"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

27/04/2011

La Bestia, train de l'enfer

Comme promis il y a quelques mois, voici enfin la nouvelle que j'avais écrite à la suite de la découverte, en août 2010, à San Fernando (état du Tamaulipas au nord-est du Mexique) d'un charnier de 72 corps de migrants exécutés par les Zetas.
Il y a quelques jours, San Fernando était une nouvelle fois sous les projecteurs de l'actualité avec la découverte de fosses clandestines... et plus de 170 corps.

Voici donc la première partie (de trois) de la nouvelle intitulée Le bon, la belle et la Bête.
La version espagnol de la nouvelle a été publiée sur le blog d'Aguascalientes el invitad@ incomod@.

Le 1er mai, j'ouvrirais un blog consacré à la Bestia, où vous pourrez retrouver ma nouvelle en français et en espagnol, ainsi que de nombreux liens sur les migrants, la Bête... Vous y trouverez également des vidéos, des photos, etc...

Bonne lecture



Le bon, la belle et la Bête

Première partie

Soldaderas (1) en armes et en jupes. Sombrero et cartouchières croisées sur la poitrine. Figures féminines de la révolution mexicaine. Silhouettes guerrières sur les trains d’il y a cent ans. Images qui telles des fantômes hantent les rêves d’América. Mais le présent n’avait pas la charge révolutionnaire du passé et les trains ne servaient plus qu’aux marchandises, parcourant le pays du sud jusqu’au nord en lançant leurs cris lugubres.


"Ici commence le règne de la Bête. Et elle aime dévorer bras et jambes." Une soixantaine de personnes, hommes et femmes, souvent jeunes, parfois plus mûrs, écoutaient bouches-bées celui qui parlait, le passeur qui leur ouvrirait les portes du rêve américain. El Santo, porte-flingue à gueule d’ange, avait collecté l’argent de son groupe. "Elle sort de l’obscurité en rugissant, avec ses yeux brillant dans la nuit et son haleine chaude et fétide. Parfois elle s’arrête l’espace d’un instant, dans un vacarme de métal assourdissant, comme pour laisser une chance aux plus faibles, aux vieux, aux femmes, aux enfants de grimper sur son dos. Mais souvent elle ne s’arrête même pas et ne fait que se traîner lentement, alors seuls les plus forts réussissent à monter sur son dos." América sentit un frisson parcourir son échine. Les soldaderas seraient dévorées par la Bête dans les rêves de la nuit. Une nuit pleine de lumières et de bruits. Mais il faudrait dormir car le repos serait rare pendant le voyage. "Si vous vous endormez, vous risquez de tomber sur les voies et de perdre une jambe, vos rêves ou la vie." avait ajouté El Santo. Il s’éloigna en clopinant jusqu’à l’un des stands plantés là par les habitants de Tenosique. América s’approcha et commanda un coca. Le campement avait l’apparence surréaliste d’une fête foraine. Il ne manquait plus que le train fantôme.

A 27 ans, Pedro avait perdu une jambe et toutes ses illusions en chevauchant la Bête. Il était mexicain et avait passé quelques années de l’autre côté, "à Gringolandia, le Gabacho comme vous dites chez vous. Pas vrai ?" "Oui, c’est comme ça qu’on appelle les Etats-Unis dans mon pays." dit la hondurienne. "Tu sais, c'est pas pour devenir riche que je veux y aller. Ma famille est mon seul trésor. C'est simplement pour ne plus être pauvre. Avec Zelaya un espoir s’était levé… mais ils nous l’ont enlevé et maintenant je ne crois plus que mon pays connaîtra la justice. C’est pour ça que je veux partir. Pour aider ma famille avec ce que je gagnerai là-bas."

Quelques heures plus tard, dans cette nuit agitée le rugissement de la Bête se fit entendre. Les commerçants ramassèrent leurs marchandises et démontèrent les stands. Les sans-papiers, des centaines d’hommes avec l'espérance pour seul bagage, et des femmes avec parfois un enfant pleurnichant sur le dos, formèrent des files des deux côtés des voies. América, aux côtés de Pedro, attendait le moment exact pour sauter sur la Bête. Le soleil était sur le point de se lever mais ce fut de l’obscurité qu'elle surgit. La Bête les appelait. La locomotive commença à se frayer un chemin entre les files. Les sans-papiers rompaient les rangs. La course avait commencé. Beaucoup criaient pour se donner du courage. Une course qui les sortirait de la misère ou les séparerait à tout jamais d’un ami, d’un frère… América courait à en perdre haleine. Ses pieds tremblaient sur le ballast. Elle ne voyait rien d’autre que la carapace de fer de la Bête. Des larmes coulaient de ses yeux. Elle allait tomber quand elle sentit la main ferme de Pedro. Il la rattrapa. Elle courait pour s’accrocher à ses rêves. Elle attrapa enfin la Bête. Elle monta sur son dos et depuis ce qui lui apparut comme un moment de bonheur total, elle ouvrit les yeux et aperçut tous ceux qui n’étaient pas encore montés à bord. Elle vit deux corps mutilés, les membres arrachés que les mâchoires de fer de la Bête broyaient sur les rails. Elle cria… Tous criaient et mêlaient au rugissement du train le bonheur, la peur ou la douleur.

Le soleil se cachait derrière sa couverture nuageuse. Le vert-émeraude de la forêt de la Sierra Nord du Chiapas se profilait à l’horizon. Le vent était froid et América mit la capuche de son sweat, se pelotonna contre Pedro. El Santo ! Il avait gagné son surnom en sauvant il y a quelques années le bébé d’une jeune femme qui allait tomber sur les voies. América voulait en savoir plus sur la Bête. "Ses maîtres sont gringos depuis la privatisation des Chemins de Fer en 1999. Elle transporte de l’huile, du charbon, de la cellulose, des véhicules assemblés, du riz, du combustible..." La gueule d’ange de Pedro contrastait avec sa voix rocailleuse et le neuf millimètres à la ceinture qui rappelait à tous qu’il était un tueur. L’un des quatre qui travaillaient avec le fameux Balam Negro. Bien que "saint", il ne faisait preuve d’aucune pitié lorsqu’il s’agissait de refuser l’accès à la Bête. "Qui ne paie pas, ne voyage pas ! Le business c’est le business !" avait-il appris du Balam Negro. Le chef de la bande était une légende. Il avait 35 ans. Il était né dans le Yucatan mais avait grandi au Guatemala. Selon les autorités son âme était aussi sombre que sa peau. Il était svelte et portait cheveux longs et moustaches. Pour lui les frontières n’existaient pas. "Je ne comprends pas ce que sont les frontières. Les gringos nous ont chouré la moitié du pays et maintenant ils nous interdisent de marcher sur notre terre… Qu’ils aillent se faire foutre ! On a tous le droit de circuler partout sur la Terre." Balam Negro avait fait du passage de postes de contrôle et de barrages, de l’esquive de radars, de caméras infrarouges et même de drones - les yeux de l’Oncle Sam dans le ciel mexicain - un véritable art. Et son talent se payait cher… jusqu’à 5000 dollars ! Son sourire était jaune, comme ses dents d’or et de tartre. Armé de sa corne de bouc (2), de son flingue et de sa machette, il déambulait avec souplesse sur la colonne de fer. Les sans-papiers s’étaient installés comme ils avaient pu sur les toits et sur les balcons, entre les wagons. Les plus chanceux avaient une place dans un wagon à bestiaux. Les passeurs se retrouvèrent, eux, dans le fourgon central.

Peu après, vers Palenque le train ralentit. La Bête hurlait, s’efforçant d’avancer à travers le terrain accidenté. Neuf hommes profitèrent de son pas nonchalant pour y grimper. Chava, jeune cuisinier du Nicaragua les vit monter sur son wagon. "Du calme, nous aussi on va vers le nord." Mais après quelques minutes pour reprendre leur souffle, ils sortirent machettes et 9mm. Quatre d’entre eux avaient des AK-47. Ils enfilèrent leurs passe-montagnes et sautèrent sur le wagon suivant pour en détrousser les occupants. Chava les suivit de loin. En arrivant sur le wagon d’América ils emportaient déjà un joli butin et trois jeunes femmes. Ils fouillèrent les passagers du wagon et les délestèrent de leurs économies. Lorsqu’ils aperçurent América et son teint pâle, c’est une montagne verte dollars qu’ils virent. L’un des assaillants la tira par les cheveux. "Viens ici !" América pensa à son amie qui lui avait conseillé, avant de passer le Suchiate, de prendre la pilule. "Au cas où…" Comme América gardait la tête basse, le type lui posa la main sur la nuque. "Si t’es bien sage ma jolie, il ne t’arrivera rien." Mais un autre gars, plus âgé, commença à crier en pointant son flingue sur tout le monde. "Baisse ton putain de froc! Grouille !" Le vieux avait de grands yeux, le nez aquilin et une cicatrice qui lui barrait la joue gauche. Le jeune assaillant, lui, baissait déjà son froc. América figea son regard dans celui du vieux. "Vous êtes les Zetas (3), pas vrai ?" Le jeune se raidit et jeta un œil au vieux. Lui s’approcha d’elle et la braqua. América cracha. « Bande de lâches ! Les plus rats d’entre les rats ! Vous êtes tout juste bons à enlever des sans-pap’ mais vous n’auriez jamais les couilles de vous en prendre à un Carlos Slim. Et… Sur quoi on voyage, hein ? On est assis sur des marchandises qui valent je n’sais même pas combien mais la seule chose qui vous intéresse c’est le peu de thune qu’on a sur nous. Pauvres connards." Le vieux était sur le point de lui tirer une balle entre les yeux quand Chava sortit de l’ombre. "Ne la tue pas l’ami ! La belle blanche vaut bien plus vivante que morte !" Le vieux se retourna et braqua Chava. "Eh même, plutôt que de la vendre à un bordel tu pourrais la vendre comme pute de luxe à Juarez.Y'a sûrement tout un tas de rupins qui payeraient cher pour la culbuter." Le jeune reboutonnait son pantalon. Le vieux éclata d'un rire que couvrirent des coups de feu. La fusillade paraissait intense. Les autres assaillants étaient arrivés dans le wagon des passeurs. Ils avaient récupéré la thune mais Balam Negro et ses porte-flingues refusaient de les laisser partir avec les femmes. Le vieux envoya le jeune en avant voir ce qui se passait, et lui gardait un œil sur Chava et América. En passant entre les sans-pap’ le jeune planta un petit vieux, d’un coup de machette, puis le balança hors du train. Les détonations durèrent encore 15 minutes. Quand le jeune revint, il expliqua avoir vu un corps avec une cagoule tomber sur les voies. Puis le silence. Quelques instants plus tard le groupe d’hommes masqués arriva sur le wagon d’América. Ils descendirent tous, profitant une fois encore de la marche lente de la Bête. América les vit s’éloigner en camionnette. Au loin, les ruines de Palenque brillaient telles des perles mayas dans un écrin émeraude. Le rugissement de la Bête laissa les singes hurleurs sans voix.

Quelques 50 km plus loin, dans une zone connue sous le nom de La Aceitera, la Bête une fois de plus avançait au ralenti… jusqu’à l’arrêt total. Cinq camionnettes étaient garées le long des voies. Les tueurs, sans attendre, commencèrent à tirer sur le fourgon de la concurrence. Balam, Pedro et leurs compagnons étaient pris entre deux feux. Les sans-pap’ jetaient des regards affolés de tous côtés, essayaient de se cacher dans les entrailles de la Bête. Après 20 minutes, les armes cessèrent de cracher la mort. El Santo et Balam Negro déposèrent les armes et descendirent du train les mains en l’air. América et Chava virent leur exécution, d’une rafale en pleine tête, sans plus de pitié qu’un loup égorgeant un agneau.

Chava attrapa América par la manche de son sweat. "Tirons-nous ! On va pas attendre qu’ils viennent nous chercher." Ils pensaient gagner les derniers wagons, descendre et tenter de se réfugier dans les bois tout proches. Mais à peine avaient-ils posé pied à terre qu’ils entendirent rugir les AK-47. Une balle faucha Salvador (4). América se jeta au sol. Pendant qu’elle rampait pour se mettre à couvert, elle entendit arriver des hommes. Ils tombèrent sur Salvador à coups de pieds et de crosses de fusils. América s’aplatit au sol tout en se creusant un abri. Les cris de Chava remplaçaient ceux de la Bête. América aperçut le vieux qui l’avait visée avec son pistolet et le jeune qui l’avait braquée avec sa bite. Le vieux sortit un couteau, arracha les yeux et la langue de Salvador, les lui fourra dans la bouche, lui tira une balle dans chaque genoux et le laissa agoniser de longues minutes avant de l'achever d'une balle dans la tête. Les Zetas avaient fait monter dans des pick-up sans plaques la centaine de prisonniers, dont les femmes qu’ils avaient été contraints d’abandonner lors de la première fusillade. Le chef des Zetas, l'Alpha, donna une grosse liasse au machiniste. Il l’avait appelé par radio pour qu’il stoppe son train. La bande prit la poudre d'escampette, la Bête rugit et reprit elle aussi sa marche sanglante.


A suivre...


1: Surnom donné aux femmes ayant pris les armes pour la révolution mexicaine
2: cuerno de chivo est le surnom donné à l'AK47 au Mexique
3: Los Zetas est un gang formé d'anciens militaires et policiers qui servaient de bras armé au Cartel du Golf avant de prendre leur indépendance et de se spécialiser dans les enlèvements
4: Chava est le diminutif de Salvador


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