinée et la bouche en cœur les commentateurs recommençaient à commenter. Les bouches incendiaires reprenaient leur office quand d’autres langues pendantes léchaient les pieds des porte-paroles gouvernementaux, minimisant le souffle de la révolte tout en n’en exagérant la portée destructrice. La police vous parle encore et toujours à 20h… et à toute heure grâce à l’info en continu. Ses mots claquent, secs comme des coups de triques, des ordres aboyés, des mots d’ordre relayés, un appel à l’ordre et un rappel à la loi.

Le président lui-même ouvrit la bouche et tous les micros se tendirent pour mettre en scène la parole républicaine. Les lèches-cul et autres suceurs de pets des puissants se gargarisaient des annonces gouvernementales, avalant avec ou sans vergognes la petite musique du pipeau régalien, avant de la répéter à l’envie, d’en fredonner encore et encore la ritournelle doucereuse. Tous et toutes n’avaient que ça à la bouche ou par-dessus les oreilles. L’allocution de la bouche étatique était rabâchée de bouche en bouche, passait de bouche à oreilles, en rebattait les oreilles en bruissant des unes aux autres. La première des bouches avait entendu les maux des oreilles (parole de président! cochon qui s'en dédit) et dès que possible, des oreilles feraient leur entrée au gouvernement. Mais il ne put s’empêcher de distiller sa haine de classe : « Le monde se divise en deux catégories, ceux qui tiennent un porte-voix chargé et ceux qui écoutent. Vous, vous écoutez. », lança-t-il à quelques badauds qui l’interpellèrent. L’annonce ne calma qu’une frange infime de la masse auditive, et déjà on ne retenait que la pique, telle une tâche de nicotine sur le col d’une chemise blanche. Et la petite phrase raffermit la majorité qui voulait renverser la table, qui voulait tout changer… pour que rien ne change. Les oreilles voulaient prendre la place des bouches en les remettant à leur place. Déjà de la foule anonyme des oreilles certaines tentaient de prendre la tête, sans la perdre. À trop s’écouter, ces oreilles étaient prêtes à faire rentrer le désordre des être dans l’ordre des choses. De gauche à droite, les discours se brouillaient, fusionnaient dans la confusion de l’impensée. Trop d’oreille se rêvaient absolues. Et déjà guettait la rechute dans les banlieues.


14/11/2022

Métaphormose - chapitre 10

 

DEAD CAN DANCEDeand Can Dance, 1984

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Alors que la métamorphose des bouches avait été rapide, comme une évidence, celle des oreilles fut plus progressive. Comme si les bouches avaient toujours étaient des bouches. Comme si elles n’avaient pas eu, il y a peu encore, un visage. Les bouches étaient là, tout d’un coup, comme de toujours. Tellement habituel que la métamorphose n’avait fait l’objet d’aucun commentaire.

Pour les oreilles, l’impact fatal avait commencé dans la foule anonyme des rues, dans le bourdonnement des start-up ou le ronronnement des grosses entreprises, dans la queue du super-marché, dans la cohue du bus ou le parcours kafkaïen d’une administration (combien de dialogue de sourds), petit à petit certains visages disparaissaient derrières des oreilles dont les pavillons s’étendaient à mesure que le flot ininterrompu de paroles insensées se déversaient dans ces siphons auditifs. C’était assez logique. Toutes ces voix médiatiques avaient besoin d’oreilles dans lesquelles se déverser pour être écoutées, regardées, likées, partagées, commentées. Le spectacle n’a pas tant besoin d’être compris, entendu, il se contente d’être écouté. Les oreilles, elles, incapables de formuler leur pensée, noyées sous toutes les voix qui tourbillonnaient tout autour d’elles, écoutaient. Elles s’exprimaient en choisissant ce qu’elles étaient prête à entendre. Mais aucune bouche n’aurait mérité qu’une oreille lui donne sa voix. Le monde que peignait tous ces discours ne correspondaient en rien à la réalité vécue par elles. Et les voix de la radio ne comprenaient pas la frontière qu’elles laissaient apparaître inconsciemment, entre la réalité des millions d’oreilles restées sans voix suite à la métamorphose et le cénacle des voix multi-médiatiques.

Ce n’est pas l’envie et moins encore le besoin de s’exprimer, qui manquait mais les oreilles étaient muettes. Et les rares fois où les bouches accordaient à l’une ou l’autre d’entre elles de s’épancher devant un micro, les pavillons auditifs se faisaient le simple écho de ce qu’elles avaient entendues des propres bouches. Les oreilles ne parvenaient pas à entrer en raisonnement avec les mots habituels dont les bouches les abreuvaient. Elles avaient beau copier, coller, mixer, démonter les discours, elles ne parvenaient pas à remonter le fil de leur impensé collectif et se bornaient à réfléchir les mots des autres. Pré-mâchées, les paroles des bouches ricochaient sur les pavillons, propageant la plus ou moins bonne parole d’oreilles en oreilles, parfois elles étaient aspirées par le cornet d’une oreille pour ne trouver qu’une boule de nerfs auditifs. D’autres fois des murmures entraient par une oreille et ressortaient par l’autre. Ou, une fois le seuil franchi, tombaient dans l’oreille d’un sourd. Le décalage était trop grand. Et l’un de ces mondes, celui des bouches, s’apprêtait à croquer, mâcher, mastiquer, avaler le monde entier, puis l’éructer en un rôt bien gras dans un grand éclat de rire. Cynique, niais ou franchement idiot ? Peut-être tout ça à la fois.

Le peuple des oreilles, cette foule immense, cette multitude qui s’agitait à la ville, se démenait à la campagne, qui en temps normal caracolait sur les trottoirs, trépignait aux urgences des hôpitaux, léchait les vitrines, sautait (sur) la case prison, servait dans les bars ou les restaurants, s’entassaient pare-choc contre pare-choc en files interminables… tous et toutes rangées dans des cases, des boîtes mobiles, individuelles ou collectives, qui les menaient de cages en cellules, de boîtes de nuit pour oublier en boîte de jour pour bosser à leur rédemption, emboîtées dans leurs maisons, de briques, de bois ou de simple carton. La vie comme une mise en boîte à perpétuité... jusqu’à la dernière !

C’est simple, les oreilles étaient partout ! Partout, sauf là où justement elles auraient dû être. Les diverses assemblées du pouvoir politique, sensés les représenter, ne comptaient que de rares oreilles parmi les élus. Dans les médias la situation était encore plus désespérante. Dans les films, les fictions, c’était toujours des bouches qui jouaient le rôle d’oreille. Les oreilles n’étaient jamais actrices, dans la fiction comme dans la réalité. Si certaines grandes oreilles avaient réussi à percer, à se faire entendre, elles devenaient des bouches. De verticales, les oreilles oscillaient et passaient à l’horizontale, les lobes se changeaient en lèvres, alors elles remuaient et retrouvaient de la voix.

Il y avait un autre genre d’oreilles. Elles semblaient ne jamais vraiment écouter, comme perdue dans leurs propre monde intérieur. Des oreilles renfermées. Fermées à tout dialogue. Mais entre les deux oreilles ça carburait. C’est entendu, elles avaient tout compris. Ces oreilles- étaient parfois distraites, de celles où les vains mots tombent dans un gouffre auditif ; elles avaient la capacité de comprendre, d’imaginer et de concevoir. C’est elles qui parfois parvenaient à forger une parole neuve, en remettant cent fois sur le métier leur ouvrage fait de bribes de discours déjà entendus, des mots qui sont sur toutes les lèvres ou ceux restés sur le bout d’une langue. Jouant du marteau et de l’enclume, faisant rougeoyer les mots de l’émancipation, fondant un discours de révolution, corroyant la vision d’un monde nouveau, puis, faisant vibrer les tympans, elles parvenaient à faire résonner leurs idées dans les mots des autres et à les transmettre via leurs pavillons quasi-satelitaires. Ces oreilles, rares, avaient un grand besoin, pour élaborer leur propre pensée, des discours rapportés par d’autres. Elles devaient entendre les mots de la critique, une parole différente, des discours minoritaires. Ces oreilles faisaient, si on peut dire, la fine bouche. Elles choisissaient avec soin les mots qu’elles voulaient entendre afin de parfaire l’élaboration de leur pensée. Et pour ça, elles évitaient de tendre l’oreille vers la musique éternelle des grands médias, leur préférant le concert des voix alternatives, les auto-médias, toutes ces oreilles qui rapportaient la parole rare, les murmures de celles d’entre-elles qui ont quelque chose à dire, les maux de leurs sœurs de misère… La parole de sauvages des bois.

Écouter. Entendre. Voilà ce que font des oreilles. Elles écoutent attentivement ou entendent distraitement. Au sein du collectif, on discutait beaucoup ces notions. Écouter relever d’une volonté qui n’était pas aussi présente dans l’idée d’entendre. Mais entendre, avait fait remarqué Virginia, relevait aussi de la compréhension, sens qui ne se retrouvait pas dans l’idée d’écoute. Notre homme parla du rôle d’écoute chez les peuples zapatistes. L’oreille – homme ou femme - qui est là pour écouter et restituer ensuite dans les communautés. Mais ici, rien de semblable. Car écouter signifie surtout, dans le premier monde, obéir, donner raison à celui qui parle. Si les bouches ne pouvaient s’entendre entre elles, les oreilles se prêtaient souvent l’une à l’autre. Elles écoutaient ce que l’autre avait entendu, plus rarement une pensée singulière. Mais elles n’avaient pas conscience de la puissance qu’elles portaient en elles. Ici, l’écoute n’était pas valorisé. Et les oreilles conscientes d’elles-mêmes étaient peu nombreuses et pas vraiment organisées. Elles étaient seules au sein de cette multitude d’oreilles inconscientes de leur force collective.

Lucrèce, à force d’observer la métamorphose à l’œuvre, remarqua qu’une part non négligeable des oreilles jouaient les sourdes. Si comme on le dit, les murs peuvent parfois avoir des oreilles, certaines n’avaient entre elles qu’un mur épais d’incompréhension. Il n’y avait pas pire sourdes que celles-ci, qui refusaient d’écouter quoi que ce soit et voulaient surtout ne rien entendre. Elles en avaient assez entendues, des vertes et des pas mûres, de bien raides. Elles n’avaient que trop écouter. À force de surdité volontaire, elles étaient devenues aussi sourdes qu’elles n’avaient été rendues muettes.

Les sourdes oreilles et celles ayant la chance d’entendre avaient en commun de ne rien écouter. Pour le reste elles étaient aussi opposées qu’oreille droite et gauche. Elles se retrouvaient parfois dans la rue, rarement côté à côté, souvent face à face, cul pardessus tête dans la cohue de leurs sœurs qui, ayant écouté avec attention, ayant donné foi à ce qui avait été dit, demandaient des comptes, que les belles paroles se traduisent en actes. Les oreilles avaient toujours entendu le « nous » que toutes les bouches avaient aux lèvres comme un nous duquel elles faisaient partie. Elles se rendaient compte aujourd’hui que ce « nous » n’avait jamais concerné que les bouches. Elles ne parlaient jamais que pour elles. Et selon elles, les oreilles leur devaient leurs existences. Après tout les bouches ne donnaient-elles pas un sens à la vie des oreilles ? Que feraient les oreilles de leurs journées si elles ne pouvaient s’emplir de touts ces beaux discours ? Oh, bien sûr, il y avait des bouches aux propos plus progressistes, qui reconnaissaient volontiers que les leurs ne seraient rien sans le travail des oreilles. Mais même les bouches les plus ouvertes insistaient sur le fait que leur classe était celle qui générait la richesse de la communauté. Ce sont elles, les bouches, qui produisaient ce flot de mots sur lequel s’ébattaient grandes et petites oreilles.

Mais les oreilles repliées sur elles-mêmes ou retirées à l’est d’Eden, emmurées dans le silence, prenaient conscience (et faisaient prendre consciences aux autres oreilles) de leur force. Car plus les oreilles se fermaient et plus la production de discours, plus ou moins vains, s’accumulait, ne trouvant plus à s’écouler. Le flot s’assécherait peu à peu avec le marché réduit à peau de chagrin. La bulle discursive menaçait d’éclater et, si bien des oreilles prendraient à plein tympans l’onde de choc de la déflagration et en perdraient l’ouï. Les bouches craignaient de perdre bien plus que leur éloquence, leur statut, et de devenir de simples oreilles noyées dans un océan de silence. Certaines bouches, qui s’étaient extraite de leur condition première d’oreilles préféraient mourir plutôt que de retrouver la masse taiseuse. Les bouches ayant toujours été bouche n’imaginaient même pas perdre leur position. Elles ne connaissaient de la vie des oreilles que ce qu’elles en disaient. C’est à dire pas grand-chose. Les bouches ne pouvant entendre ce que disaient les oreilles. Elles ne pouvaient écouter l’autre qu’en bouche à bouche et ne pouvaient l’entendre qu’en lisant sur les lèvres.

Les bouches ne sentirent pas gronder le silence de la masse, cette vibration sourde qui sillonait la foule et faisait éclater les belles vitrines des discours consuméristes, des paroles publicitaires, les tours d’ivoire des promesses envolées, les cages de verre des mots d’ordre, des injonctions prêchées aux quatre vents, des sommations d’usage de la force.

Jack et Cat recensaient chaque jour ce qui se disaient des métamorphoses. Plus de la moitié de la population semblait touchée. Les services de renseignement sévissaient et renseignaient le gouvernement qui pourtant mentait sur la situation. Le président comme le premier ministres et les suivants ne distinguaient aucun sens dans la métaphore visuelle. Le seul axe de communication de ces forts en gueule était la recherche de l’origine de cette illusion collective. Pour les dirigeants, du public comme du privé, la métamorphose n’était en rien réelle, elle n’était qu’illusoire. Pour ces belles et grandes gueules, la transformation en bouches ou en oreilles étaient encore et toujours aléatoire et ne recouvrait en rien une quelconque logique à l’œuvre. C’était la ligne de défense qui reliait les discours des bouches, de droite à gauche, un sourire qui se voulait rassurant pour la population privée de parole. Pourtant, la métaphormose tenait lieu de procès. Elle mettait en exergue les lignes de fractures qui lacérait la société. Elle était un passage dans le temps, un trou de verre vers un monde exacerbé.

Les mensonges se multipliaient dans les bouches du pouvoir. Le gouvernement n’hésitait pas à proclamer des contre-vérités, tout en fustigeant les fake-news. Un ministre avait déclaré qu’aucun citoyen n’était insatisfait de l’actuel président. Un autre proclamait la réussite de son ministère niant par la même les propres chiffres de son cabinet. Les mots, en franchissant les lèvres perdaient maintenant leur sens. Les bouches avaient tant et tant tordu les mots dans tous les sens qu’ils n’en retrouveraient jamais l’initial. Les discours abscons des bouches avaient tellement connoté et déconnecté les mots qu’ils en étaient débarrassé de toute acceptation commune. Il n’était dès lors plus possible d’échanger, seulement de communiquer, de rapporter ce qui se faisait, ce qui se disait.

Virginia rappela la pensée de Hannah Arendt : « Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n'est pas que vous croyez ces mensonges mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privé non seulement de sa capacité d'agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple, vous pouvez faire ce que vous voulez. »

07/11/2022

Métaphormose - chapitre 9

 KILLING JOKEKilling Joke, 1980

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Virginia alla chercher l’ordi, ouvrit la page de FranceInfo et lança le direct radio. Plage météo. « C’était qui au téléphone ? » demanda-t-elle ? « C’était Rv. » « Et ? » « Chut, ça commence... » fit Cat. Le jingle d’intro du journal fut suivi des voix graves d’un duo de journalistes stars (rien qu’à la voix, la petite troupe les imaginait tout sourire – littéralement ! C’est pour ça qu’ils avaient préféré la radio à la télé) : « FranceInfo, il est 17h. Bienvenus si vous nous rejoignez. Tout de suite, les titres. » « Ce journal sera entièrement consacré à la vague de mutation ou d’hallucination collective qui touche notre pays. Nous reviendront en toute fin de journal sur la nouvelle désillusion du PSG en ligue des champions. » « Le président vient donc de faire une déclaration dans laquelle il a donné les premières explications amenées par les scientifiques et les premières mesures face à cette situation inédite. Je vous rappelle qu’il y a une heure à peine, le gouvernement avait émis un communiqué concernant les transformations de nos concitoyens en bouches et en oreilles. » « Oui, mais face aux divers aspects de cette crise inédite, le chef de l’État devait réagir et s’adresser aux français qui commençaient à trouver le silence du président troublant... »

Le président, d’un ton solennel avait déclaré la guerre. À qui ? Ni lui, ni personne au gouvernement, ni même le patronat, encore moins les corps intermédiaires et surtout pas la population, ne le savait vraiment. Le président avait évoqué tour à tour la première phase d’une offensive lancée par un pays ennemis… sans pouvoir le désigner. Une attaque terroriste sans précédent. La frappe d’un agent pathogène aux propriété psycho-active. Car le président le martela – moins que le mot « guerre » mais quand même – personne ne se transformait réellement. Il s’agissait d’un virus, d’une bactéreie porteur d’une molécule provoquant des hallucinations. Les services de santé tentaient d’établir si le pathogène était naturel ou s’il s’agissait d’une arme biologique, et son mode de transmission. Les services de renseignement se renseignaient afin de déterminer où il était apparu et cherchaient à déterminer le patient zéro.

Le président avait également évoqué des troubles provoqués par les hallucinations : émeutes, pillages, saccages et chasse à celles et ceux qui apparaissaient aux autres comme bouches ou oreilles. Face à la situation, le président avait annoncé des mesures radicales : confinement général de la population, fermeture des établissement scolaires et de ceux accueillant du public, des commerces non essentiels. Interdiction des déplacements et des réunions. Le télétravail devenait la règle. Plus surprenant, l’arme étant biologique, il décréta l’interdiction de la vente et de l’achat de produits issues de l’agriculture biologique, évoquant les seuls produits de l’industrie l’agro-alimentaire comme garant de sécurité sanitaire. Les produits de premières nécessités seraient livrés aux consommateurs. Les rendez-vous médicaux se feraient par visioconférence. Seuls les services de santé, de sécurité continueraient de fonctionner presque normalement. Bref, il avait décidé l’arrêt presque total de l’économie du pays. Bien sûr, ces mesures exceptionnelles en temps de paix – ce qui contrastait avec son discours martial – étaient provisoires et n’avaient pour but que de protéger le peuple dont il était le président. L’armée et les services de sécurité étaient placés en état d’alerte et quadrilleraient aussi bien les villes que les axes routiers. Dans les jours à venir, le premier ministre et les ministres concernés donneraient tous les détails concernant la mise en place de ces mesures, ainsi que les aides financières exceptionnelles qui seraient débloqués pour soutenir les entreprises touchées par l’arrêt de l’économie, ainsi que les ménages privés de ressources. Le chef de l’État entonnait le requiem d’une démocratie toujours moins représentative. Amen !

La petite troupe réunie chez notre homme resta bouche bée une fois de plus. Quelque part, iels étaient soulagé.e.s de savoir que l’hallucination touchait au-delà de leur petit collectif. Que les visions soient provoquées par un agent extérieur leur ôtait le poids de la folie. Comme iels en avaient fait le constat, iels n’avaient pas les connaissances, ni les possibilités expérimentales, pour déterminer les causes de ces métaphormoses. Par contre, iels étaient terrassé.e.s par l’autoritarisme dont faisait étalage le président. Le peuple n’était pour lui que le troupeau dont il était le berger. Quant au chien dudit berger, on voyait bien qui en endossait la peau… de vache.

Face à la verticalité du « pouvoir sur », iels décidèrent de mette en branle le « pouvoir de » de l’horizontalité. Le changement de paradigme qu’iels voyaient poindre sur la nouvelle ligne de front nécessitait une réponse forte, la mise en place d’une guérilla sociale, d’une auto-défense populaire. Iels tinrent un conseil de résistance au rythme d’une danse de guerre. Il leur fallait rester en contact tout au long de la crise. Le confinement n’allait pas faciliter les choses. Lucrèce et César devaient rentrer pour s’occuper de leurs enfants. Par contre Jack et Cat décidèrent d’occuper l’un des appart’ vide du petit immeuble de notre homme. Virginia accepta de s’installer chez notre homme. Afin d’échanger avec César et Lucrèce, le collectif choisit d’utiliser en priorité une appli qui transformait leurs téléphones portables en talkie-walkie. Pour se faire passer des documents, iels privilégieraient Wire, tout en effaçant les messages toute les 24h. La virtualisation forcée par la crise mettaient sous la coupe des Gafam presque toute forme de correspondance électronique. Il fallait dores et déjà préparer le monde de demain. Un monde de contrôle permanent. Un monde d’attente perpétuel. Un monde primitif en mode haute technologie.

Iels se répartirent certaines tâches afin de garder leur esprit critique. Cat et Jack furent désignés pour éplucher le web à la recherche des données officielles, du consensus scientifique qui s’imposerait, mais aussi de prêter l’oreille aux voix dissidentes sur le sujet et d’en évaluer la pertinence. César et Virginia devaient réfléchir à des actions de solidarité et de santé communautaire à mettre en place. Pour ça, iels chercheraient sur les réseaux sociaux les échos de tels solutions pratiquées ailleurs et d’évaluer la faisabilité par le collectif et d’essayer de se coordonner avec d’autres groupes actifs dans la ville. Enfin, Lucrèce et notre homme devaient bosser sur une autre explication au phénomène des métaphormoses. Le petit groupe avait relevé que le président n’avait pas fait mention de la distribution non aléatoire des métamorphoses. Les bouches symbolisaient bien un pouvoir et les oreilles une position de soumission, iels en étaient sûr.e.s. Iels étaient donc chargé de vérifier qu’avec la massification des transformations le phénomène se vérifiait encore. Iels devaient également chercher un moyen de vérifier que les métamorphoses n’était réellement que des visions. Le président avait tellement insisté sur l’irréalité du phénomène que ça en devenait suspect aux oreille de nos amis. Trois réunions hebdomadaire étaient prévues, une pour chaque groupe de travail. Enfin, et parallèlement à leurs tâches respectives, tous et toutes se retrouveraient en visio une fois par semaine pour voir si ils, elles, ne mutaient pas.

Paradoxalement, l’intervention du chef de l’État les avait sorti de la léthargie et les poussait à monter au front. Les complications que cette guerre de basse intensité faisaient naître leur redonnait l’envie de faire par eux-mêmes. Iels donnèrent un nom à leur collectif. Un nom pas trop repérable sur les réseaux, mais y glissèrent une référence à la fois à l’Espagne libertaire et à Killing Joke : « S.O. 36 ».

Cat et Jack firent remonter rapidement le consensus scientifique qui semblait s’imposer. Comme l’avait répété le président, personne ne se transformait réellement. Il semblait en effet s’agir d’une illusion provoquée par un agent psycho-actif. C’était la frontière entre le consensus et le dissensus. Si la majorité des chercheurs estimaient que l’hallucination était provoquée par un agent extérieur, aucun labo n’était pour l’instant parvenu à isoler le virus, la bactérie ou la molécule responsable. À partir de ce point courait une ligne de front avec des théories moins scientifiques et plus complotistes. On citait alors, en dehors d’une attaque terroriste ou d’une puissance étrangère, une arme expérimentale de l’armée, la fuite d’un virus d’un labo, les effets de la 5G, l’explosion d’une centrale nucléaire cachée par le gouvernement, les prémices d’une invasions extra-terrestre, etc, etc. Parmi ces théories capillotractées, Jack en avait trouvé qui remettaient en cause le caractère illusoire de la métamorphose. Pour ces partisans, il s’agissait bel et bien de transformations physiques dues à une mutation génétique provoquée au choix, et là aussi, par les antennes relais téléphoniques de nouvelles générations, une fuite dans une centrale EPR. Bref tout l’éventail des théories évoquées plus haut mais adaptées à la mutation de l’ADN. Les hostilités étaient lancées.

Le travail de Jack et Cat renforçait l’idée du groupe sur l’aspect hallucinatoire du phénomène mais les laissait toujours sans certitudes quant à sa cause. Iels décidèrent pour l’instant, au vu de ce que rapportaient Lucrèce et notre homme, que les métamorphoses n’étaient pas aléatoires mais caractérisaient bien la distribution d’un certain pouvoir.

César et Virginia avaient sans doute la recherche la plus enthousiasmante. Remonter les différentes initiatives mises en place pour soutenir les personnes touchées par la crise métaphorique. Des centres sociaux, des squats offraient aux personnes victimes d’hallucinations des espaces de repos, une prise en charge des enfants, faisaient leurs courses, gérer le parcours administratifs pour leur permettre de bénéficier des aides au télétravail ou au chômage partiel. Des centres de santé communautaires se mettaient en place afin d’accueillir les cibles de lynchages (ce nouveau sport sanguinaire engendré par l’état de guerre d’un temps de paix forcée) car ayant été vues comme oreille, et même quelques bouches. Ils accueillaient également les victimes d’hallucination et tentaient d’atténuer leurs maux par différentes approches médicales et para-médicales.

La solidarité s’exprimait également dans la mutualisation de certaines ressources et la désobéissance vis à vis des consignes gouvernementales concernant l’interdiction du bio. C’est le combat que choisirent de mener le collectif. Virginia et César proposèrent d’agrandir le potager de l’immeuble de notre homme en y ajoutant la cour et d’autres espaces communs. Le surplus produit serait distribué aux habitants du quartiers. Le collectif décida également de préparer des repas et de les livrer aux personnes dépendantes des quelques rues bordant l’immeuble. Ils mirent en place également des ateliers pour apprendre à communiquer de façon sécurisé, de familiariser leurs voisins au cryptage, au VPN, à TOR. Quelques jours plus tard, après avoir évalué les besoins qui remontaient des habitants du quartier, le petit groupe mis en place un système de garde d’enfants, afin de soulager les mères célibataires et les parents en burn-out. De leur côté, César et Lucrèce, partagèrent une partie des produits de leur jardin, et organisèrent des cours et de l’aide aux devoirs dans leur village et par visio pour les enfants accueillis par la garderie du collectif.

Au-delà des tâches qu’iels s’étaient assigné, toustes se demandaient s’iels seraient bouche ou oreille aux yeux des autres. Notre homme se souvenait qu’ado, avant d’être une voix de la radio, il avait été une oreille attentive. Que c’est ce plaisir de la découverte de musique, de films, de tout ce qui pouvait passer à sa portée, et plus encore le plaisir de partager ça, ce plaisir d’écouter l’autre vous passer sa passion, c’était toute ces heures d’écoute qui lui avait donné ensuite envie de donner de la voix, de transmettre son enthousiasme, d’être le porte-voix d’êtres singuliers. Et dans ses émissions, aussi loin que leurs débats endiablés pouvaient les mener, il avait toujours eu l’impression de faire ça pour les auditeurs solitaires et les filles en bande, pour les potes qui se retrouvaient pour écouter la retransmission d’un concert ensemble, comme d’autres se retrouvaient autour d’un match de foot en live dans le bar du coin de la rue. Quand ils interviewaient une sociologue à propos de musique, lorsqu’ils convoquaient les dits et écrits de Foucault ou Deleuze à la suite d’un morceau anti-carcéral des Bérurier Noir, qu’ils récitaient Maïakovski après avoir entendu « À l’arrière des taxis » de Noir Désir, sa voix n’était que la première oreille, celle qui avait le pouvoir de recueillir les dits de celles et ceux qui ont des choses à dire et de les porter jusqu’à d’autres esgourdes dont ils réchaufferaient les sens. Ceux qui savent écouter se révèlent parfois très doués pour faire parler les autres et transmettre cette parole.

Les oreilles, de ce qu’iels en voyaient, étaient des fonctionnaires que les élites jugeaient dysfonctionnels, des employé.e.s du secteur privé ou les privé.e.s d’emploi. C’était beaucoup de femmes, de racisé.e.s. C’était des infirmiers, des infirmières, qui rognaient leur vie dans d’interminables heures sup’. C’était des travailleuses et travailleurs sociaux qui devaient faire de la misère à laquelle ils, elles faisaient face une entreprise rentable et efficace. C’était des gars qui gravissaient chaque jour des chaînes de montage, sans en apercevoir jamais le sommet, mais qui chaque jour recommençaient sans jamais se démonter. C’était des filles qui ne voyaient du ruissellement promis que celui des beuveries des bouches, tous les vomis, la merde, la pisse et le foutre, que chaque jour avec une constance héroïque elles ramassaient dans le sillage des bouches ou à la traîne de certaines oreilles toujours à l’écoute des desiderata du patronat.

C’était ces profs, ces instit’ qui se consumaient d’année en année jusqu’au burn-out, au long d’heures de préparation non payées, ou payées par l’instit’ sur son temps tellement libre qu’il s’est envolé depuis fort longtemps. Une vie privée, sacrifiée sur l’autel de l’enseignement public jusqu’à en être privé de vie même, en tentant d’atteindre les objectifs inatteignables fixés par des politiques dont le but était de démolir le service public pour booster le marché privé. Un prêté pour un rendu entre preneurs. Un bouche à bouche sourd aux besoins des oreilles.

Les oreilles, c’était aussi des journalistes, des pigistes, des JRI, toutes celles et tous ceux qui ramènent les proies dont se repaissaient les bouches aux dents longues vues à la télé ou sur le net.

C’était les précaires, ces oreilles qu’on inonde d’ordres, de consignes, toutes celles et tous ceux qu’on a débarrassé de leur métier pour leur faire exécuter des protocoles, les définir en termes de compétences. Mais un métier, c’est plus qu’une simple collection de compétences, c’est vouloir donner du sens à ce qu’on fait. C’est, certes un savoir-faire, mais c’est aussi un faire-savoir.

La grande majorité des oreilles, semblaient ne rien entendre à rien, mais écoutaient. Elles obéissaient, acquiesçaient aux paroles des forts en gueule. Se levaient le matin pour participer à l’effort collectif, sans remettre en cause un objectif dont l’aspect collectif était fort discutable, surtout du point de vue des oreilles. Mais pourtant, celles-ci écoutaient tout, tout le temps. Les médias leur fournissaient la bande-son de leur vie, comme le clocher avaient rythmé la vie des campagnes, comme la sirène celle des usines, la cloche celle des écoles.