"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

27/11/2022

Métaphormose - chapitre 12 (et fin)

 

MENTAL BLOCKS FOR ALL AGESDog faced Hermans, 1991

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Notre homme avait convié le collectif chez lui et iels tentèrent de tirer du maelstrom chaotique des évènements une ligne à suivre. Ainsi que l’avait dit Virginia, leur parole avait été inaudible, recouvert par les voix des grandes gueules nées de l’émeute. Les bouches dissidentes elles-mêmes n’avaient pu imposer leur discours réformistes. La colère des oreilles était sourde à toute tempérance et n’avait pour cible que les bouches. Les autoritaires de tous bords savaient encore murmurer les promesses qu’espéraient les oreilles. Tout haut-parleur vit au dépends de cellui qui écoute. À bon entendeur… Le monde n’était plus que bouches et oreilles. Des bouches qui parlent sans jamais entendre, des oreilles qui écoutent sans toujours rien dire. Et la course au pouvoir était lancée. L’homme qui court veut arriver le premier, celui qui marche veut arriver là où il le souhaite.

Ce que la double métamorphose donnait à voir, renchérit notre homme, c’était l’invisibilité, dans le monde réel, des bouches. Les bouches, omniprésentes à l’écran ou à l’antenne, étaient, dans les rues, les supermarchés, dans les bureaux, les usines, dans les magasins, les tribunaux, les prisons, aux volants des voitures particulières, quasi absentes. L’invisibilisation des oreilles dans les médias sautait maintenant aux yeux tant les bouches paraissaient perdues dans la masse des oreilles de la rue. Mais la double métamorphose dévoilait le véritable visage de ce capitalisme que l’on disait à figure humaine. Le masque révélait des lèvres pulpeuses, des dents acérées et une langue chargée d’histoires ne demandant qu’à se raconter une nouvelle fois. Et aucun traits saillants sur un visage lisse.

Une autre évidence sauta aux yeux du collectif. Les métamorphoses des visages avaient considérablement réduit l’espace dévolu au cerveau. Les bouches avaient dévorer tout le haut de leur crâne, et l’espace entre les oreilles étaient aussi fin qu’une feuille à rouler. Bouches et oreilles avaient perdu l’esprit. Ne restait plus que la lettre. Lettre, quelque qu’elle fut, à laquelle se raccrocher en boucle en bouche, et reçue et vénérée par l’auditoire. Bref, la grande absente de cette métamorphose était bel et bien la conscience. Un équilibre s’était rompu. Était-ce le fait de la métamorphose ? Ou la métamorphose était-elle la conséquence de ce déséquilibre ? La question n’était pas là. La question était cet équilibre perdu. Et cet équilibre se devait d’être dynamique. « La question n’est pas de remplacer les bouches par les oreilles, asséna Virginia. Tant que les relations sociales seront façonnées par le pouvoir des uns sur les autres, on en s’en sortira pas. Il s’agit de changer les relations en transformant l’ordre sociale. Et ça, ça ne se fait pas par l’émeute, par des manifestations revendicatives. Parce que l’une comme l’autre ne mène qu’à changer le groupe qui dirige, pas à instaurer un ordre sans bouche ni oreilles. Il faut que les oreilles aient le courage de parler et que les bouches apprennent à se taire. » Cat suggéra que ces relations nouvelles entre hommes et femmes, entre colons et colonisé.e.s, entre hétéronormés et sexualités alternatives, cet équilibre ne se trouvait pas en bouche, ni dans les mots qui en sortent. « L’équilibre est une histoire d’oreille interne. Ce que les oreilles ont en elles, c’est cet équilibre entre la parole et l’écoute, entre le silence et la transmission. C’est l’équilibre entre soi et le monde extérieur. » César continua : « La bouche est toute dévouée à exprimer pensées et désirs. Elle sait même en amour passer des mots aux actes. C’est peut-être l’un des rares moments où une bouche peut être à l’écoute de l’autre. Moments que, j’en mettrais ma main au feu, peu d’entre-elles prennent le temps d’apprécier à pleine dents. » Virginia reprit. « Croyez-en mon expérience féministe, à partir du moment où vous osez vous affirmer et que vous osez dire que pour que vous puissiez avoir votre place, les hommes, ou quelque soit le dominant face à vous, doivent céder de leur pouvoir, vous passez pour une extrémiste. Vous ne luttez plus pour l’égalité, dans la bouche de vos opposants, mais pour la suprématie de votre propre caste ! »

« Et puis, ne nous voilons pas la face, dit notre homme, les ordres des bouches, les injonctions sociales, qui tombent des grandes gueules ont besoin d’être écoutés, transmises et retransmises et ce rôle est partagé entre petites bouches et quelques zélées oreilles. De nombreuses oreilles se font répétiteurs pour leurs contemporaines un peu dure de la feuille. Et bien des bouches ne sont que de simples porte-paroles, incapables d’élaborer en propre, une pensée. » Lucrèce expliqua pour sa part qu’elle avait l’impression qu’en jouant la partition de l’autonomie, dans leur coin, iels perdraient le contact avec la masse. Mais Virginia répliqua que la masse n’était qu’un construction du capitalisme et qu’elle ne pouvait être un outils pour lutter contre lui.

« Si nous voulons que changent les relations, que ce ne soit plus le pouvoir sur mais bien le pouvoir de qui les façonnent, il faut continuer à forger nos solidarités, ici et maintenant. » Jack répondit : « Pas de chance, on a tiré le constat que nous ne pouvions plus le faire sous le poids des nouvelles lois. Alors, on fait quoi ? Et puis, si dans la rue les fachos s’imposent et entrent au gouvernement, il y a peu de chance qu’ils nous laissent plus de place pour lancer nos initiatives… Bien au contraire. Et j’ai bien peur que nous n’ayons pas les forces pour mener à la fois la lutte contre la tempête qui vient et l’instauration de nouvelles relations sociales. » « Justement ! Ne partons pas dans des idées stratosphériques, ne soyons pas des astronautes ! Gardons les pieds sur Terre, les pieds dans la merde du quotidien ! », tança Virginia. « Pensons au Sisyphe heureux de Camus ! Chaque jour gravissons le tas de merde et peut-être qu’un jour du haut du sommet de la montagne nous apercevrons le monde pour lequel nous nous battons » asséna Lucrèce. « Nous ne nous battons pas parce que nous voulons gagner, mais parce que nous n’avons d’autres choix. », ajouta Virginia. « Et puis, qui sait, à force de gravir la même colline, peut-être comprendrons-nous ou verrons-nous qu’il existe un chemin pour contourner ce tas de merde pour rejoindre la vallée... du Pendjab où s’ébrouent des monstres heureux au rythme de la liberté », poursuivit notre homme dans un sourire fatigué.

Après de longues heures de palabres, iels prirent plusieurs décisions d’affilée : maintenir et renforce les initiatives de solidarités déjà mises en places, tenter de créer des liens avec d’autres initiatives similaires... et de se lancer à l’antenne : une radio pirate à l’ancienne, nommée « Ballade pour Bhopal ». C’était une référence à la fois à cette ville du Sud, à la catastrophe de l’Union Carbide qui y tua des milliers de personnes (sans qu’aucun responsable ne soit jugé) et à un vieux groupe écossais : The Dog Faced Hermans. « Il est temps ! Il va falloir communiquer avec d’autres, échanger nos points de vue et mutualiser nos ressources, fédérer nos actions. » lança Cat. « Il nous faut une stratégie de l’esprit et un corps stratégique », renchérit Jack. César cita Roland Barthes : « Le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire ». « Tout en empêchant de faire », rajouta Virginia avec une dose d’ironie. Notre homme, lui, se référa aux zapatistes : « C’est juste avant l’aube que la nuit est la plus profonde ». Après un dernier verre, chacun.e partit se coucher.

Dans l’intimité de la chambre, notre homme se déshabillait sous le regard de Virginia. Il lui demanda : « Qu’est-ce que tu as voulu dire quand tu disais que c’était pas tant le fait d’être bouche ou oreille, mais la relation sociale qui en découlait qui était important ? »

- Exactement ça !

- Ok, mais c’est comme si tu disais c’est pas le bourgeois le problème ou le prolétaire, c’est la relation de domination qui existe entre ces deux catégories. Pour qu’il n’y ai plus de domination, il faut bien abolir la bourgeoisie…

- Sauf qu’il faut abolir le prolétariat aussi. Si on considère le prolétaire comme celui ou celle qui vend sa force de travail aux bourgeois… pour construire le monde de consommation.

- Ben il disparaît avec l’abolition de la bourgeoisie.

- Ça reste à prouver ! Si le prolétariat continue à s’organiser pour produire sous un mode capitaliste, et même si les classes disparaissent, le monde qui les avait engendré perdure. Elles se recomposeront tôt ou tard. Mais pour autant, l’idée n’est pas d’éliminer physiquement toute la bourgeoisie. C’est bien la relation de domination/soumission qui doit être aboli. Imagine qu’en tant que féministe, je te dise que le problème ce sont les hommes… ça ne signifie pas qu’il faille tuer tous les mecs. C’est l’archétype masculin qui doit être aboli, en même temps que l’archétype féminin.

- Ok, je vois. Mais en même temps, le contexte matériel ne fait pas tout. On le voit à travers l’histoire. Dans des circonstances similaires, des groupes humains se sont organisés différemment. L’agencement matériel ouvre des perspectives, elles ne déterminent pas de certitudes.

- Bien sûr. Il ne s’agit pas d’imposer des façons de faire, mais bien d’ouvrir un nouvel âge du faire. Je ne parle pas de relation interpersonnelle mais bien de relation dans un contexte social. Prenons le couple hétéronormé. Il y a deux grandes façon de s’y inscrire. Soit on joue le jeu des normes sociales qui y sont rattaché, avec l’homme et sa bobonne, soit un modèle alternatif. Le mensonge de la relation interpersonnelle, c’est que ça n’existe pas. Aucune relation ne peut s’extraire de la société dans laquelle elle prend place. On nous fait croire que l’amûûr dissout les relation de pouvoir. Le prince qui épouse la servante, Roméo et Juliette, les mariages mixtes… La relation amoureuse aurait le pouvoir de faire disparaître les différences de classes, de races, etc. Et plus encore, on nous fait croire que l’amour fait disparaître les relations de dominations patriarcales. Regarde-nous. Je sais que tu es à l’écoute, que tu es loin des clichés du gros macho… pour autant, tu reste l’homme et moi la femme aux yeux des autres. Avec tous les attributs que portent nos genres. Si dans une soirée tu me gueulais dessus. On dirait que je t’ai poussé à bout, que je suis chiante. Si moi je pète un plomb, je passerai pour l’hystérique de service et on te plaindra. Si on reçoit des potes et que tu fais le bouffe, que tu sers, ça ne sera pas vu comme de l’égalité dans notre couple, mais on dira que tu m’es soumis.

- D’accord je vois. Si tu prends la parole, c’est que tu me la prend.

- Oui, mais ça va encore plus loin. Si je prend la parole, non seulement aux yeux des autres je te prive de ta parole, mais en plus ma parole n’est pas reçue pour ce qu’elle est. Soit on ne va pas m’écouter, jugeant que je ne peux avoir quoi que ce soit d’intéressant à dire, soit on va m’écouter en mode « oui, c’est bien ma fille. ». Bref, soit on est la fafemme qu’il faut protéger, soit on est la fafemme qu’il faut dominer. C’est de cette relation qu’il faut sortir. Je n’ai ni besoin qu’un homme me domine ni qu’il me protège. Je veux l’égalité. De la même manière, toute cette ambiance dans la manif, cette volonté de prendre la place des bouches… ça me dégoûte !

- Oui, déjà on commence à le voir, les oreilles qui prendrait la place des bouches se transformeraient en bouches. Et ça ne réglerait rien. Un peu comme le prise du pouvoir. La révolution ne doit pas être la prise du pouvoir mais sa destruction. Changer le monde sans prendre le pouvoir, comme le démontre les zapatistes ou les kurdes au Rojava.

- C’est ça. Mais ça n’a rien de facile. Déjà on voit dans quel état d’esprit est le mouvement anti-bouche. Et regarde, même dans notre petit collectif. Tu te souviens de l’attitude de César quand Lucrèce nous a dit avoir vu une oreille et avoir été victime de sexisme ?

- Oui, son sourire paternaliste lui bouffait la moitié du visage.Tiens, c’est comme… tu n’étais pas là… Mais Jack, quand on a discuté des métamorphoses le premier soir, je sais plus, il parlé de SES meufs. Ben pareil… Il a eu un sourire qui commencé à lui barrer toute la gueule.

- Oh mais tu n’est pas non plus exempt de tout reproche. Alors que Lucrèce était bouleversée par les propos sexistes, tu ne l’écoutais pas. Tout ce que tu voyais c’était l’apparition d’oreilles.

- C’est vrai ? Merde, je m’en étais même pas rendu compte. J’étais tellement dans ces histories de métamorphoses depuis des jours qu’il n’y avait plus que ça. Et après le choc d’avoir vu une bouche en pleine rue, que Lucrèce nous dise avoir vu une oreille…

- Mais tu sais, il y a plein de moments où tu es une bouche avec moi. Bien sûr, tu n’en est pas une qui parade à la télé, tu n’es pas un flic grande gueule, mais dans notre relation, je te vois comme une bouche. Mais même moi. Par rapport à plein de meuf, je suis une grande gueule. J’ose l’ouvrir face aux mecs. J’ai un bagage intellectuel qui me permet de pas me laisser faire dans plein de circonstances. Je suis blanche, économiquement, je m’en sors plutôt pas mal. Enfin, moins mal que beaucoup d’autres. Moi aussi je suis une bouche. Mais n’empêche que dans une relation face à un homme, je reste une oreille. Même si je gueule.

- La métamorphose est dans le regard, et dans la subjectivité qui va avec.

Notre homme baillait.

- Subjectivité… Oui, mais il y a quand même une bonne dose d’objectivité dans le regard, quand même. Dans le sens où un regard est situé socialement. Encore une fois, ce n’est pas tant d’où on regarde qui compte, que ce que la place d’où on regarde donne comme crédibilité ou privilège. Bref, il ne s’agit pas tant dans cette histoire de bouches et d’oreilles de prendre la parole, comme on prendrait le pouvoir, mais de la redistribuer, de ne plus en faire un privilège. La parole est un pouvoir, quoi qu’on fasse. Un pouvoir de transformer le monde. Il ne doit pas être un pouvoir sur, mais le pouvoir de… Bon, je suis morte. J’éteins ?

Posé sur l’oreiller, dépassant de la couette, une grande bouche en cœur, notre homme ronflait comme un sonneur. Elle éteignit, se lova contre lui. La pénombre plongea la maisonnée dans le silence et elle s’endormit sur ses deux oreilles.

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