"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

21/12/2008

Fleurs d’éditions

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Petite maison d’édition pyrénéenne a priori axée sur l’Espagne, La ramonda défend aussi une certaine idée de l’Europe et du monde. Portrait d’un beau projet alternatif.

La ramonda est une plante vivace dans le jardin français des livres. C’est aussi une petite fleur des Pyrénées qui « pousse entre les rochers, dans une fissure, dans des conditions rudes mais fleurit joliment dans ce monde minéral », explique Charles Mérigot, fondateur des éditions. Le premier titre publié est le récit de son errance sur les terres arides de l’exclusion. « Avant j’ai été prof de physique et de maths, informaticien. Puis chômeur de longue durée. Un peu SDF avec de petits boulots de temps en temps. » Ce premier récit, Le dit de la cymbalaire – une autre plante vivace, la cymbalaire – publié grâce à une souscription, sort sous serre, « alors que la maison d’éditions n’était pas encore officiellement créée, mais qu’elle existait dans une « couveuse d’entreprise » depuis juillet 2005. » En novembre 2006 la SARL est lancée. L’éditeur a trouvé les ressources morales de quitter la rue dans sa rencontre avec l’association Solidarités Nouvelles face au Chômage. Il retrouve un peu de son identité, celle « qui ne se caractérise pas, surtout, par l’étiquette qu’on nous flanque, chômeur, sdf, informaticien, manœuvre… mais par ce qu’on fait et ce qu’on pense. »
Les premiers textes qui éclosent reflètent déjà la ligne éditoriale de La ramonda. « Tout d’abord j’ai eu la possibilité d’écrire un petit texte sur le manque d’argent quand on se trouve en situation d’exclusion. » Le texte a plu et il sera repris entre autres par Esprit et Alternatives économiques. Puis il replante un vieux projet. « Depuis quelques années j’écrivais pour des amis de petits cahiers sur l’Aragon. J’ai alors décidé d’éditer des textes qui auraient un rapport avec ces sujets bien différents : l’exclusion et l’Aragon. » Hormis les orages de la vie de l’ancien chômeur, ce qui relie les deux thèmes c’est le lien symbolique entre « la résistance aux marges dans des conditions difficiles, (et) l’utopie du renouveau printanier qui ne se soucie ni des stériles rocs ni des montagnes frontières » comme on peut le lire sur le site de La ramonda. L’éditeur revendique sa part de rébellion contre l’actuelle division du travail. « On assiste à une chose curieuse : plus les machines devraient permettre à chacun d’obtenir une certaine autonomie, plus le travail est parcellisé, éclaté. Au point que ce travail perd tout sens ! Je n’ai pas cette conception de la vie ni du progrès. » Comme une méfiance aussi envers les professionnels, tellement spécialisés, selon lui, qu’ils ne savent plus pourquoi ils travaillent ni à quoi peut bien servir ce qu’ils font. « Il ne faut pas écouter ceux qui se présentent comme spécialistes mais ceux qui s’intéressent à votre projet », résume-t-il.
Les éditions publient également une revue sur l’Aragon et des livrets hors-série, comme celui à paraître sur le chanvre textile. En projet également, un beau livre sur la Creuse et des romans espagnols. Le premier est sorti début octobre. Du givre sur les épaules est le premier roman de Lorenzo Mediano. L’histoire d’un amour impossible dans ces Pyrénées dont, selon Charles, on ne saura jamais si elles sont une barrière ou un trait d’union.

« L’universel c’est le local moins les murs »

L’Aragon est plus qu’une passion pour l’éditeur, une partie de sa vie. C’est « une région proche, injustement méconnue. Profondément européenne ». Car malgré son ancrage régional, La ramonda se définit comme européenne. « Je suis abasourdi par l’attitude générale des personnes – qui se disent toutes Européens convaincus – qui ne peuvent concevoir que l’on vende des livres espagnols en France ou l’inverse !! » L’Europe selon Charles ce n’est pas celle qui se construit « contre la Chine, l’Inde, les EUA, où je ne sais qui ». Pour lui, il ne sait plus où il a lu ça, « l’universel c’est le local moins les murs ». Il lui semble indispensable de « s’ancrer dans la vie des personnes et des régions pour parler de l’Homme. Sinon, on se met à dire des bêtises sur un Homme imaginé, virtuel dirait-on aujourd’hui. » Lui n’a aucun mal à se penser Européen, Limousin, Occitan, méditerranéen, citoyen français ou du monde. « L’Europe, nous n’avons pas à la construire, elle existe depuis au moins le paléolithique (les peintures de cette époque ont des caractères communs), en tout cas le néolithique. En revanche ce qu’il nous reste, et nous restera toujours à faire c’est de se rencontrer, se comprendre. » Des rencontres qu’il faut savoir provoquer. Comme par exemple au salon de Pau, « à 70 km de l’Espagne ! ». Il a souhaité inviter sur son stand la maison d’édition espagnole de Mediano. « Lorsque j’en ai parlé aux organisateurs, ils m’ont répondu que jusqu’à présent cela ne s’était jamais fait et ils ont été enthousiastes ! »

S’il devait être une fleur, Charles se sentirait bleuet, « piquant et sauvage, au milieu d’un champ de blé OGM ». Mais c’est en éditeur patient que Charles cultive son jardin. Depuis quelques mois, La ramonda est aussi devenue une librairie virtuelle. Charles pense qu’il y a la place dans le champ des éditions pour sa fleur des montagnes. « Mais bon, peut-être qu’il faudrait revenir dans dix ans pour voir où nous en sommes ? J’aime bien cette phrase d’Antonio Machado : caminante, no hay camino, se hace camino al andar. » Marcheur, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant… Sur ceux, fleuris et escarpés des Pyrénées, pour La ramonda.


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Du givre sur les épaules
En octobre, La ramonda a publié Du givre sur les épaules (lire le 1er chapitre), la traduction du premier roman de Lorenzo Mediano. Médecin, spécialiste de la survie en montagne, celui-ci connaît un véritable succès en librairie de l’autre côté des Pyrénées. Son premier roman, il y en a eu d’autres ensuite, s’est vendu à 20 000 exemplaires. Charles Mérigot présente ainsi ce livre né de l’oralité, au cours de veillées : « Tout d’abord c’est un roman de passion et d’aventures dans les Pyrénées. La vie d’un jeune berger amoureux de la fille de son patron, grand propriétaire. Une autre façon de présenter le livre est qu’il s’agit d’une description des relations sociales dans les montagnes aragonaises juste avant qu’éclate la Guerre civile. Enfin, on peut y voir aussi une réflexion sur la façon de « dire l’histoire » d’une société qui doit continuer à vivre après un massacre auquel tous ont plus ou moins participé. Cela peut évidemment s’appliquer à l’Espagne, mais hélas à bien d’autres nations ou sociétés. »

Article paru sur le site d'info culturelles Plan-neuf le 17 décembre, au lendemain de l'attribution du prix Vivre livre des lecteurs du Val-d'Isère au roman de Mediano, Du Givre sur les épaules.


03/11/2008

Carte Mexicaine n°1, Plan9, octobre 2008

Détail d’une des peintures murales du palais du gouvernement de la ville d’Aguascalientes

Contre addiction

¡ Viva la Virgen de Guadalupe ! ¡ Viva Fernando VII ! ¡ Abajo el mal gobierno ! (1)

El grito ! Le cri. Celui qui le 16 septembre 1810 marqua le début des 11 années de la guerre d’indépendance. Le cri lancé par un prêtre créole,Miguel Hidalgo et réitéré chaque année dans tout le Mexique. Nés en Nouvelle Espagne, les créoles étaient cantonnés à la figuration dans la mise en scène d’une société où les Espagnols avaient les beaux rôles. Comme une anti-Malinche,une présence féminine hante l’histoire de l’indépendance : Josefa Ortiz de Dominguez, la Corregidora. Créole elle aussi, elle se lie d’amitié avec Miguel Hidalgo, aux cours de réunions secrètes et littéraires. On y lit Rousseau, Voltaire et on s’y abreuve des Lumières françaises que tente d’éteindre l’Inquisition. La révolution française est encore fraîche, l’Indépendance des Etats-Unis aussi. L’Espagne est affaiblie et occupée par les troupes de Napoléon.
L’époque est propice à la révolte. Josefa convainc son mari, pourtant représentant du Roi d’Espagne à Querétaro, d’abriter des réunions dont la tournure est de plus en plus politique. Les insurgentes entassent des armes et prévoient de déclencher la révolte contre le mauvais gouvernement le 1er octobre. Mais le 13 septembre ils sont dénoncés par un espion loyaliste. Le mari de Josefa, le corregidor, reçoit ordre de démanteler le mouvement indépendantiste. Il fait enfermer sa femme dans sa chambre mais elle parvient à prévenir Hidalgo. Trois jours plus tard, à l’aube, le père de l’Indépendance pousse son cri de Dolores.
Josefa est jugée coupable et incarcérée au monastère de Santa Clara avant d’être transférée, à cause de son caractère rebelle, dans l’Abbaye – de Haute Sécurité – de Santa Catalina de Sena. En 1817, elle fait le serment de ne plus apporter son soutien aux insurgés et est libérée. Peu après l’Indépendance, l’empereur du Mexique Augustin de Iturbe lui propose de devenir dame de compagnie de son épouse. Elle refuse. Elle s’était battue pour une république, pas pour un empire. Jusqu’au bout de sa vie en 1829, elle côtoiera les milieux radicaux de l’époque. Elle n’accepta de son vivant aucune récompense pour son patriotisme. Enterrée à l’Abbaye Santa Catalina ses restes seront ensuite déplacés à Querétaro.
Lors de la colonisation, la Malinche avait trahi les siens, ouvrant l’histoire à un Mexique métis. Presque 3 siècles plus tard, une créole aidait à délivrer le pays du joug espagnol. Le 15 septembre 2008 au soir, aux vivas de la foule se sont mêlés des cris de terreur. Des cris qui ont déchiré le voile du rêve de l’Indépendance et dévoilé la réalité de l’emprise des cartels de la dépendance sur le pays. A Morelia, ville natale de la Corregidora et de l’actuel président mexicain, la guerre de la drogue (2) a explosé en public. Deux grenades jetées dans la foule pour un empire. Du sang et des cris.

(1) Vive Notre-Dame de Guadalupe! Vive Fernando VII ! A bas le mauvais gouvernement !

(2) La guerre de la drogue a fait plus de 3000 morts depuis le début de l’année. Les différents services de police sont corrompus. Le président Calderon joue pourtant la carte répressive et la France continue d’armer et de former certains policiers.

Article paru sur le site culturel strasbourgeois Plan9

À voir sur Dailymotion: Le Mexique déclare la guerre à la drogue

à lire sur ce blog : Com’ gouvernementale contre narcommunication

et sur Bakchich.info: Des privés américains forment l’armée mexicaine à torturer

29/10/2008

Com' gouvernementale contre narcommunication

Depuis que le président Calderon a engagé sa guerre contre les cartels de la drogue, le Mexique connaît une vague de violence sans précédent : depuis le début de 2008 plus de 3000 morts, et près de 60 rien qu’à Aguascalientes. Une vague sanglante sur laquelle surfe le président pour renforcer sa politique sécuritaire. À la guerre aux cartels s’est greffée celle entre les organisations criminelles. Cette double guerre engendre également une lutte entre les services de police. Si les affrontements laissent derrière eux une coulée de sang, la guerre se déroule également sur le terrain de la communication.

« Monsieur le narco-président, si vous voulez que cesse l’insécurité arrêtez de protéger des narcotrafiquants comme le Chapo Guzman, Ismael el mayo Sambada, la Familia Michoacana et les élus des partis qui tout comme vous sont des narcos, comme vos prédécesseurs, depuis 40 années de narcogouvernance. » En réponse aux manifestations contre les violences organisées le 30 août, et avant le discours présidentiel du 1er septembre, dans tout le pays les narcos s’essayaient à une nouvelle forme de communication. De manière coordonnée, les organisations criminelles affichaient leur défiance vis-à-vis du pouvoir. Sur de grandes banderoles, des narcomantas, accrochées sur des ponts, des édifices ou à Aguascalientes sur la cathédrale, presque toujours les mêmes mots pour accuser de complicité avec certains cartels le président Calderon, des gouverneurs ou des commandants de l’armée.
Les narcos investissent aussi le net et notamment YouTube. Des clips mettant en scène, sur fond de narcorrido (musique chantant les exploits des narcos), les exploits des sicaires. Le gouvernement fédéral, lui, se répand en spots, télé et radio, tours à tours vindicatifs ou triomphants pour, aux dires de juristes et de l’opposition de gauche, des résultats insignifiants dans cette guerre contre la criminalité engagé par Calderon dès le début de son mandat en 2006. Pourtant la ligne répressive se renforce toujours plus, jusqu’à la militarisation… 40 ans après le massacre de Tlatelolco (1). Le Ministère de la Sécurité Publique (Secretaria de Seguridad Publica) par exemple devrait voir en 2009 ses attributions augmentées de près de 50% ! Lors de son second informe (2), le président Calderon a, selon le magazine Proceso, parlé d’un Mexique imaginaire, bien loin de la réalité du pays. Pourtant, malgré les mots, les morts s’accumulent. Des morts et des mots dont se servent aussi les cartels.
Le 12 septembre, alors que Calderon prononçait un énième discours sécuritaire, la police découvrait 24 corps aux portes de la capitale fédérale. Un message sanglant envoyé aux autorités. Du nord au sud, les sicaires signent leurs forfaits dans une escalade imagée : corps décapités, corps entassés, corps disséminés…
Le 15 septembre, alors que Morelia commémorait l’indépendance du pays, un attentat à la grenade ensanglantait la soirée. Comme pour signifier que l’indépendance reste à conquérir vis-à-vis des cartels de la dépendance. L’attentat a fait une dizaine de morts. Jusqu’à présent la population civile avait été plutôt épargnée. Le cartel de l’Etat du Michoacan et principal suspect, la Familia, s’est fendue de plusieurs communiqués, envoyés aux journalistes par SMS, à travers lesquels ils se disculpent et offrent de faire la chasse aux assassins : « Nous vous promettons de faire justice parce que nous sommes michoacanos et que nous sommes unis à la société contre des actions qui altèrent la paix et génèrent la tension que l’on vit aujourd’hui. Nous n’aurons de repos avant d’avoir retrouvé les coupables. » Derrière cet élan narcocitoyen, une autre vérité émerge : la guerre des cartels. En effet, la Familia tient pour responsables de l’attentat les Zetas, un groupe de tueurs du cartel du Golf. Les autorités quant à elles penchent pour un acte perpétré par le cartel local afin de renforcer la présence policière et freiner l’implantation des Zetas.
Dans l’Etat voisin d’Aguascalientes, la politique répressive de Calderon a mis le feu à la poudrière. Jusqu’alors considéré par les cartels comme une zone neutre, beaucoup y ayant installé famille et maisons de sécurité, l’Etat connaît depuis début 2007 une hausse importante des morts violentes. Les premiers morts, 3 policiers vraisemblablement impliqués dans le narcotrafic, ont fait les frais d’une reprise en main de la ville par les cartels. Depuis les cadavres se sont accumulés : le chef de la police de la commune de Rincon de Romos, celui de la police de l’Etat, trois policiers fédéraux… entre beaucoup d’autres.
L’offensive criminelle a déclenché une nouvelle étape dans la militarisation du pays. Depuis le début du mois de septembre, la Police Fédérale Préventive – police paramilitaire qui s’est tristement illustrée par ses violations répétées des droits humains notamment à Atenco en 2006 puis lors du long conflit du Oaxaca – appuyée par l’armée est régulièrement engagée dans des opérations d’épuration des différents corps de police. Quelques jours après Rincon de Romos le 3 de ce mois, une opération militaro-policière s’attaquait à la corruption de la police de Villahermosa dans l’Etat du Tabasco. Les affrontements entre les forces fédérales et locales y ont coûté la vie à un policier. De nombreuses arrestations ont également eu lieu parmi les forces de polices locales.
Le 18 septembre au matin, à l’heure du changement d’équipes, les forces fédérales ont investit le siège de la police municipale d’Aguascalientes, ainsi que les différents commissariat de quartiers, ont désarmé les policiers et enquêté sur la corruption des municipaux.. Les responsables de la ville, de l’Etat et de la fédération ont vanté une opération qui n’a causé ni morts, ni affrontements. Les politiciens locaux affirmaient qu’il fallait rétablir la confiance des citoyens dans leur police. Le maire de la ville déplorait les agissements de « pseudo-policiers qui ont sali le nom et l’honneur de cette institution, qui a pour vocation d’apporter la sécurité aux familles d’Aguascalientes. » Les dirigeants expliquaient que la décision de l’opération avait été prise suite à la demande pressante de la population. Fin août, c’est pourtant le président de la Canacintra, organisation patronale, qui réclamait l’intervention de l’armée pour mettre fin à l’incurie de la police, à la corruption omniprésente. Samedi 18 octobre, dans une interview au Sol del centro (Le soleil du centre, journal d’Aguascalientes), le gouverneur de l’Etat reconnaissait que près de 40% des policiers locaux étaient corrompus.
Une corruption qui, au niveau national est au centre des enjeux puisque le président Calderon en a fait l’une de ses priorités… tout en réduisant le budget du Ministère de la Fonction Publique (Secretaria de la Funcion Publica) chargé de surveiller les fonctionnaires et la gestion des deniers publics. Une corruption dont les victimes sont à chercher parmi les plus démunis. Racket de la police d’un côté et manque de moyens pour la prévention, l’éducation ou la santé.
Mais dès le vendredi, à Aguascalientes, le coup de force tournait à la farce : 20 des 38 policiers arrêtés la veille déposaient plainte contre la PFP pour torture, perquisitions illégales et vols. Selon les témoignages de certains des policiers municipaux, ils ont fait l’objet de menaces et d’humiliations physiques et psychologiques. Pourtant, après 15h de garde à vue tous les policiers soupçonnés étaient libres. Les fédéraux les ayant relâchés aux quatre coins de la ville, dans des zones isolées et les poches vidées ! Plus grotesque, comme titrait en Une le quotidien Pagina 24, certains des policiers soupçonnés d’actions criminelles laissaient entendre que l’opération fédérale n’était qu’un coup de com’. Sous prétexte d’épurer la police municipale, la PFP n’aurait cherché qu’à venger la mort, le 17 septembre, de 3 de ses agents. Meurtres pour lesquels un policier municipal avait été appréhendé.
Cet imbroglio policier illustre parfaitement le brouillage du discours gouvernemental, entre rêve autoritaire et réalité corrompue. Un message qui a bien du mal à se faire entendre face à l’artillerie de la narcommunication. Difficile dans cette cacophonie pour les Mexicains d’entendre la voix de la raison et de la paix.


1 : Le 2 octobre 68, à quelques heures de l’ouverture des JO de mexico, l’armée ouvrait le feu sur une manifestation, laissant sur le carreau de la Place des 3 cultures près de 300 morts.
2 : Sorte de discours à la nation du président mexicain, chaque 1er septembre.

25/07/2008

Légende urbaine

Mort au pied de la lettre

"Voilà, ce 666e numéro d’Un livre d’urgence est maintenant terminé. Je vous remercie de nous avoir prêté attention, bonne lecture et à la semaine prochaine." Le générique final de l’émission emplit le studio. Armand, présentateur à la cinquantaine bedonnante, se leva et serra la main de son invité, le célèbre auteur à succès Arthur Bloodwrite.
Les spectateurs tentaient d’approcher l’écrivain malgré le cordon de sécurité. Une jeune fille qui était parvenue à retirer sa culotte dans la cohue, la jeta à son idole. "Arthur, tu m’fais mouiller !", cria la lycéenne aux yeux verts. Arthur ramassa le vêtement intime de la petite brune. Il renifla, sourit, lança un clin d’œil à l’adolescente en se touchant les parties. "Mais tu vois, toi tu ne me fais même pas bander mou. Il en faut un peu plus pour émoustiller un génie comme moi." Il jeta l’intimité de la jeune fille au présentateur grisonnant et sortit du plateau dans un éclat de rire et de cynisme. La brunette, le visage empourpré et en sanglot traversait la foule dans le crépitement des flash et des rires.

Dans la limousine qui le ramenait au Manoir, Arthur sirotait son Jack Daniel sec. "Putain Art’ t’es obligé d’être désagréable avec tes fans ?" A trente-deux ans, comme le poulain de son écurie littéraire, Nicolas touchait les sommets de la gloire. Sur un petit miroir au cadre en argent travaillé, le directeur artistique traçait soigneusement des lignes de cette poudreuse qui se marie si bien à l’ivresse des hauteurs. Leur réussite ils l’avaient bâtie ensemble. Lorsque Arthur était rentré dans son bureau avec son premier manuscrit. Derrière l’assurance timide de l’adolescent, il avait su déceler la star qui ne demandait qu’à exploser les canons littéraires.
"Je dis et j’écris ce que je pense et c’est pour ça qu’ils m’aiment. Mais tu n’as jamais pigé ça." Oh si, Nico avait très bien pigé ça. Bien que les frasques rock’n’roll d’Arthur soient partie intégrante du personnage, Nico les redoutait toujours. Ce n’était pas tant un problème d’image, ni une question d’argent ou de dédommagement… Non, il lui semblait qu’il était jaloux de son ami, jaloux de son succès bien sûr, mais surtout de cette méchanceté désinvolte qui avait conquis les cœurs de cibles du marchand de livres. Une stratégie marketing sur mesure et la vie dissolue d’Arthur avaient fait le reste.
Nico s’enfila deux lignes à grande vitesse et tendit le psyché à son protégé. "Excuse-moi Art’, mais c’est pas toi demain qui va te taper les appels furibards des associations féministes de tout l’pays !" "Me fais pas rire quand je sniffe, merde. Comme si c’était toi qui allais prendre note des récriminations de toutes ces femelles hystériques." Il renversa le petit plateau. Une fine pellicule blanche se posa sur la pointe de ses bottes noires. "Putain mec, vise un peu c’que tu m’fais faire avec tes conneries. T’es qui pour juger de ce que je fais ? Dis-moi, c’est toi que toutes ces pucelles et tous ces homos adulent ? C’est toi qui fais éclater les genres de la littérature en bourrant cette vieille dame si respectable qu’aucun scribouillard n’avait jamais eu envie de la culbuter correctement. Putain mec, j’suis une star… tu comprends ? Je suis une icône pop. Mes écrits se vendent aussi bien qu’un disque de Madonna et chacune de mes apparitions publiques attire plus de monde qu’un film de Luc Besson. Alors me dis pas ce que je dois dire, penser… et surtout écrire."

Il tapota sur la vitre qui le séparait de l’habitacle du chauffeur. "Eh, jean-bidule, arrête ton char, j’descends là." Nico n’en croyait pas ses oreilles. Ils étaient attendus au Manoir. Ce soir c’était l’anniversaire du petit prodige et toute la Jet Set devait déjà avoir commencé le pillage en règle du bar. "Déconne pas Art’… tout le monde t’attend." Mais il savait qu’il ne convaincrait pas son protégé. Il avait saisi le changement dans le regard bleu d’Arthur. La colère qui avait explosé quelques instants plus tôt avait fait place à un regard fixe, d’un bleu lumineux. Le petit génie avait une idée. L’écrivain voyait… Il devait maintenant se retrouver seul pour s’écouter parler de son idée. Dans ces moments-là, il adorait déambuler dans les rues bruyantes du Paris lumière des arrondissements branchés. La longue limousine noire se rangea derrière Notre-Dame. Arthur descendit et au moment de claquer la portière lança à son éditeur "Dis à mes invités que j’les emmerde et que j’arriverai lorsque j’aurai apprivoisé ma prochaine histoire. Elle est là ce soir… quelque part. Je la sens, mec. Je peux la sentir." Nico lâcha un ok laconique et la voiture sombre redémarra en douceur.

Arthur sortit une clope et son dictaphone, les alluma. Autour de la vieille cathédrale, il n’y avait que quelques touristes amoureux pour s’embrasser au clair de lune. Il ferma son manteau anthracite et en releva le col en fourrure. Il sortit ses gants de cuir. La nuit était froide et la lumière glaciale de quelques étoiles parvenait à peine à transpercer la pollution lumineuse de la ville. Quelques flocons tombaient sans hâte. Il prit la direction du quartier latin et ses fins de soirées animées et commença à laisser libre cours à son imagination. "Un dimanche une cathédrale pleine de fidèles. Une jeune fille brune aux yeux verts… Elle semble trop grande pour ses habits du dimanche. La jeune fille fait partie des enfants de messe. Elle est chargée de préparer les hosties. La cérémonie commence, le prêtre fait son sermon… Amen, c’est le grand moment de la communion. Le berger et ses ouailles vont partager le corps du christ. La jeune fille sourit, comme une grimace de plaisir. Dans le décorum impressionnant de la vénérable cathédrale Notre-Dame la ferveur est à son comble. Les ors brillent et les orgues jouent. Chacun des communiants prend sa part du sacrifice christique."
Arthur s’installa seul à la table d’un petit bar. La salle était bondée et les serveurs devaient se faufiler, le plateau bien au-dessus de la tête. Arthur n’entendait ni la musique ni les mille bruits de la nuit, il n’entendait que lui. Il commanda un triple sec, le regard perdu entre deux mondes. "Tout le monde se retrouve sur le parvis. Sous un soleil printanier, les dames ont sorti leurs robes légères et ces messieurs tombent la veste. Soudain un vent de folie souffle sur la centaine de croyants. L’archevêque soulève sa robe et grimpe à l’arbre le plus proche. Une petite vieille commence à dévorer les fruits factices qui ornent son chapeau. Une dame se met à parler à un banc. Une homme pourtant digne se couche sur le parvis de la cathédrale, se recroqueville, pris par les frissons d’un froid intérieur intense. D’autres délires s’emparent de la foule de croyants. La jeune fille a mis du LSD dans les hosties. "
Arthur avait fini rapidement son verre et en avait déjà descendu deux autres lorsqu’il aperçut sa muse. Si la jeune fille à la culotte et aux yeux mouillés avait offert son corps au personnage, la jeune gothique qu’il apercevait ici devait avoir le passé adéquat pour son ange du LSD. Il l’invita à boire un coup et lui suça sa vie.

Lorsque Arthur arriva enfin au Manoir, son hôtel particulier en plein XVIe arrondissement de la capitale, Nico commençait à renvoyer les derniers fêtards. Après quelques mots échangés avec les fidèles, qui étaient restés autant par goût de la bouteille que pour voir le génie ne serait-ce qu’un instant, un orage vint assombrir le masque de douceur que l’écrivain portait en revenant de sa promenade nocturne. "Dehors, tous… Je suis mort. Il faut que je dorme, que mon esprit s’apaise. J’ai besoin de rêver pour créer. Je ne peux plus vous voir. Je suis déjà fatigué." Il commença à pleurer et Nico précipita un peu plus le départ des irréductibles soiffards. Une fois la porte refermée Arthur fondit dans les bras de son ami. "Merci mec, pour tout. Mais faut que tu te casses aussi. J’vais me coucher tard pour demain me mettre à ma nouvelle histoire. J’te promets mec, c’est une petite bombe qui explose dans ma tête, devant mes yeux… il faut que je la laisse envahir mon esprit."
Nico avait passé son manteau à queue de pie et tenait ses gants de sa main gauche. Il tendit sa paume libre à son vieux pote en esquivant un sourire complice. Alors qu’Arthur saisissait sa main, Nico le tira vers lui et l’embrassa, le serrant de toutes ses forces. "T’es un génie tu sais, mais putain des fois j’te tuerais. J’savais pas quoi dire à tous ces gens qui t’attendaient pour fêter ton anniversaire. J’savais plus où me mettre." "C’est pour ça que tu m’aimes !" "Ouais… ah, pendant que j’y pense, y’a quelqu’un qui a laissé un paquet pour toi." "Sûrement encore un manuscrit que m’envoie un de mes fans. Ca m’fera un peu de lecture pour m’endormir. Allez file… ta maman doit se demander ce que tu fais." "Ma maman ? Je t’assure que si tu voyais la carrosserie qui m’attend t’aurais envie toi aussi de te taper ma… mère."

Enfin seul, Arthur se servit un dernier verre de whisky, éteignit le lustre en cristal du salon et alluma les cinq petites lampes savamment disposées pour créer l’ambiance propice à la lecture. Le paquet était posé sur la commode Empire de l’entrée. Il n’y avait ni nom ni signature. Le balancier de la grande horloge envoyait à la volée ses tics et ses tacs. Le froid faisait grincer la vieille baraque. Les planchers vétustes, les portes en bois massif, jusqu’à la charpente semblaient frissonner sous les caresses glaciales de l’hiver. Tout en allant se changer il décacheta l’enveloppe qui était jointe au "petit tas de feuilles noircies de l’histoire navrante d’un étudiant en littérature pré-pubère…", il en était certain. "J’en reçois des dizaines des manuscrits de gars et de filles désespérés au point de prendre leurs gémissements face à la cruauté du monde pour de la littérature." pensa-t-il tout haut. Il lisait toujours attentivement les manuscrits qu’on lui envoyait, mais répondait toujours avec dédain. Il s’estimait même tendre, lorsqu’il expliquait à l’un de ces écrivains en herbe qu’il n’avait pas plus de talent qu’une plante verte n’a de matière grise. Mais il adorait écrire aux gens que la lecture de leur manuscrit lui avait procuré un ennui mortel. "Nico, lui, avait été bien plus dur avec moi avant que les chiffres de ventes ne décollent… beaucoup plus dur !"
Mais cette fois, le petit mot n’était pas l’œuvre d’un ado boutonneux se prenant pour le nouveau Rimbaud de la prose. Non, il s’agissait d’un message doucereux écrit par une dame dont le style était aussi sage que prévenant et qui lui disait retrouver les frissons de sa jeunesse en lisant ses livres. Sabine aimait tellement le style simple et direct d’Arthur qu’elle avait fini par croire que les tourments de son âme pourraient trouver grâce aux yeux de l’écrivain. Elle s’était alors décidé à lui envoyer une histoire qu’elle avait écrite pendant ses années en fac de médecine.

Arthur se sentait bien dans la chaleur réconfortante de son salon. Dehors la neige avait recommencé à tomber. De gros flocons cotonneux virevoltaient tout autour de la demeure. Déjà le parc, les sapins, étaient recouverts d’un voile aussi blanc que la lune. Il s’enfonça dans son fauteuil, posa son verre sur la petite table à sa droite et ouvrit le paquet. Le tapuscrit était déjà ancien lui sembla-t-il. Ecrit sur une machine mécanique, l’histoire s’intitulait Correspondance mortelle.
Arthur s’enfonçait dans l’histoire de cette jeune paysanne de la France profonde du XVIIIe siècle. La femme, Germaine tissait une relation passionnelle avec un jeune noble de la région. Son mari, charpentier irritable, passait régulièrement du travail au brigandage. Une dizaine d’enfants grouillaient dans la crasse de la chaumière familiale.
La douceur du Manoir berçait Arthur, bien protégé de la tempête qui se déchaînait maintenant au-dehors. L’histoire ne le passionnait pas. Ses yeux s’engourdissaient, mais il avait une sensation de déjà-lu. Il voulait en avoir le cœur net. De toute façon il ne pouvait jamais dormir avant que le soleil ne soit levé.
Germaine attendait un enfant de son noble amant. Son mari, arrêté suite au meurtre d’un riche voyageur, attendait que le couperet tombe.

"Ah oui, c’est ça… je me souviens. La femme va mourir le jour de l’exécution de son mari. C’est une lettre de son amant, trempé dans l’arsenic, qui la tue avant qu’elle ne sorte assister au châtiment mortel… Quel drame de la littérature… Aucun sens du rythme, des descriptions plus vastes que la campagne. Et une fin si catastrophique." Mais surtout Arthur ne comprenait pas comment Sabine n’avait pas pensé à raconter l’histoire du point de vue du jeune noble. Alors qu’il s’apprêtait à refermer le manuscrit, il se rendit compte qu’il y avait encore une page, légèrement collée… "Que peut-on bien pouvoir rajouter à un tel désastre ?" se demanda-t-il. Luttant contre la fatigue qui pesait tel des poids accrochés à ces paupières, il reprit sa lecture.
"Monsieur Bloodwrite, je sais ce que vous allez me dire… que mon histoire est d’un ennui mortel. Vous me l’avez déjà dit lorsque je vous ai fait parvenir une première fois mon manuscrit il y a bien des mois. Je ne sais pas si vous imaginez la somme de travail que m’a demandée cette nouvelle. Pendant des mois et des mois j’ai mené des recherches sur les mœurs de l’époque, sur les paysages de cette ancienne France... Puis j’ai peaufiné mon histoire, j’ai sculpté mon texte et vous d’un coup de tampon vous avez jeté tout mon travail aux orties… J’ai été d’autant plus anéantie que j’avais pour vous la plus grande admiration. Mais j’étais dégoûtée, et j’ai commencé à chercher le moyen de me venger… J’ai fini par trouver… C’était là, si évident… Vous vous sentez fatigué Mr Bloodwrite ? Mon livre vous a ennuyé, jusqu’à la mort ?"
Arthur s’interrompit, malgré l’engourdissement qui le saisissait, son esprit continuait à tourner à toute vitesse… Il sentit couler le long de son échine une sueur aussi froide que la mort elle-même. Il finit de lire la missive qui lui était adressée. Il s’écroula sur son tapis Persan, rampa quelques mètres mais son cœur lâcha avant d’atteindre le téléphone.
Il n’avait pas eu le temps de lire les derniers mots qui lui étaient adressés : "Les pages que vous avez tournées cette fois-ci vous seront fatales. Je les ai trempées une à une dans l’arsenic… comme dans votre roman Au pied de la lettre. J’espère que vous ne vous ennuierez pas en enfer Mr Bloodwrite."

Texte écrit l'été 2007 pour le dossier "légende urbaine" du fanzine littéraire d'Aguascalientes Migalaletra et finalement publié dans le premier numéro de la revue culturelle hydrocalide El Picahielo.

03/07/2008

Le Poulpe au Mexique

Chaque samedi, Rue89 publie une nouvelle histoire du Poulpe, la série de polars créée en 1995 par Jean-Bernard Pouy. Le 19 avril, Lecouvreur allait pour la première fois à l’étranger! Cap au Mexique. Ciudad Juarez. La ville où les femmes se font assassiner par centaines.


Non identifiée Fée marraine Fée Traîtres aux carrefours présomptueux Brûlée Amour Bâillonnée Attachée La tête recouverte d'un sac plastique Des yeux pour les fées Sourire de communicateurs transis dans la poche des puissants. Violée Poignardée Souillée A moitié nue Glorification de l'horreur Étranglée Fée Fée Frappée NON IDENTIFIÉE.

L’écriture de Juan Pablo de Avila oscillait entre poésie et rapport d’autopsie. Son recueil Des yeux pour les fées, un fanzine photocopié, était un hommage aux mortes de Juárez.
"Prends ça comme ton cadeau d'anniversaire" avait dit Pedro. Il m’envoyait au Mexique enquêter sur la mort de la fille d'un de ses camarades de 36. Lupita venait d'être retrouvée dans une décharge. J'avais avalé la moitié des rapports d'Amnesty International, parcouru
lacitédesmortes.net et lu de nombreux articles que La Jornada (1) avait consacrés à Ciudad Juárez. Tous mettaient en avant les dysfonctionnements de l'enquête qui n'avaient jamais inquiété les élites.

Dès mon arrivée, la ville d’entre deux mondes m’assomma. Un million et demi d'habitants, l'un des points frontaliers les plus traversés de la planète. Près de 150 000 passages par jour et un soleil de plomb. La sœur siamoise d'El Paso, à cheval entre le Mexique et Gringolandia, est le théâtre d'un féminicide. Depuis 1993 près de 450 femmes ont été tuées, beaucoup mutilées, certaines violées… Il y a autant de disparues ! Pourtant les autorités ne reconnaissent que 271 cas. Aucun n'a été résolu de manière satisfaisante… Le gouvernement fédéral et celui de Chihuahua ont montré plus de zèle à fustiger les tenues provocantes des victimes, qu'à mettre fin aux violences.

J'ai retrouvé le camarade de Pedro, Fernando, au siège de l'association Nuestras Hijas de Regreso a Casa (2), au sud de la ville. La rue longeait un terrain vague appartenant à l'une des 400 maquiladoras de Juárez. Beaucoup des victimes travaillaient pour ces usines tournevis. Nando et Norma, l'une des fondatrices de l'association, m'ont guidé dans la ville. Collés au premier monde s'entassent les bidonvilles, réservoirs humains corvéables à merci que les Ford, Thomson, Siemens, Electrolux, broient à tour de bras. Une main d'œuvre aussi inépuisable que leurs profits transnationaux. "Près de 80% des habitants viennent de l'intérieur du pays… beaucoup de femmes, attirées par un emploi à 6 dollars par jour !", m’avait expliqué Norma.

A la nuit tombée, en arpentant les rues du centre, j'avais été assailli par une nuée de gamins qui offraient leur services pour une poignée de pesos : cireurs de pompes, suceurs de queues... Souvent défoncés à l'éther, la coco ou la piedra (3). Des filles de 12 ans, à la féminité outrancière vendaient leur corps aux jeunes gringos venus s'éclater de l'autre côté de la frontière ! Nando m’a aussi montré la face bling bling de Juárez, ses quartiers résidentiels au nord-ouest de la ville. L'endroit de la médaille. Près du tiers des 300 tonnes de blanche entrant chaque année chez l'Oncle Sam passe par ici. Si le trafic de drogue ronge la peau sur les os des pauvres c'est pour mieux nourrir les maîtres de la ville. Villas tape-à-l'œil et discothèques style narco-architecture. Des 4x4 énormes sans plaques, aux vitres fumées. Partout, des gorilles à lunettes noires et armés. Le Cartel tient Juárez par les couilles. Au-delà de la ville, il y a les ranchs où l'élite organise ses parties pas si fines, autour de pots de vin.

Lupita, comme beaucoup de ceux qui se battent pour que justice soit faite, avait reçu des menaces. "Profite de la vie tant que tu peux." avait été la dernière. Elle étudiait le droit et militait avec Norma depuis 2 ans. Elle se battait pour que les femmes puissent à nouveau vivre à Juárez et plus seulement y mourir. "Bientôt quinze ans d'impunité, avait soufflé Norma. Ou cinq siècles, car il y a dans le sort des femmes de Juárez un peu de la malédiction de La Malinche". Cette jeune indienne avait été offerte aux conquistadors à leur arrivée. Une fois baptisée elle devint l’interprète de Cortés et sa maîtresse. Ses connaissances facilitèrent la conquête du Mexique. Nando avait ajouté que "pour certains, La Malinche est la mère du Mexique métis. Mais dans la langue populaire elle est la mère de tous les maux, la catin vendue à l'étranger." De la conquête espagnole à l'esclavage industriel demeure cette culpabilisation de la femme.

Avec le vieil anar on a croisé une manif pro-vie. Il m'a expliqué la double morale chrétienne qui ici réclamait le droit à la vie depuis sa conception, mais qui laisse mourir les femmes dans la clandestinité de l'avortement. L'impunité que vomit Juárez se nourrit du mépris qui fleurit à l'ombre de l'église. Pourtant même Norma, par respect pour la croix qu'elle porte, ne le reconnaîtra pas.

Cheryl n'aurait pas aimé Juárez et ses cantinas, ces bars souvent interdits aux femmes… Moi j'appréciais la bière : allez patron encore une Victoria ! Après quelques jours, je ne savais plus si c'était moi qui secondais Nando dans sa traque du meurtrier ou si c'était lui qui m'accompagnait dans cette enquête étouffante. Peut-être est-ce la ville elle-même qui tue ? Pourtant chaque victime a bel et bien rencontré la mort en chair et en os… Plus une série de tueurs qu'un tueur en série.

A mon retour au Pied-de-Porc, un article de La Jornada annonçait la mort d'un mec à Juárez. Patron des pompes funèbres La Paz et petit dealer, c’était un compagnon de route de certains cadres du Cartel et de l'équipe municipale. Il avait été retrouvé dans le parc Hermanos Escobar. Pedro me lança un sourire. Il n'y avait rien à dire.

(1) : Sorte de Libé mexicain
(2) : Puissent nos filles rentrer à la maison
(3) : Cailloux de crack


Il existe une traduction en espagnol de cette aventure "poulpesque", à découvrir sur Calle89: el pulpo en Mexico... ainsi que dans le supplément culturel du quotidien mexicain Pagina24, Caja de Arena.

Les errements du Pen Club français mènent à Oaxaca

Le PEN Club International, association d'écrivains engagés en faveur de la liberté d'expression, s'est emmêlé les stylos pour l'attribution du siège de son congrès de 2008. Le centre français de l'organisation a pour sa part soutenu cette candidature controversée de Oaxaca (la ville mexicaine où s'est déroulé un violent conflit social l'an dernier). (lire la suite...)


Article au sujet du PEN Club France, paru sur Rue89, le 18/08/2007

La Banque du Sud : L'Amérique Latine s'émancipe

Sept pays d’Amérique Latine -Argentine, Bolivie, Brésil, Equateur, Paraguay, Uruguay et Venezuela- viennent de lancer la Banque du Sud, comme alternative à la Banque Mondiale, à la Banque Interaméricaine de Développement et au Fond Monétaire International. La démarche inscrit un peu plus les pays de la région vers l’autonomisation vis-à-vis des institutions internationales et des Etats-Unis. (lire la suite...)

Article publié sur Rue89, le 13 décembre 2007

Cartes mexicaines, Poly, mai 2008

¡Viva México! ¡Viva Juárez! ¡Viva el 5 de mayo!

… l'UMP ressemble désormais à une armée mexicaine, sans véritable chef. Tout ce beau monde va se marcher sur les pieds. (1)

Christian Estrosi

5 mai 1862, l’armée française marche vers Mexico. Sur son chemin se dressent la ville de Puebla… et le général Zaragoza. Les troupes de Zaragoza comptent 4500 hommes, contre 6000 pour l’expédition française, et elles ne possèdent ni l’équipement ni la discipline de l’armée de Napoléon III. Ce sont pourtant les guérilleros qui mettront en déroute la puissante armada tricolore. Près de 500 morts côté français, contre 83 côté mexicain. Le cinco de mayo est jour de fête et de fierté pour les Mexicains, celle d’avoir vaincu l’Empire français.
A la fin des années 1850, le Mexique vit une lutte acharnée entre conservateurs et libéraux. Benito Juarez, indien zapotèque et libéral réélu président de la république en 61, décide que le Mexique a d’autres priorités que le remboursement de la dette contractée auprès des Anglais, des Espagnols et des Français. Les 3 nations européennes s’embarquent alors dans une expédition punitive contre le Mexique. Mais Napoléon III a autre chose en tête que la dette. Il souhaite prendre possession du Mexique afin d’en faire une puissance industrielle capable de rivaliser avec les USA, et approvisionner la France des fabuleuses richesses naturelles du pays. Lorsque l’Angleterre et l’Espagne découvrent les véritables intentions françaises, elles se retirent.
Malgré la retentissante victoire/défaite (selon le point de vue) de Puebla, Maximilien de Habsbourg, marionnette de Napoléon III, se fera nommer Empereur du Mexique en juin 1864. Bien que les conservateurs assurent les Français du bon accueil du peuple mexicain, l’Empereur aura, durant son règne, toutes les peines du monde à faire régner l’ordre dans ce pays vaste comme 4 fois la France. En ces temps troublés à la fois par l’invasion étrangère et par la lutte acharnée que se mènent libéraux et conservateurs, les bandits pullulent dans les villes et les campagnes. Certains volent aux riches pour donner aux pauvres. D’autres volent aux pauvres pour donner aux riches… ou pour garder pour eux. Parmi ces derniers figure Juan Chávez, un bandolero d’Aguascalientes. Bâtard né d’un grand propriétaire et d’une servante, il n’héritera de son père que son physique et ses opinions conservatrices. Durant l’occupation française, "l’idole des dévotes", se mettra au service des troupes étrangères. En avril 1863, il attaque ainsi Aguascalientes aux cris de "Vive la religion !". En juin, un nouvel assaut est repoussé. En décembre Chávez et l’armée française occupe la ville. Le bandolero sera même nommé gouverneur de l’Etat avant d’être démis de ses fonctions fin février 64. Il retourne alors à sa vie de bandit, accumulant selon la légende un fabuleux trésor… Il mourra des lances de deux de ses compagnons début 69.
Deux ans plus tôt, Maximilien avait été jugé et fusillé… avec les rêves américains de Napoléon III.

1 : JDD le 29 mars 2008

02/07/2008

Cartes mexicaines, Poly, avril 2008

Le justicier masqué… sauce chile

Batman, Superman, echa pa fuera, echa pa fuera, Ya llego Super Chango…
Mano Negra (1)

C’est un lutteur populaire, un héros mexicain mondialement connu !Un justicier masqué sorti de l’anonymat en occultant son visage. Ce n’est pas Zorro, il n’existe pas sans son masque. Ce n’est pas Marcos, son combat est solitaire! C’est…
El Santo apparaît pour la première fois sur un ring le 26 juin 1942 à l’Arena México. L’homme au masque d’argent fait ses débuts parmi les mauvais garçons de la lucha libre (2), los rudos (3). Il changera bien vite de camp, rejoignant celui des bons, los técnicos (4). Huit mois plus tard, il gagne son premier titre en poids welter NWA. En 20 ans de carrière, il remportera 5 titres mondiaux et 3 nationaux. Mais son ascension, avant tout cinématographique, va métamorphoser le lutteur en icône populaire. En 1948, Santo débute sa carrière de super-héros dans les pages d’un comic. Il y amorce sa lutte contre le mal, les assassins déments et les créatures sataniques. Le vent qui souffle alors au nord du Mexique y amène la culture de masse, la BD et les séries Z ou B. Des millions de Mexicains allaient bientôt pouvoir suivre ses exploits sur les rings, dans les cases dessinées ou sur grand écran … 52 films, ou 53 si on compte la première apparition de l’homme au masque d’argent. Santo y est interprété par un autre catcheur, el Médico Asesino. Ce n’est que 6 ans plus tard, en 1958, que le véritable Santo fera ses débuts dans le 7e art. Un ciné sans moyens, où le kitch tient lieu d’esthétique mais qui donna naissance à ce super-héros du tiers-monde.
El Santo, drapé dans son impeccable cape rouge et argent, évolue au milieu de décors de carton-pâte, de maquettes de châteaux gothiques, de laboratoires remplis d’éprouvettes fumantes et de monstres épouvantables qui fondent au soleil. A eux seuls les titres révèlent l’intrigue : Santo contre le Cerveau du Mal, Santo contre les zombies, contre les femmes vampires ou contre les momies de Guanajuato. Le mythe le désigne comme le descendant d'une longue lignée de héros qui affrontent les forces du mal depuis des siècles… et qui continueront encore après sa fin. Ses films devinrent des succès commerciaux grâce à la bonté et l’altruisme du personnage… Et à son humilité. Une fois les méchants hors d’état de nuire, le héro sautait dans sa Jaguar décapotable et mettait les gaz.
Petit à petit, l’existence du Santo occulta Rodolfo Guzmán Huerta, l’homme derrière le surhomme. Sur le ring El Santo ne perdit jamais son masque, symbole de l’honneur des luchadores. En près de 40 ans de combats, aucun paparazzi ne réussit à photographier son vrai visage. Il sera même autorisé à apparaître masqué sur la photo de son passeport. Lorsqu’en février 1984 Rodolfo s’éteignit, c’est masqué et accompagné de milliers de fans qu’El Santo fut enterré…. Une semaine plus tôt, il avait brièvement tombé le masque en direct lors d’une émission télévisé : Contrapunto.
Plus fictif que Marcos, plus réel que Zorro… tel était El Santo.



1 : « Batman, Superman sont out, sont out, Maintenant arrive Super Singe », Super Chango sur l’album Casa Babylon
2 : le catch mexicain
3 : les rudes
4 : les techniciens

01/07/2008

Cartes mexicaines, Poly, mars 2008

Le Robin des bois de Sinaloa

Héros noir ou criminel réconcilié, défenseur du vrai droit ou force impossible à soumettre, le criminel des feuilles volantes, des nouvelles à la main, des almanachs, des bibliothèques bleues, porte avec lui, sous la morale apparente de l’exemple à ne pas suivre, toute une mémoire de luttes et d’affrontements. On a vu des condamnés devenir après leur mort des sortes de saints, dont on honorait la mémoire et respectait la tombe. (1)
Michel Foucault

Le bandit généreux, l’ange des pauvres, le protecteur des narcos (2) et des illégaux qui passent del Otro lado (3), Jesús Malverde est un saint pas si catholique mais dont les exploits et les miracles sont chantés en corridos (4) cathodiques… jusque sur You Tube !
La légende la plus détaillée raconte que, blessé à mort lors d’un affrontement avec les forces de l’ordre, Jesús Malverde a demandé à l’un de ses compagnons de le livrer à la police… afin de toucher la récompense, de la répartir entre les pauvres et de railler les puissants. Ses assauts contre l’oligarchie lui valurent d’être pendu le 3 mai 1909. Les habitants du vieux Culiacán moquèrent eux aussi la lettre de la loi. Le gouvernement avait interdit à quiconque de lui construire une tombe entière. Chacun déposa sa pierre à l’édifice sans qu’aucun n’enfreigne la loi et bientôt le bandit eut sa sépulture. Nombreux sont les Mexicains à l’avoir sanctifié, contrairement à l’église catholique, et de nombreux récits lui attribuent des miracles. Des chapelles servent son culte à Tijuana, Chihuahua, à Cali en Colombie ou à Los Angeles aux Etats-Unis. A Culiacán, dans la première chapelle construite en son honneur, les dévots, en plus des bougies et des fleurs, déposent encore leur pierre.
Depuis sa mort, il a rejoint la Vierge de Guadalupe et la Santa Muerte parmi les figures de la religion populaire. Dans ce panthéon syncrétique il est le patron des causes perdues, le protecteur des migrants qui passent aux USA et de leur famille restée au Mexique. Les visites de célèbres narcotrafiquants à l’autel de Culiacán, ont fait de Jesús le Saint des narcos. Mais les orthodoxes du culte rejettent ce patronage sulfureux.
Parfois c’est l’existence même de Malverde qui est remise en cause. Le flou qui accompagne l’image des bandits sociaux ne fait que focaliser l’attention sur la ressemblance des récits. Sa date de naissance oscille entre le 24 décembre 1870 et le 5 mars 1888. Pour certains il s’appelait réellement Jesús Malverde ; pour d’autres il est le produit d’un peuple qui refuse l’injuste répartition des richesses et du travail. Quand les uns lisent dans son nom les fourrés verts des monts du Sinaloa, d’où il lançait ses attaques, les autres décèlent un mythe populaire, semblable à celui d’autres Robin des bois. L’armée du désordre qui toujours promet de revenir.

1 : Surveiller et punir, Gallimard
2 : Trafiquants de drogue
3 : De l’autre côté… de la frontière avec les USA
4 : Chansons qui louent les faits et méfaits de héros populaires ou des narcos (narcorridos)

Cartes mexicaines, Poly, février 2008

Les piñatas des enfants de maïs

Dale, dale, dale, no pierdas el tino, porque si lo pierdes, pierdes el camino. Dale, dale, dale, dale y no le dio, quítenle el palo porque sigo yo. Ya le diste una, ya le diste dos, ya le diste tres y tu tiempo se acabó. (1)

Une corde tendue entre les deux murs du patio pour faire monter et descendre la piñata et la tension… et plusieurs dizaines d’enfants impatients et armés d’un manche à balai, prêts à frapper – plus ou moins fort - pour ensuite se jeter sur les cacahuètes et autres douceurs sucrées. Dale, dale, dale… La ritournelle rythme les coups portés à l’étoile pleine de poussière de bonbon. Ce 22 décembre plusieurs collectifs d’Aguascalientes - punks, rastas, etc – se sont donné rendez-vous à "la Casa Maís" (Mancomunidad de la América India Solar, dispensaire pour les populations indigènes). Ils ne sont pas venus la hotte vide et les enfants de maïs le savent. Deux jours plus tôt les punks avaient organisé un "jugueton", soirée dont l'entrée se paye en jouets. Mais avant la distribution de joujoux ainsi récoltés, la soirée commença, comme il se doit, par la cérémonie de la piñata... sous la rondeur de la pleine lune.
D’après l’histoire la plus répandue, c’est Marco Polo, au XIIe siècle, qui aurait rapporté la piñata de Chine en Europe, avant que les conquistadores ne l’implantent dans le nouveau monde. En Chine la piñata représentait souvent un bœuf ou une vache et servait à fêter le nouvel an. Au Mexique, pour les fêtes d’anniversaire les piñatas ont encore l’apparence d’animaux ou de personnages célèbres. Mais à Noël elles arborent des couleurs vives et la forme d’étoiles à sept branches… une symbolique chrétienne héritée de son passage en Espagne et en Italie. L’explosion de la piñata, symbolisant alors la victoire contre les pêchés capitaux, apporte une pluie de récompenses divines.
Les évangélisateurs se servirent de cet aspect ludique pour attirer les amérindiens sur le chemin d’une foi plus catholique. On dit aussi que dans l’Amérique préhispanique les indigènes brisaient des récipients en terre cuite, remplis d’eau, pour faire venir la pluie. La similitude de certaines traditions a pu faciliter la christianisation des peuples autochtones. Mais si le folklore des envahisseurs a souvent semblé s’intégrer si facilement, c’est aussi parce que les indiens, polythéistes, n’éprouvaient pas de difficultés à incorporer de nouvelles croyances… en les réinterprétant souvent. C’est peut-être ce qui explique que beaucoup de coutumes ont survécu à la colonisation… Sous le masque des reliques catholiques subsistent les traits anciens de rites précolombiens.

1 : Tape, tape, tape, ne perd pas la tête, parce que si tu la perds, tu perds le chemin. Tape, tape, tape, tape et il l’a pas eu, enlevez-lui le bâton parce c’est moi qui suis. T’as tapé une fois, t’as tapé deux fois, t’as tapé trois fois et ton temps est écoulé.

Cartes mexicaines, Poly, janvier 2008

Histoires de bus

La doyenne de l’Etat d’Aguascalientes allait fêter ses 107 ans dans trois semaines et espérait devenir la doyenne des Mexicains. Elle a été renversée et tuée par un autobus qui roulait trop vite. (1)

Voilà presque une demi-heure que j’suis là, à l’ombre d’un panneau bleu, l’arrêt de bus. En face, à l’entrée du marché couvert s’entassent les cages et les oiseaux. A l’intérieur se succèdent les stands de fleurs. Il y des couleurs, du bruit et du monde. Bien que les bus passent, s’arrêtent, je ne vois toujours pas venir le mien. Dans l’entrebâillement de la fenêtre d’un bus à l’arrêt, une femme a passé la tête. Elle fixe la tiendita (2) où on vend des glaces. Un sourire illumine son visage. Un jeune homme en bras de chemise monte dans le bus, une glace à la main et la lui tend. Il reprend le volant et démarre. Alors qu’il s’insère dans le flot de la circulation, un autre bus, aux chromes étincelants, le dépasse et ne marquera pas l’arrêt. C’est le mien ! Sur le cul de ce 6, l’ombre dessinée d’une sorcière prend son pied sur un balai. Elle poursuit sa course d’un hoquet de changement de vitesse. L’ensorceleuse se fout de moi.
Le soleil tape fort. Comme toujours, les Mexicains sont assis du côté de l’allée. Les places sont à prendre au soleil. Ça roule, ça tangue dans les virages, ça secoue sur les topes (3). Les arrêts ne sont pas tous de rigueur, mais le bus dépose et prend ses passagers aussi entre les panneaux bleus. Le bus se gare un peu avant de croiser le segundo anillo (4). Le chauffeur descend. Les regards suivent les faits et gestes du gars à moustache et marcel blanc. Il entre dans une maison après quelques mots échangés avec un jeune qui tient les murs. Quelques secondes et revoilà notre chauffeur, une bombonne d’eau sur l’épaule. Il la pose derrière son siège et le bus reprend sa course dans le râle de l’embrayage.

La nuit est déjà tombée. Un bus arrive… trop tard pour le chopper à l’arrêt. Je marche jusqu’au bord de la route et lève le bras. Le bus vient se garer devant moi. Je souffle une dernière taffe de la cigarette à peine allumée, et grimpe à bord. Un mec est assis sur une caisse, à coté du chauffeur. Leurs chemises sont ouvertes. Un rideau bleu à liseré blanc descend sur la moitié du pare-brise. Une forte odeur d’encens me prend aux nez. Je donne 5 pesos. Gracias. Les veilleuses aussi sont bleues. Quelques volutes montent des clopes des deux compères. Je m’assois juste derrière. La paroi métallique qui cache le chauffeur est ornée d’une vierge de Guadalupe. Au dessus est replié un hamac coloré. La cumbia (5) se faufile jusqu’aux rares passagers. Un peu plus loin le pote du chauffeur se retourne : "Y’en a qui vont à droite ?" Personne ne réagit et le bus continue droit devant, évitant la boucle de la ligne 6, dans un crissement mécanique. Le bus bleu ne passe pas pour tout le monde.

1 : Brève lue dans les DNA (Dernières Nouvelles d'Alsace!) fin novembre
2 : Petit magasin, constitué d’une pièce unique
3 : Dos d’âne… très nombreux dans les villes
4 : Deuxième anneau, voie périphérique de la ville
5 : Musique dansante d’origine colombienne, très appréciée au Mexique

Cartes mexicaines - Poly décembre 2007

Des morts si présents

Naissance et mort étaient donc aux yeux de ces naturels des célébrations allant de pair, des événements également dignes d’honneur et d’allégresse. Je me souviendrais toujours de la première cérémonie funéraire à laquelle nous assistâmes : nous y vîmes une célébration du commencement et de la continuité de toutes choses, pareille à celle de la naissance. La mort, proclamaient les visages, les gestes, les rythmes de la musique, est l’origine de la vie, la mort est la première naissance. Nous venons de la mort. Nous ne pouvons naître si quelqu’un avant nous n’est pas mort par nous, pour nous. (1)
Carlos Fuentes

Deux novembre, les Mexicains fêtent les morts. Au cimetière de La Cruz une famille a planté un parasol bleu. Dans les allées fleuries, des gamins courent grimés en petits monstres, en fantômes ou en vampires. Sur les tombes sont disposés les goûts du défunt : un paquet de cigarettes, une bière ou son plat préféré. Des mariachis vendent leur musique. Un jeune homme, veste en jean, a posé son lecteur de CD et la chanson réunit les séparés. Un ado, portable à la main, immortalise la famille autour de la tombe. Ils sourient. Ils sont venus partager un moment avec un disparu, lui rendre chair un instant.
De l’autre côté des murs du cimetière s’étendent les étales du marché des morts. Des squelettes se balancent, entament avec une Catrina de Posada, une danse frénétique. Des calaveras (2), maître d’école, musicien ou simple buveur miment les vivants sur les tables des marchands. Des crânes en sucre semblent fleurir en couleurs. D’autre crânes, de petits verres à tequila, regardent de leurs yeux mobiles la vie qui se bouscule dans les allées du marché. Il y a aussi les stands de bouffe, de jouets en bois et en plastique, de masques des terreurs du cinéma… et Mister Jack.
Dans une école, les salles de classe sont transformées en autel. Des cempasúchil, fleur aux pétales oranges, guident les morts jusqu’aux offrandes. Des bougies éclairent la scène et la photo de celui qu’on célèbre. Plus loin c’est une élève maquillée en Catrina qui accueille les visiteurs à l’entrée des salons des horreurs. Les jeunes y jouent des scènes à donner des sueurs froides aux plus petits et quelques frayeurs aux plus grands.
Un mois plus tôt, le 2 octobre, ce sont d’autres morts qui sont honorés… ceux du "mai 68" mexicain. Les premiers jeux olympiques organisés dans un pays du « tiers-monde » s’ouvrirent par le massacre de plusieurs centaines de manifestants, dont de nombreux étudiants. Ils ne sont qu’un peu plus de 300 à s’être retrouvés sur la place principale d’Aguascalientes cette année. Mais comme les 2 novembre, ils ne pleurent pas leurs morts, mais leur redonnent vie… en leur offrant la parole. Dans la cour de l’école, un panneau illustré de textes, de photos et d’articles d’époque clame ce cri contre l’impunité : el 2 de octubre no se olvida ! (3)

1 : Les deux rives de Carlos Fuentes, folio bilingue, Editions gallimard
2 : squelettes
3 : le 2 octobre ne s’oublie pas !

30/06/2008

Cartes mexicaines - Poly novembre 2007


Le don de Cervantès

Bonne après-midi à tous. Nous sommes un peu en retard et nous vous demandons de bien vouloir nous excuser mais nous nous sommes heurtés à des géants multinationaux qui voulaient nous empêcher d’arriver. Le major Moisés nous dit que ce sont des moulins à vent, le commandant Tacho que ce sont des hélicoptères. Moi je vous dis que vous ne devez pas les croire : c’étaient des géants. (1)


Si je n’ai pas encore vu de moulins au Mexique, j’y ai vu de ces gens qui brassent de l’air… ceux qui se prennent pour des géants, et regardent les petits avec mépris.
Ce n’est certainement pas un hasard si le chevalier de Cervantès s’est attiré tant de sympathie au Mexique, et plus largement dans toute l’Amérique Latine. A travers les communiqués de presse de l’EZLN, le sous-commandant Marcos en a fait l’une de ses références récurrentes, à travers un petit scarabée qui se fait appeler Don Durito de la Lacandona. Ce chevalier errant, aussi peu conventionnel que son prédécesseur de la Mancha, a lui aussi son Sancho Panza : le Sup, Marcos. Ensemble, ils combattent la globalisation capitaliste et ses moulins à vent. Le 1er janvier 1994, l’équipement dépareillé de l’EZLN valait bien l’armure du gentilhomme à la triste figure. Si les rôles s’inversent parfois entre don Durito et son fidèle écuyer, ce sont pourtant les indigènes qu’incarne le "petit dur". Ce sont ces visages longtemps invisibles, ces tristes figures du Chiapas, que cachent les passe-montagnes. Comme le chevalier de la Mancha, les zapatistes peuvent être vus comme des fous et des poètes. "Le fou, entendu non pas comme malade, mais comme déviance constituée et entretenue" et le poète, celui qui "retrouve les parentés enfouies des choses, leurs similitudes dispersées" selon Foucault, parlant de l’œuvre de Cervantès (2). La déviance du sous-commandant rejoint alors celle du Comandante. Marcos a repris la lutte ou l’avait laissé le Che, sur la voie de la lutte armée. L’Argentin aussi avait lu les aventures de don Quichotte, sur les pistes de son voyage initiatique. Le mois dernier pour le 40e anniversaire de la mort d’Ernesto Guevara, chacun y a été de sa définition : ange ou démon, fou ou poète… l’autre, le différent. Une ressemblance entre les deux figures révolutionnaires. Le médecin argentin parmi les barbudos de Cuba. Le métis lettré parmi les mayas du Mexique. L’autre… la possibilité d’un dialogue qui reconnaît la souffrance jusqu’alors niée : "la gâchette de l’espoir" comme l’écrit le porte-plume zapatiste. Une gâchette qu’il faut savoir presser, comme Nanni Moretti dans son Journal intime, contre ceux qui ont perdu leur révolte : "Vous criiez des horreurs et vous êtes devenus moches ; moi, je criais des choses justes et je suis un superbe quadragénaire !"
Le secret pour garder son sang chaud, celui qui coule dans les veines ouvertes de l’Amérique Latine, et dans celles de tous les don Quichotte… d’hier, aujourd’hui et demain.


1 : Extrait du discours d’ouverture des premières rencontres Intergalactiques initiées par l’EZLN en 1996.
2 : Michel Foucault, Les mots et les choses, éditions Gallimard, 1966.


Les illustrations sont de Alejandro Swain... merci à lui

Cartes mexicaines - Poly octobre 2007

Chère tante Poly,
Ce mois-ci c’est ton anniversaire. J’ai senti un peu de nostalgie à farfouiller dans le cahier où j’ai gardé les textes qu’on s’écrivait. Je les ai relu presque tous. Et puis la digue des souvenirs a cédé…
Tu te souviens de notre premier rendez-vous ? Début 99. Je voulais faire bonne impression et j’avais passé un pantalon repassé, une chemise blanche et une cravate dont je ne défaisais jamais le nœud. C’est sûr que je dénotais parmi les membres de ta famille. J’ai bien vite remiser au oubliettes le costume-pingouin-entretien-d’embauche pour une tenue plus décontractée.
Je me souviens de l’une de mes premières interviews en arts plastiques. Moi j’avais appris les sciences à l’école et l’art, même figuratif, me semblait abstrait. L’artiste avait reproduit, en polystyrène, un urinoir en hommage à Duchamp… En rentrant chez toi tante Poly, j’ai du chercher dans un dictionnaire d’art comment s’écrivait Duchamp et qui il pouvait bien être. Et pourquoi un urinoir ? Mais c’était ta manière à toi de me faire apprendre. Moi je ne voulais pas te décevoir. Je me sentais parfois bien petit face à toi ou à mes nouveaux camarades. Mais tu me rassurais. Tu me disais que ce n’était pas grave de ne pas connaître Duchamp. Parce que l’art ce n’est pas juste une histoire de fond mais de formes aussi… Tu me disais qu’avec mon regard neuf je pouvais voir des choses que des spécialistes, en terrain trop connu, ne remarqueraient plus.
Tu m’as fait écrire sur des sujets pour lesquels je ne me serais jamais cru capable de dire quoi que ce soit. Avec tous les devoirs que tu me donnais, j’ai parfois eu la tête bien embrumée. Surtout quand on potassait nos leçons en retard. On en a passé des soirs et des week-ends à essayer de mettre du plaisir dans ce qu’on faisait… tout en essayant de rendre les devoirs du mois dans les temps ! Tu m’as appris à être polyvalent… danse, théâtre, musique… Photo ! Je me souviendrais toujours d’un grand monsieur que tu m’as fait rencontré. Patrick Bailly-Maitre-Grand. Un homme dont la grandeur est à la hauteur de son humilité et son humanité encore plus vaste que son art. Il y a tous les autres, toutes ces personnalités que j’ai souvent pris du plaisir à rencontrer. Et tous les copains : graphistes, rédacteurs, photographes, illustrateurs… Une sacrée équipe de gnoufs. C’est comme ça qu’on s’appelait entre nous.
Avec toi, j’ai compris que ce n’est pas tant une culture qui est universelle que le fait culturel. Ça aide à garder l’esprit ouvert. Bon tante Poly, je dois te laisser, sinon tu va me dire que je dépasse le nombre de signes autorisés. Je continuerais à t’écrire… Tu sais c’est l’Amérique ici, pas celle de Tom Sawyer, mais l’Amérique quand même, avec même des indiens qui dansent au soleil. Joyeux anniversaire
Stef