"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

31/12/2019

Révolte sociale, le Chili en première ligne


Première ligne,

les héros anonymes de la résistance au Chili

 

Depuis le 18 octobre, le Chili connaît le mouvement social le plus important depuis la fin du règne de Pinochet. C’est l’augmentation du prix du ticket de métro qui a mis le feu aux poudres. Le président Piñera a retiré sa mesure, mais la fronde n’a fait que s’amplifier, nourrie par l’accroissement des inégalités sociales et une démocratie toujours et encore confisquée par une classe politique ne représentant qu’elle-même. La répression est féroce, des centaines de manifestants ont été énucléés par les LBD et près de 40 personnes sont mortes. Pourtant les manifestations et émeutes se poursuivent et ont vu apparaître de nouveaux héros et héroïnes, celles et ceux qui forment la « première ligne ».

 

source: https://desinformemonos.org/primera-linea-los-heroes-anonimos-de-la-resistencia-en-chile/

Photos, Gerardo Magallón / texte, Gloria Muñoz Ramírez / traduction du Serpent@Plumes

 



Santiago du Chili. La première ligne des manifestations dans la capitale chilienne est devenue l’emblème des mobilisations. Envers et contre tout, ce sont les héros et héroïnes de la protestation qui la forment. Dans les médias, ils sont appelés vandales, clochards, délinquants. Dans les manifestations, ils sont applaudis, acclamés, presque hissés sur les épaules. Ils existent.
Ils sont des centaines d’hommes et de femmes, jeunes dans leur majorité, à, chaque jour, affronter les carabiniers. Ils se regroupent autour des points stratégiques afin d’empêcher les gaz lacrymogènes, les tirs de munitions et les jets d’eau avec des produits chimiques, d’arriver jusqu’à la mobilisation pacifique. Ce sont les gardiens et gardiennes des dizaines de milliers de personnes qui depuis plus de 40 jours protestent dans les rues contre un système qui les exclue.


Le coin de Ramón Corvalán et de la rue Carabineros de Chile est l’un des camps de l’inégale bataille. Des pierres contre des blindés, de ceux qui tirent des munitions ayant rendu borgnes plus de 200 personnes, ou des bombes lacrymogènes ou les véhicules appelés canons à eau qui envoient des jets d’eau avec des agents chimiques, qui lacèrent, laissant la peau brûlante pendant des jours. Le Chili est expert dans ce genre de bassesses.
Les nuits sont un bouillonnement. D’un côté des groupes de jeunes cassent le bitume à la masse afin de ravitailler en pierres la première ligne. Des files de garçons avec des sacs de béton traversent les rues et les laissent à celles et ceux qui résistent aux attaques frontales des carabiniers. « Merci, frères », entend-on depuis les échauffourées et la fumée. Car oui, la première bataille remportée le fut contre l’individualisme et l’ego, ici tout est collectif.


Des dizaines, des centaines de personnes attendent les manifestants qui courent avec les yeux en larmes. « Eau avec du bicarbonate ! Eau avec du bicarbonate ! », crient-ils. Et les autres s’approchent pour qu’ils leur aspergent le visage, leur disent quelques mots de réconfort, les secourent. Pour chaque personne blessée, ils sont quatre ou cinq à s’approcher immédiatement. C’est un jaillissement.
La première ligne continue. Alors que le ciel s’obscurcit, des manifestants se regroupent face au canons à eau et aux blindés et les gênent avec la lumière verte des rayons laser sur les pare-brises. Le son et lumière inonde la rue. Le canon à eau recule. Les jeunes crient de joie.
Très vite l’infanterie carabinière, à pied, se déploie. Abritée dans les véhicules, elle reçoit l’ordre d’attaquer et ils courent après les jeunes et tous ceux qu’ils croisent sur leur passage. Ils frappent et donnent des coups de pieds à tous ceux qui s’interposent, ils en arrêtent quelques-uns et leurs compagnons essayent de les secourir dans une bataille au corps à corps. Parfois ils y parviennent. D’autres, le garçon ou la fille va grossir les files dans les commissariats. On parle maintenant de plus de 17000 détenus en 40 jours de protestations.


Claudia Aranda, reporter et activiste à temps complet, arrive en première ligne. Au cours de notre rencontre, elle reçoit par whatsapp l’échographie de son prochain petit-fils. Elle est heureuse. Il y a 40 jours elle a tout quitté et est partie vivre dans un squat pour se rendre disponible tout le temps. « La tante de l’eau », l’appellent ses milliers de nouveaux neveux des rues. « Hydratez-vous, canaille ! », leur crie-t-elle avec son bidon de cinq litres à la main. Dans son sac elle transporte son laser pour les moments où il faut désorienter les carabiniers, et son carnet et appareil photo, pour ses chroniques.
À l’autre coin de la scène, des groupes de jeunes tentent de faire tomber un feu de signalisation. Avec une corde ils le tirent pour le faire tomber au sol et faire du poteau une barricade. Des dizaines de coins de rues n’ont plus aujourd’hui de feux, c’est pour cela qu’un autre groupe de volontaires régule le trafic, recevant pour paiement le son des klaxons des automobilistes qui, de la même manière leur offrent une bouteille d’eau ou quelque chose à manger. 


Des dizaines de médecins, infirmiers et psychologues couvrent les points de santé. Ils arrivent ici dès la fin de longues journées de travail dans les hôpitaux publics et prives, et pendant des heures ils s’occupent des blessés de la révolte. On dirait, disent-ils, que chaque fois ils mettent des agents chimiques plus agressifs dans l’eau que lancent les carabiniers. Ces derniers jours les gamins arrivent avec des brûlures sévères de la peau.
Une jeune qui travaille comme organisatrice d’événements est maintenant chargée de la logistique au centre de santé. Elle reçoit et classe les dons des gens : masques, analgésiques, bandages, sérum, et une infinité d’articles qui s’amoncellent sur le côté. La solidarité, pour l’instant, est plus grande que l’urgence.


Dans la première file, les jeunes se protègent avec des boucliers faits de plaques arrachées aux rideaux des magasins, avec des couvercles de tonneaux, avec ce qu’ils ont. Ce sont quelques gladiateurs. Il y a des hommes et des femmes « pompiers » dont la mission consiste à étouffer les bombes lacrymogènes avec des bonbonnes d’eau, de bicarbonate et de soude caustique. La pire partie est pour eux, leurs poumons se remplissent de toxines. Les applaudissements de leurs compagnons sont leur seul paiement pour chaque bombe désactivée.
Dans la manifestation personne n’a faim. Et moins encore en première ligne; des cuisines collectives s’organisent et distribuent la nourriture dans des charriots récupérés dans les supermarchés. On ne manque jamais de lentilles et de patates. Parfois des contingents de cyclistes arrivent avec de quoi aider, d’autres fois c’est eux qui ont besoin d’aide.


Que se passerait-il si cette première ligne n’existait pas ? Il y a quelques jours une marche organisée par les maîtresses de maternelle essayait d’arriver Place de la Dignité, connue auparavant comme Place d’Italie, le centre névralgique des mobilisations, et face à elles déboulait la police avec des lacrymogènes. La première ligne sert à ce qu’elles et beaucoup d’autres comme elles puissent accéder à la place et manifester pacifiquement.
Les frondes et baïonnettes improvisées sont les armes de la première ligne. Barricades de pierres, planches, pneus, tout ce qui peut servir à obstruer le passage des carabiniers, dont la mission est de temps en temps rompre cette ligne, traverser les barricades, ouvrir le passage et pourchasser les manifestants. Depuis plus de 40 jours la mécanique est claire. Ils brisent la ligne, les jeunes se font tirer dessus, ils se dispersent et puis reprennent leurs positions. Jusqu’à la prochaine attaque. Et ainsi de suite.
« Embuscade ! Embuscade ! », crient-ils lorsque arrivent des deux côtés les canons à eau. Il n’y a pas grand-chose de plus à faire que se baisser et se protéger avec les corps. Ils se préviennent aussi lorsque l’un d’entre-eux est sur le point de lancer un cocktail molotov. « Mèche ! Mèche ! », crient-ils pour que leurs compagnons ouvrent un espace. La bombe artisanale vole dans les airs et tombe près des carabiniers. La joie se diffuse, cela leur offre un temps pour se rapprocher des carabiniers et continuer le combat avec les pierres.


La bataille est organisée. Certains vont à l’affrontement, d’autres construisent des barricades, d’autres regroupe le matériel, certains amènent la nourriture et l’eau, et d’autres s’occupent des blessées. Tout cela pour que le reste de la mobilisation contre un système qui les prive du plus élémentaire puisse avancer sans trop de difficultés.
Au milieu de la bataille jamais ne manque la batucada ou un saxophoniste qui s’approche avec « El derecho de vivir en paz » et imprègne l’ambiance de ses notes. La nuit tombe et les blocages s’éteignent peu à peu. Dans les rues sombres apparaissent des groupes de carabiniers qui patrouillent. Et, tel un fantôme, entre les ombres, on entend des cris : Miliciens de merde ! Jeunes de merde ! Assassins ! Une jeune fille avec une énorme pierre à la main passe près des rangs de carabiniers. Elle les insulte, cachant la pierre. Les carabiniers continuent. Et elle aussi.


Aucun commentaire: