"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

22/11/2019

Toujours à propos de la Bolivie

Une nouvelle traduction du serpent@plumes concernant ce qui se passe en Bolivie. C'est encore une voix féminine, une voix indigène également qui s'exprime ici, à travers la voix d'Adriana Guzmán, pour le média Pie de Pagina.



« Ce n’est pas un coup porté à l’État, mais aux peuples »



Adriana Guzmán, féministe communautaire aymara, prévient : ce qui se joue en Bolivie, ce n’est pas le siège présidentiel ou le retour d’Evo Morales, mais la volonté d’une nouvelle colonisation des peuples indigènes. Elle questionne le féminisme qui, depuis l’université, est incapable de regarder un mouvement indigène, et elle envoie un message au Evo : « les morts ne se négocient pas ».
Source : https://piedepagina.mx/este-no-es-un-golpe-al-estado-es-a-los-pueblos/







Depuis dimanche dernier, lorsque Evo Morales a annoncé sa démission en tant que président de la Bolivie et le tout provoqué par un coup de force militaire, Adriana Guzmán Arroyo a commencé à envoyé des messages audios décrivant ce qui se passait dans son pays : « Ce coup n’est pas seulement contre l’État. C’est un coup porté aux peuples. Nous ne nous battons pas pour le siège présidentiel. C’est pour notre dignité ».
Adriana est une femme indigène de la communauté aymará. Elle participe au Féminisme Communautaire Anti-patriarcal de Bolivie. « D’abord nous sommes devenues féministes. Puis communautaires. Ensuite nous nous sommes rendues compte que la communauté aussi pouvait être patriarcale. C’est pourquoi on s’appelle ainsi. »
En entretien téléphonique pour Pie de Página, elle affiche sa posture vis à vis de Evo, des féminismes. Elle raconte aussi le processus d’organisation des peuples et des travailleurs dans son pays, qui a débuté en 2003.

« Ils nous donnent la Bible, ils nous remettent entre les « mains de dieu »
et ils brûlent le whipala. Ils disent qu’ils vont exproprier la pachamama ».



Pas la paix. La justice !
La répression des manifestations a fait une vingtaine de morts en une semaine. Il y en a maintenant pour parler de dialogue avec le gouvernement intérimaire. Mais les organisations sociales refusent cela. « Les organisations ont décidé qu’on ne dialogue pas sur nos morts. Nous ne voulons pas la paix, nous voulons la justice. Nous voulons que soit rétabli l’État de droit et la démission de Jeanine Áñez ».
Adriana Guzmán prévient : ils veulent imposer un nouveau processus de colonisation aux peuples originaires. C’est pour cela qu’ils ont apporté la Bible, qu’ils ont brûlé le whipala. Que dans les rues ils ont surtout agressé les femmes portant des polleras (jupes amples, à jupons), explique-t-elle. C’est ce qui a fait descendre les gens dans la rue.
« Dans les manifestations on criait : « Touchez pas au whipala, merde ! ».
« Touchez pas aux femmes en polleras, merde ! ».

Ils se sont attaqué à des symboles et organisations, résume-t-elle : les premières attaques ont visé les radios communautaires.

C’est pourquoi, on peut débattre de l’erreur de la réélection du président, ils n’ont pas déposé Evo Morales pour des questions électorales. « Ils ne lui pardonnent pas d’être indien », résume-t-elle.
C’est pourquoi les organisations sociales ont fomenté un plan d’action pour se défendre, ce qui inclut le blocage de routes et de villes.
Le tournant : le massacre du gaz
Un moment historique qui ressort et se distingue à divers moments de l’entrevue, c’est le massacre du gaz, en Bolivie en 2003.
Gonzalo Sánchez de Lozada, alors président, mit en œuvre diverses mesures impopulaires. Celles-ci incluaient l’exportation de gaz par l’intermédiaire de ports chiliens, à un moment où la couverture intérieure était très limitée. En octobre, le président autorisa l’intervention de l’armée face aux protestations sociales. Ce qui coûta la vie à au moins 63 personnes lors de ce qu’on appelle le massacre d’octobre ou massacre du gaz.
Carlos Meza, qui fut candidat face à Evo Morales aux précédentes élections, et actuel leader des mobilisations contre sa réélection, était vice-président durant le mandat de Sánchez de Lozada et fut mis en cause dans cette répression. Mais ceci n’est jamais évoqué dans les médias internationaux.
Pour Adriana Guzmán, c’est le tournant pour le mouvement social en Bolivie. Ce processus a amené l’élection de Evo Morales en 2004, le premier président indigène de toute l’histoire du pays. Il a amené la nationalisation du pétrole, et une série de changements structurels. Tout cela, explique-t-elle, fut un processus difficile, plein d’erreurs – comme de bonnes idées. Avec des actions non abouties. Mais qui oui, ont amélioré les conditions de vie des peuples indigènes.

« Ici les peuples sont acteurs. Et il en fut ainsi pendant 13 ans. Mais avec cette démocratie représentative, le pouvoir ne voit que Evo », indique-t-elle.

- Alors ce processus ne disparaît pas avec Evo ?
- Non. Il ne commence ni ne se finit avec le Evo. Il a commencé avant, et il se poursuit aujourd’hui.

Un président indigène dans un pays indigène
Le fait de se reconnaître, de se voir en Evo Morales, en tant que peuple, revient encore et encore au cours de l’entretien. Par exemple : dans son expérience d’éducatrice d’enfants. Elle se souvient qu’avant 2003, quand on demandait aux enfants indigènes ce qu’ils voulaient faire plus tard, ceux-ci répétaient les métiers de leurs parents. Aujourd’hui ils disent qu’ils veulent être présidents, comme le Evo.
« Moi, je ne crois pas en l’État, rit-elle. Mais je ne peux pas nier qu’il y a eu un changement : que les enfants aspirent à quelque chose de différent ». Et ça, d’un point de vue non indien, depuis un corps qui n’a pas souffert de discriminations, ça ne se voit pas.
Adriana souligne certains changements de ces 13 années :
- Université pour les masses ;
- Université indigène, liée aux besoins des communautés ;
- Accès à la santé ;
- Nationalisation des hydrocarbures (impulsée par les peuples) ;
- Création d’un réseau de radios communautaires qui a permis la communication et l’organisation entre différents groupes (c’est l’une des premières choses que cibla le coup de force militaire).
Mais il y a aussi des critiques concernant ce qui n’a pu être transformé :
- Les privilèges des propriétaires terriens et des entrepreneurs n’ont pas disparus,
- Il n’a pas été mis fin à la politique extractiviste,
- Les pratiques machistes persistent effectivement,
- Le travail de formation politique n’a pas été fait dans les universités.

L’organisation communautaire

- Comment avez-vous réalisé cette organisation sociale et communautaire ?
- En Bolivie, tout comme au Mexique, il existe une mémoire communautaire très forte. Une mémoire ancestrale, des pratiques communautaires. Sauf qu’en Bolivie, il n’y a pas ces grandes villes monstrueuses. Ce sont de petites villes. Et il y a une mémoire très forte qui résiste au devenir ville. Même la ville d’El Alto est une ville communauté. Et il y a toute cette mémoire. Nous comptons 500 ans de résistance.
« Le problème c’est que le néolibéralisme
était en train de détruire les organisations et de nous faire mourir de faim. »
Ce fut alors l’élection de Evo Morales. Cela, explique-t-elle, leur a donné de l’air pour s’organiser.
Les hydrocarbures ont été récupérés et il y a eu une redistribution de la richesse. Cela nous a donné du temps pour penser. Nous, femmes, par exemple… sinon je serais dans autre chose, mais pas le féminisme. Je ne suis pas une universitaire. Je n’ai pas terminé l’université, comme beaucoup de mes compañeras. Mais ce processus à exigé de nous que nous pensions au type de pays que nous voulions.
Tout au long de ces 13 années, de nombreuses rencontres ont été organisés en Bolivie. Ceux-ci, « en eux-mêmes sont des espaces pour repenser la justice, à partir de la justice communautaire ». Ces rencontres ont été, à l’occasion, critiquées. « Mais ces rencontres ont favorisé la réflexion ».
Nous avons eu du temps pour nous rassembler, pour penser, pour réclamer la retraite universelle. Que l’État paie aux femmes ce qu’elles ont travaillé. Qu’ils nous donnent accès à la santé, qu’ils nous donnent la retraite. Nous avons pu penser à différentes choses ».

« Le racisme l’a emporté sur le féminisme »
- Evo a été durement critiqué du point de vue du féminisme. Vous, en tant que féministe, comment évaluez-vous cela ?
- Nous sommes devenues féministes pendant le massacre du gaz en 2003. Il s’agit d’un massacre terrible qui s’est déroulé il y a 16 ans. Et depuis, nous avons appris à construire le féminisme. Mais toujours depuis les organisations sociales, paysannes, ouvrières. Bien évidemment, les compañeros sont machistes, et ils cherchent à nous piéger, mais nous ne nous voyons pas faire du féminisme depuis un bureau ou l’université.
De plus, ajoute-t-elle, ce féminisme, qui n’a pointé du doigt que Morales, a paradoxalement un regard « phallocentré », centré sur l’ex-président bolivien.
"Il y a un regard féministe phallocentré sur Evo. Le Evo, comme la plus part des hommes, était, est machiste. Mais ce processus que nous avons mis en œuvre pendant ce temps, nous l’avons tous mis en œuvre. Oui, nous avons réalisé un changement. Bien sûr, non sans problèmes, ni erreurs ni manques. Mais [ce changement] existe, et c’est un processus qui ne concerne pas uniquement Evo. C’est ce qu’elles, elles ne voient pas. Je le résume par le fait que le racisme l’a emporté sur le féminisme."
De ce point de vue, d’un féminisme distant, les critiques « sont réduites, parce qu’elles ne voient pas au-delà d’Evo. Et au-delà il y a un pays qui a été transformé, pas comme nous le souhaitions, mais qui a été transformé. »
Adriana ajoute, disserte. « Oui, il y a une lecture féministe. Oui, il y a une lutte entre machos. J’en conviens. Mais la querelle est plus grande, elle est structurelle. Il s’agit de nous éliminer (les peuples indigènes), pas physiquement mais symboliquement ».

« Notre position en tant que féministes communautaires ne prend pas la défense d’Evo, mais la défense de ce changement. Un changement à travers l’État parfois, et malgré l’État d’autres fois. »


Message à Evo : réfléchis
La féministe en profite pour envoyer un message au Evo. Premièrement : « lui, il ne peut pas en appeler à des négociations de paix, parce qu’il y a des morts. Et « on ne négocie pas sur le dos des morts ». Ça, souligne-t-elle, ce sont la Centrale Paysanne, les organisations sociales qui l’ont décidé. Deuxièmement : Evo ne peut rien apprendre à personne, parce qu’il n’est pas là. « C’est nous qui sommes dans la rue ».
Ceci dit, explique Guzmán, « c’est bien qu’il (Morales) soit parti. Parce qu’il l’aurait au moins emprisonné ou tué, estime-t-elle. Et bien que nous le critiquions, nous nous reconnaissons aussi en lui ». Et ça, remarque-t-elle, souligne-t-elle, « ce n’est pas un détail ».
Second message : « C’est important qu’étant en sécurité, il développe sa propre réflexion. Sa propre autocritique. Pour voir le sens de ce mouvement. Le Evo a envisagé pouvoir revenir… mais non. En ce moment il doit rester là (au Mexique). Ce qui va maintenant se passer dans les rues, appartient au mouvement paysan, aux peuples originaires, aux ouvriers, à la centrale ouvrière (pas tous mais une partie), aux travailleurs des mines, aux femmes créatrices. Au Conseil de Voisinage de la ville de El Alto, qui en 2003, a sorti le président qui commit le massacre. »
Elle ajoute : les mouvements de rue « ne peuvent pas être populistes. Evo, maintenant, n’a pas à revenir. Il doit laisser cela être réglé par la rue. Mais oui, qu’il réfléchisse, qu’il regarde le mouvement zapatiste ».

17/11/2019

À propos des évènements en cours en Bolivie

Moins médiatisés que les révoltes au Chili ou à Hong Kong, les évènements qui secouent en ce moment la Bolivie sont, sans doute plus que les autres, caricaturés:
coup d'état militaires pour les partisans d'Evo Morales, victoire de la démocratie contre la dictature du MAS et de Morales pour la droite et l'extrême droite. Ce changement de pouvoir s'accompagne au mieux du silence complice de la plus part des gouvernements des grands pays et au pire du soutien et de la reconnaissance de l'auto-proclamée présidente par intérim Áñez (qui semble avoir une bible greffée à la main).
Bref, il semble bien compliqué de comprendre ce qui se trame dans ce pays andin.
Je partage donc quelques textes qui semble éviter les caricatures afin de comprendre ce qui se passe dans le pays andin.


 - tout d'abord, cet article plutôt honnête et relativement complet sur la situation (pour un média mainstream): https://www.francetvinfo.fr/monde/ameriques/l-article-a-lire-pour-comprendre-ce-qui-se-passe-en-bolivie_3699383.html


- un texte qui date d'avant la crise bolivienne et qui donne sans doute à comprendre l'une des clefs de la chute de Morales, l'extractivisme: https://www.bastamag.net/Bolivie-Amazonie-Evo-Morales-Indus…

- un texte qui tente de prendre en compte le contexte de l'histoire politique bolivienne mais qui porte une vision politique sans doute trop marquée par l'émergence de cette gauche latino-américaine de gouvernement: https://blogs.mediapart.fr/…/…/bolivie-comment-evo-est-tombe

- enfin, un texte plus politiquement marqué, quoi qu'encore emprunt d'un certain légitimisme, mais qui sans se noyer dans le contexte socio-historico-politique, se focalise sur les évènements présents et les forces en présence: https://agitationautonome.com/…/bolivie-un-soulevement-pop…/

Mais afin de signer mon retour sur ce blog, délaissé depuis bien trop longtemps, je partage avec vous cette traduction du Serpent@Plumes du discours de la chercheuse et féministe bolivienne Silvia Rivera Cusicanqui, tenu lors d'une rencontre de femmes à la Paz, le 12 novembre dernier.
source: https://desinformemonos.org/esta-coyuntura-nos-ha-dejado-una-gran-leccion-contra-el-triunfalismo-silvia-rivera-cusicanqui-desde-bolivia/
Bonne lecture.

 

Participation de Silvia Rivera Cusicanqui1 au Parlement des femmes de la Paz, qui s’est tenu à La Paz, Bolivie, le 12 novembre 2019.




Silvia Rivera Cusicanqui - photo de Desinformémonos


J’ai un très sérieux problème de genoux, il paraît que c’est l’orgueil. Je suis orgueilleuse, effectivement, d’être une femme, et aussi d’une certaine manière d’être restée silencieuse tout ce temps, parce qu’à moi la patrie m’a offert cet accident. Juste le 23 je suis tombée en semant avec ma fille à Cochabamba, et cela m’a donné le ton de la nécessité d’une certaine politique du silence.
J’ai ressenti une excessive saturation discursive. J’admire l’internet des grains de sel, mais j’aime la communication face à face, c’est pour ça que j’ai préféré venir ici et non le faire depuis chez moi, parce que je peux voir les yeux, je peux sentir l’atmosphère, je peux même entendre les broncas contre moi. Tout cela m’aide à être moi-même, à être humble, a être aimable et non prétentieuse. Cette conjoncture nous offre une grande leçon contre le triomphalisme.
Je ne crois en aucune des deux hypothèses qui ont été présentées. Le triomphalisme qui dit qu’avec la chute de Evo nous avons retrouvé la démocratie me paraît excessif, une analyse qui vise à côté. Il manque beaucoup pour retrouver la démocratie, il manque un travail de fourmi, une reconnaissance de l’état actuel de doña Ena Taborga à Rositas2, les compañeras de Tariquía3, les compañeras du TIPNIS4 (Territoire Indigène et Parc National Isiboro-Sécure), doña Marquesa, doña Cecilia, toutes les femmes en lutte, quelque soit leur lutte. Quelques-unes d’entre-elles ont même été candidates, mais il nous manque de prendre en charge ces réalités où la démocratie demeure encore un but très éloigné, parce qu’elles sont encore et toujours dirigées par des syndicats prisonniers de la misogynie, d’intérêts très divers qui se rapprochent avec des intentions menaçantes. Il y a aussi des gens qui se sont interposés, qui ont lutté, et qui cependant, à l’heure de figurer dans les espaces publics, se sont vus privés de parole, comme ce fut le cas à Tariquía.
C’est pourquoi je pense que ceci est un bon forum, positif, afin de commencer à discuter de ce qu’on entend par démocratie et par être indien ou indienne ou originaire. La seconde fausse hypothèse, qui me semble à moi hautement dangereuse, c’est celle du coup d’État, qui ne cherche qu’à légitimer, tout entier, avec le paquet et tout, enveloppé de cellophane, tout le gouvernement de Evo Morales dans ses moments d’abâtardissement les plus forts. Tout cet abâtardissement, le légitimer par l’idée du coup d’État, c’est criminel, et pour autant nous devons réfléchir sur les causes de cet abâtardissement.
En entrant ici il y a une heure, j’ai donné à deux personnes une photocopie du journal du 2 novembre. Je veux que vous voyiez qu’un type appelé Juan Ramón Quintana5, annonçait le 2 novembre la vietnamisation du pays, ce que lui a fait durant des années, c’est à dire endoctriner, c’est à dire pousser les indigènes dans des réseaux des mafias militaires, comme ça a été fait dans de nombreuses communautés. Hugo Moldiz6, qui a travaillé avec ceux qu’on appelle les Ponchos Rouges7… Moi j’ai connu d’autres Ponchos Rouges, moi j’ai connu des frères et des sœurs qui allaient en famille à la colline pour effectuer un rituel avant de partir à la bataille. Ça ce sont les Ponchos Rouges que moi j’ai connu. Ce qu’a fait Hugo Moldiz le 22 janvier 2006 c’est amener une armée en uniforme et parfaitement armée.
Il a fait croire que nous étions face à un gouvernement révolutionnaire dans le style cubain, mais nous engueulait pour les nostalgies gauchistes d’un groupe de machos qui ne sont pas seulement les machos de Camacho8, mais aussi les machos gauchistes, misogynes, qui nous traitent comme chair à canon et comme chair à hameçon afin de créer leurs réseaux de perversion des secteurs populaires.
Je me souviens très bien quand les militaires ont fait une grande orgie avec la COB (Centrale Ouvrière Bolivienne), avec des femmes, afin d’influer sur leurs objectifs. Nous n’avons pas pu nous rendre compte que cela était systématique, que ça a duré des années. Ce personnage et tout son réseau de militaires incluant l’homme qui contrôle les téléphériques. Je suis témoin de l’utilisation politique des téléphériques, de distribution de cartes pour que le prix baisse et massacrer et détruire les pumakataris9.
Tout cela tisse un obscur réseau incluant le directeur de l’ANH (Agence Nationale des Hydrocarbures), un intime de Quintana. Que vient faire l’ANH dans les incendies ? Elle offre des réchauds à gaz. Cette chose honteuse qui est accompagnée d’une défense des incendies est en train d’unir les luttes des femmes, les luttes écologistes, des jeunes, des vieilles comme moi qui sont préoccupées par le futur et par l’eau que consommeront leurs petites-filles et les filles de leurs petites-filles.
Je suis très attristée qu’Evo soit parti, mais l’espoir d’une Bolivie pluriculturelle n’est pas parti, l’espoir que le whipala10 nous représente dans ses différentes variantes n’est pas parti, l’espoir d’en finir avec le racisme n’est pas parti. Nous devons continuer sur le front antiraciste, et nous devons continuer à rassembler des forces afin de pouvoir articuler l’impression de récupérer la démocratie au jour le jour. J’ai beaucoup de peine concernant ce qui s’est passé, je n’ai pas la moindre sensation de triomphe.
Je sais bien que la religion ce n’est pas seulement Camacho, c’est la bronca face l’enivrement généralisée qu’a été le travail syndical de Quintana et ces flics qui viennent avec des canettes d’alcool. Voilà ce qui me fait mal, c’est le même mécanisme qu’utilisaient les colonisateurs au XVIIe siècle, désarmer les communautés en leur donnant des canettes d’alcool. Mais aussi, les propriétaires terriens et les entrepreneurs qui souhaitaient se libérer de la réforme agraire, comme Ponce Sanginés11, qui distribua de l’alcool et il eut toute une hacienda d’indiens folkloriques à exhiber dans des musées.
Nous devons comprendre pourquoi les gens réagissent de cette manière réactionnaire. Ils sont fatigués d’un certain type de politique syndicale, misogyne, qui dirige les gens comme s’ils étaient du bétail. Les femmes de Totora12, qui ont été celles qui ont lutté pour une autonomie indigène, ont été vaincues par leurs propres maris et leurs proches qui leur ont tendu le piège du referendum.
Ce qui s’est passé est bien triste, compañeras, et le triomphalisme d’avoir récupéré la démocratie à partir du moment où Evo est monté dans un avion, me semble d’une banalité et d’une pauvreté impressionnante, mais le défaitisme qui dit qu’il y a ici un coup d’État et que tout est perdu est faux. C’est penser que le MAS est l’unique possibilité que nous avons d’être inter-ethnique, pluriel, pluriculturelle. Parce qu’il y a un ministre gay et quelques femmes qui défendent apparemment le lesbianisme, ont devraient croire qu’il y a une démocratie inter-culturelle et ample et anti-homophobe ? Non, ça ce sont des utilisations symboliques.
Je suis avec le whipala et je sais qu’il y a de nombreux types de whipala, il n’y en a pas qu’un seul. Nous connaissons de vieux whipalas, ils avaient d’autres couleurs bien différentes. C’est cette pluralité que nous devons récupérer, mes sœurs, et aussi la possibilité de nous rapprocher entre femmes et indiennes et indiens. J’ai pleuré en voyant la maltraitance des femmes qui porte la pollera13 au nom de la démocratie, j’ai pleuré en voyant de très jeunes gens maltraités en disant qu’ils sont indiens. L’indien ou l’indienne qui est en nous, nous fait très mal. Ça dépend beaucoup de nous de la libérer et de la rendre heureuse, capable de parler plusieurs langues, d’avoir une fonction de pensée théorique. Voilà ce qu’est pour moi l’être indien.
Je me sens à moitié défaite, mais aussi pleine d’espoir. Nous nous sommes beaucoup dressé pour ce processus et nous avons souffert de son abâtardissement aux mains de ces flics entraînés à l’École des Amériques14. Ils ont beaucoup à perdre, ils ont perdu 30 péniches chinoises, mais ils ont tout le lithium. C’est ça qu’ils veulent piller.
S’il vous plaît, que ce parlement génère un espace où articuler une unité contre ces forces sinistres que commencent à être l’IIRSA (Initiative pour l’Intégration de l’Infrastructure Régionale Sud américaine) et aussi les capitales chinoises, russes, vénézuéliennes et toute cette mafia qui représente l’ennemi principal qui est toujours vivant et en bonne santé et qui arme les gens, les mentalités. Prenons bien soin de nous, mais soyons également conscientes que nous ne pouvons tomber dans la joie qu’enfin l’indien soit parti. Ça, c’est pour moi très douloureux.









1 Sociologue, activiste, théoricienne contemporaine et historienne bolivienne, elle a travaillé sur la théorie anarchiste, ainsi que sur les cosmologies quechua et aymara. Elle fut cofondatrice et directrice en 1983 de l’Atelier d’Histoire Orale Andine (THOA pour l’acronyme espagnol) et dirige actuellement le collectif Ch’ixi. Ce mot évoque une couleur issue de la juxtaposition de couleurs opposées, proche du concept élaboré par René Zavaleta, philosophe et sociologue bolivien, de « société bigarrée », qui exprime la coexistence parallèle de multiples différences culturelles. Elle travaille également directement avec les mouvements indigènes, notamment tupacataristas et cocaleros.
2 Projet hydro-électrique qui menace une zone protégée en Bolivie et rejetée par les communautés.
3 Réserve nationale de la faune et de la flore de Tariquía.
4 Parc national créé en 1965 et déclaré territoire indigène en 1990 à la suite de la lutte de peuples natifs. En 2011 un projet de route traversant le territoire, lancé par le gouvernement de Morales, a été abandonné à la sutie d’une forte opposition et d’une répression féroce.
5 Militaire, sociologue et homme politique bolivien. Il fut ministre lors des trois premiers gouvernement de Morales. Il a été l’une des figure de proue du MAS (Movimiento al Socialismo / Mouvement vers le Socialisme).
6 Avocat, journaliste et universitaire bolivien, brièvement ministre du troisième gouvernement de Morales, en 2015.
7 Groupe indigène radical soutien de la refondation de la Bolivie proposée par Morales dans la nouvelle constitution, spécialement les idées donnant plus de pouvoir à la majorité indigène et expropriant les terres non utilisées.
8 Quasiment inconnu sur la scène internationale il y a encore quelques semaines, cet entrepreneur ultra-réactionnaire, raciste et catholique, est devenu la figure principale de l’opposition au gouvernement de Morales. Ses supporters se font appeler les « machos de Camacho ».
9 Service public de bus urbain mis en place dans un contexte de féroce concurrence du secteur des transports des personnes.
10 Nom donné aux drapeaux rectangulaires, à sept couleurs, utilisées par les groupes ethniques des Andes. Il en existe de nombreuses variantes.
11 Arquéologue qui a notamment étudié le site archéologique de la Cité du Soleil de Tiahuanaco.
12 Petite ville du département de Cochabamba et chef-lieu de la province de Carrasco.
13 Jupe bouffante traditionnelle.
14 Célèbre école militaire US où ont été enseignées aux militaires latino-américains les doctrines de contre_insurrection et inculqué une idéologie anti-communiste.