"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

02/03/2011

La guerre du Mexique d’en haut

Voici la traduction - trouvée sur le site du Comité de Solidarité avec les Peuples du Chiapas en Lutte - du texte de Marcos que j'ai publié il y a quelques jours: Sur les guerres.



SUR LES GUERRES

sous-commandant insurgé Marcos
dimanche 27 février 2011.

(Extrait de la première lettre du Sup Marcos à don Luis Villoro, début d’un échange épistolaire sur Éthique et Politique. Janvier-février 2011.

Partie 2 sur les quatre qui constituent la première lettre, laquelle apparaîtra intégralement dans le prochain numéro de la revue Rebeldía.)

(...)

En tant que peuples originaires mexicains et en tant qu’EZLN, nous avons quelque chose à dire sur la guerre. Surtout si elle se livre dans notre géographie et dans le présent calendrier : Mexique, débuts du XXIe siècle...


II. La guerre du Mexique d’en haut

« Je souhaiterais la bienvenue à presque n’importe quelle guerre, parce que je crois que ce pays en a besoin. »
Theodore Roosevelt

Et voilà qu’à présent notre réalité nationale est envahie par la guerre. Une guerre qui non seulement n’est plus lointaine pour qui avait l’habitude de la voir dans des géographies ou des calendriers distants, mais qui commence à gouverner les décisions et indécisions de ceux qui ont cru que les conflits guerriers ne se trouvaient que dans les bulletins d’informations et les films de lieux aussi lointains que... l’Irak, l’Afghanistan,... le Chiapas.

Et dans tout le Mexique, grâce au parrainage de Felipe Calderón Hinojosa, nous n’avons plus besoin de recourir à la géographie du Moyen-Orient pour avoir une réflexion critique sur la guerre. Il n’est plus nécessaire de remonter le calendrier jusqu’au Vietnam, à la baie des Cochons, et toujours à la Palestine.

Et je ne mentionne pas le Chiapas et la guerre contre les communautés indigènes zapatistes, parce qu’il est bien connu qu’elle n’est pas à la mode (pour y parvenir, le gouvernement du Chiapas a dépensé pas mal d’argent pour obtenir que les médias ne le rangent pas dans l’horizon de la guerre, mais dans celui des « avancées » dans la production de biodiesel, le « bon » traitement des migrants, les « succès » agricoles et autres fables attrape-nigauds vendus aux comités de rédaction qui signent, comme s’ils étaient d’eux, les bulletins gouvernementaux pauvres en rédaction et en arguments).

L’irruption de la guerre dans la vie quotidienne du Mexique actuel ne vient pas d’une insurrection ni de mouvements indépendantistes ou révolutionnaires qui se disputent leur réédition sur le calendrier cent ou deux cents ans plus tard. Elle vient, comme toutes les guerres de conquête, d’en haut, du pouvoir.

Et cette guerre trouve en Felipe Calderón Hinojosa son instigateur et promoteur institutionnel (et, à présent, honteux de l’être).

Celui qui a pris possession de l’exécutif fédéral par la voie du fait accompli ne s’est pas satisfait de l’appui médiatique ; il a dû recourir à quelque chose de plus pour détourner l’attention et échapper à la remise en cause massive de sa légitimité : la guerre.

Quand Felipe Calderón Hinojosa a fait sienne la proclamation de Theodore Roosevelt (que certains attribuent à Henry Cabot Lodge) suivant laquelle « ce pays a besoin d’une guerre », il a reçu en réponse la méfiance craintive des chefs d’entreprise mexicains, l’enthousiaste approbation du haut commandement militaire et les applaudissements nourris de qui commande vraiment : le capital étranger.

La critique de cette catastrophe nationale appelée « guerre contre le crime organisé » devrait être complétée par une analyse en profondeur de ses stimulants économiques. Je ne me réfère pas seulement à cet antique axiome qui veut que, dans les époques de crise et de guerre, la dépense somptuaire augmente. Et pas non plus seulement aux sursalaires que perçoivent les militaires (au Chiapas, les haut gradés touchaient, ou touchent, un salaire supplémentaire de 130 % parce qu’ils se trouvent en « zone de guerre »). Il faudrait chercher aussi du côté des brevets, des fournisseurs et des crédits internationaux qui ne se trouvent pas dans ce qu’on appelle l’« Initiative Mérida ».

Si la guerre de Felipe Calderón Hinojosa (qu’on a essayé, en vain, de faire endosser à tous les Mexicains) est un négoce (et elle l’est), il faut encore répondre à ces questions : pour qui est-ce un négoce, et quel montant monétaire il atteint ?

Quelques estimations économiques

Ce n’est pas rien, ce qui est en jeu :

(note : les quantités détaillées ne sont pas exactes du fait qu’il n’y a aucune clarté dans les chiffres gouvernementaux officiels. C’est pourquoi dans certains cas on a eu recours à ce qui est publié dans le Journal officiel de la Fédération, et on l’a complété avec des données des ministères et de l’information journalistique sérieuse).

Dans les quatre premières années de la « guerre contre le crime organisé » (2007-2010), les principaux organismes gouvernementaux qui en étaient chargés (ministère de la Défense nationale - c’est-à-dire armées de terre et de l’air - ministère de la Marine, ministère de la Justice et ministère de la Sécurité publique) ont reçu du budget de dépenses de la Fédération une somme supérieure à 366 milliards de pesos (environ 30 milliards de dollars au taux de change actuel). Ces quatre dépendances du gouvernement fédéral ont reçu : en 2007, plus de 71 milliards de pesos ; en 2008, plus de 80 milliards ; en 2009, plus de 113 milliards, et en 2010 ça a été plus 102 milliards de pesos. À quoi il faut ajouter les plus de 121 milliards de pesos (environ 10 milliards de dollars) qu’elles recevront en cette année 2011.

Le seul ministère de la Sécurité publique est passé de 13 milliards de pesos de budget en 2007 à plus de 35 milliards en 2011 (peut-être est-ce parce que les productions cinématographiques sont plus coûteuses).

Selon le Troisième Rapport de gouvernement de septembre 2009, au mois de juin de la même année les forces armées fédérales comptaient un effectif de 254 705 hommes (202 355 pour l’armée de terre et l’armée de l’air, et 52 350 pour la flotte).

En 2009, le budget pour la Défense nationale a été de 43 milliards 623 millions 321 860 pesos, auxquels se sont ajoutés 8 milliards 762 millions 315 960 pesos (25,14 % de plus), au total : plus de 52 milliards de pesos pour les armées de terre et de l’air. Le ministère de la Marine : plus de 16 milliards de pesos ; la Sécurité publique : presque 33 milliards de pesos ; et le ministère de la Justice : plus de 12 milliards de pesos.

Total du budget pour la « guerre contre le crime organisé » en 2009 : plus de 113 milliards de pesos.

En 2010, un soldat fédéral du rang gagnait 46 380 pesos par an ; un général de division touchait un million 603 080 pesos annuels, et le ministre de la Défense nationale percevait des revenus annuels d’un million 859 712 pesos.

Si je ne me trompe pas dans les comptes, avec le budget guerrier total de 2009 (113 milliards de pesos pour les quatre ministères), on aurait pu payer les salaires annuels de deux millions et demi de simples soldats ; ou de 70 500 généraux de division ; ou de 60 700 titulaires du ministère de la Défense nationale.

Mais, bien entendu, tout ce qui entre dans le budget ne va pas aux salaires et aux prestations. Il y a besoin d’armes, d’équipements, de balles... parce que ceux qu’on a ne fonctionnent plus ou sont obsolètes.

« Si l’armée mexicaine entrait en guerre avec ses quelque 150 000 armes et ses 331,3 millions de cartouches contre un ennemi interne ou externe, sa puissance de feu serait tout juste suffisante pour douze jours de combat continu en moyenne, signalent des estimations de l’état-major de la Défense nationale (Emaden) élaborées pour chacune des armes, armée de terre et armée de l’air. D’après les prévisions, le feu d’artillerie des obusiers (canons) de 105 millimètres permettrait de tenir, par exemple, seulement 5,5 jours en tirant en continu les quinze munitions pour cette arme. Les unités blindées, d’après cette analyse, ont 2 662 munitions de 75 millimètres.

Si elles entraient en combat, les unités blindées dépenseraient toutes leurs munitions en neuf jours. Quand à l’armée de l’air, on signale qu’il existe à peine plus de 1,7 million de cartouches de calibre 7,62 mm qui sont employées par les avions PC-7 et PC-9, et par les hélicoptères Bell 212 et MD-530. Dans une conflagration, ce 1,7 million de cartouches s’épuiserait en cinq jours de feu aérien, selon les calculs du ministère. Cet organisme fait remarquer que les 594 équipements de vision nocturne et les 3 095 GPS utilisés par les Forces spéciales pour combattre les cartels de la drogue “ont accompli tout leur temps de service”.

Les carences et le gaspillage dans les rangs des armées de terre et de l’air sont manifestes et atteignent des niveaux difficiles à imaginer dans pratiquement tous les secteurs d’opération de l’institution. L’analyse de la Défense nationale signale que les goggles de vision nocturne et les GPS ont entre cinq et treize ans d’ancienneté et “ont accompli tout leur temps de service”. C’est la même chose avec les “150 392 casques anti-fragments” qu’utilisent les troupes. 70 % d’entre eux ont terminé leur vie utile en 2008, et les 41 160 gilets pare-balles le feront en 2009 (...).

Dans ce panorama, l’armée de l’air apparaît comme la plus touchée par le retard et la dépendance technologiques vis-à-vis de l’étranger, en particulier des États-Unis et d’Israël. D’après le ministère les dépôts d’armes de l’armée de l’air comptent 753 bombes de 250 à 1 000 livres chacune. Les avions F-5 et PC-7 Pilatus utilisent ces armes. Les 753 existantes permettent de combattre air-terre durant une journée. Les 87 740 munitions de calibre 20 mm pour jets F-5 permettent de combattre des ennemis internes ou externes pendant six jours. Enfin, le ministère révèle qu’en ce qui concerne les missiles air-air pour les avions F-5, le stock est de 45 pièces, ce qui représente uniquement une journée de feu aérien. » Jorge Alejandro Medellín dans El Universal, México, 2 janvier 2009.

Ça, c’est ce qu’on connaît en 2009, deux ans après le début de la soi-disant « guerre » du gouvernement fédéral. Laissons de côté la question évidente : comment a-t-il été possible que le chef suprême des forces armées, Felipe Calderón Hinojosa, se lance dans une guerre (« de longue haleine », dit-il), sans disposer des conditions matérielles minimales pour la mener, et ne parlons même pas de « la gagner » ? Alors demandons-nous : quelles industries d’armement vont bénéficier des achats d’armes, d’équipement, et de munitions ?

Si le principal promoteur de cette guerre est l’empire aux barres et aux troubles étoiles (si on compte bien, en réalité les seules félicitations qu’a reçues Felipe Calderón Hinojosa sont venues du gouvernement nord-américain), il ne faut pas perdre de vue qu’au nord du Río Bravo, on n’accorde pas d’aides ; on fait des investissements, c’est-à-dire des affaires.

Victoires et défaites

Les États-Unis gagnent-ils quelque chose à cette guerre « locale » ? La réponse est oui. En laissant de côté les profits économiques et l’investissement monétaire en armes, munitions et équipement (n’oublions pas que les États-Unis sont le principal fournisseur de tout cela aux deux camps opposés : les autorités et les « délinquants » - la « guerre contre la délinquance organisée » est une affaire en or pour l’industrie militaire nord-américaine), on trouve, comme résultat de cette guerre, une destruction/dépeuplement et une reconstruction/réorganisation géopolitique qui leur sont favorables.

Cette guerre (perdue par le gouvernement sitôt conçue non comme solution à un problème d’insécurité, mais à un problème de légitimité contestée) est en train de détruire le dernier retranchement qui reste à une nation : son tissu social.

Quelle guerre pourrait être meilleure pour les États-Unis que celle-ci, qui lui rapporte des profits, un territoire et un contrôle politique et militaire, sans les gênants body bags et les mutilés de guerre qui lui reviennent, autrefois du Vietnam, aujourd’hui d’Irak et d’Afghanistan ?

Les révélations de Wikileaks sur les opinions au sein du haut commandement nord-américain à propos des « déficiences » de l’appareil répressif mexicain (son inefficacité et sa promiscuité avec la délinquance) ne sont pas nouvelles. Ce n’est pas seulement parmi le commun des mortels, mais aussi dans les hautes sphères du gouvernement et du pouvoir au Mexique que c’est une certitude. La blague suivant laquelle c’est une guerre inégale parce que le crime organisé l’est, organisé, et pas le gouvernement mexicain, est une lugubre vérité.

Le 11 décembre 2006 a commencé formellement cette guerre avec ce qu’on a appelé alors « l’Opération conjointe Michoacán ». Sept mille éléments de l’armée, de la marine et des polices fédérales on lancé une offensive (populairement connue sous le nom de « michoacanazo » ou « le coup du Michoacán ») qui, une fois passée l’euphorie médiatique de ces jours-là, s’est révélée un échec. Le commandant militaire en était le général Manuel García Ruiz et le responsable de l’opération Gerardo Garay Cadena, du ministère de la Sécurité publique. À présent, et ce depuis décembre 2008, Gerardo Garay Cadena est en prison au pénitencier de haute sécurité de Tepic (Nayarit), accusé de collusion avec « el Chapo » Guzmán Loera.

Et à chaque pas accompli dans cette guerre il est plus difficile au gouvernement fédéral d’expliquer où se trouve l’ennemi à vaincre.

Jorge Alejandro Medellín est un journaliste qui collabore à divers médias - la revue Contralínea, l’hebdomadaire Acentoveintiuno et le site d’informations Eje central, entre autres - et qui s’est spécialisé dans les sujets du militarisme, des forces armées, de la sécurité nationale et du narcotrafic. En octobre 2010, il a reçu des menaces de mort pour un article où il signalait de possibles liens du narcotrafic avec le général Felipe de Jesús Espitia, ancien commandant de la Ve Zone militaire, ancien chef de la Section Sept - Opérations contre le narcotrafic - sous le gouvernement de Vicente Fox et responsable du Musée du stupéfiant situé dans les bureaux de la S-7. Le général Espitia a été muté de son poste de commandant de la Ve Zone militaire à cause de l’échec retentissant des opérations qu’il avait ordonnées à Ciudad Juárez et de la pauvre réponse qu’il a apportée aux massacres commis dans cette ville frontalière.

Mais l’échec de la guerre fédérale contre la « délinquance organisée », joyau de la couronne du gouvernement de Felipe Calderón Hinojosa, n’est pas une perspective à déplorer pour le pouvoir aux États-Unis : c’est le but à atteindre.

Les grands médias ont beau s’efforcer de présenter comme d’éclatantes victoires de la légalité les escarmouches qui ont lieu tous les jours sur le territoire national, ils ne parviennent pas à convaincre.

Et pas seulement parce que les grands médias ont été dépassés par les formes d’échange d’information d’une grande partie de la population (entre autres les réseaux sociaux et la téléphonie mobile, mais pas seulement), également, et surtout, parce que le ton de la propagande gouvernementale est passé de la tentative de tromperie à la tentative de foutage de gueule, depuis le « même si ça n’en a pas l’air, nous sommes en train de gagner » jusqu’à « la minorité ridicule » de délinquants, en passant par les fanfaronnades de comptoir du haut fonctionnaire de service.

Sur cette autre défaite de la presse, écrite, de radio et de télévision, je reviendrai dans une autre lettre. Pour l’instant, et en ce qui concerne le sujet qui nous occupe, il suffit de rappeler que le « il ne se passe rien au Tamaulipas », qui était proclamé par les bulletins d’information (plus particulièrement à la radio et à la télévision), a été mis en déroute par les vidéos prises par des citoyens avec des téléphones portables ou des caméras d’amateur et partagées sur Internet.

Mais revenons à cette guerre que Felipe Calderón Hinojosa, à ce qu’il prétend, n’a jamais appelée « guerre ». Il ne l’a pas appelée ainsi, pas vrai ?

« Voyons si c’est une guerre ou si ça ne l’est pas ; le 5 décembre 2006, Felipe Calderón a dit : “Nous travaillons à gagner la guerre contre la délinquance...” Le 20 décembre 2007, durant un petit déjeuner avec du personnel de la Marine, monsieur Calderón a utilisé jusqu’à quatre fois en un seul discours le terme de guerre. Il a dit : “La société reconnaît tout particulièrement le rôle de nos marins dans la guerre que mon gouvernement mène contre l’insécurité...”, “La loyauté et l’efficacité des Forces armées sont une des armes les plus puissantes dans la guerre que nous livrons contre elle...”, “En commençant cette guerre frontale contre la délinquance, j’ai signalé que ce serait une lutte de longue haleine”, “... c’est précisément comme ça que sont les guerres...”. Mais il y a plus encore : le 12 septembre 2008, lors de la cérémonie de clôture et d’ouverture des Cours du système éducatif militaire, l’autodénommé “Président de l’emploi” a pris son envol en prononçant en une demi-douzaine d’occasions le terme de guerre contre le crime : “Aujourd’hui notre pays livre une guerre très différente de celle qu’eurent à affronter les insurgés en 1810, une guerre distincte de celle qu’affrontèrent les cadets du Collège militaire il y a 161 ans...”, “... tous les Mexicains de notre génération ont le devoir de déclarer la guerre aux ennemis du Mexique... Aussi, dans cette guerre contre la délinquance...”, “Il est indispensable que nous tous, qui nous joignons à ce front commun, nous passions de la parole aux actes et que nous déclarions, vraiment, la guerre aux ennemis du Mexique...”, “Je suis convaincu que cette guerre, nous allons la gagner...”. » (Alberto Vieyra Gómez, Agence mexicaine de nouvelles, 27 janvier 2011).

En profitant du calendrier pour se contredire, Felipe Calderón Hinojosa n’arrange pas ses affaires, et ne se corrige pas sur le plan des concepts. Non, ce qu’il y a, c’est que les guerres, on les gagne ou on les perd (dans ce cas, on les perd) et que le gouvernement fédéral ne veut pas reconnaître que le point essentiel de sa gestion a échoué sur les plans militaire et politique.

Guerre sans fin ? La différence entre la réalité... et les jeux vidéo

Face à l’échec indéniable de sa politique guerrière, Felipe Calderón Hinojosa va-t-il changer de stratégie ?

La réponse est NON. Et pas seulement parce que la guerre d’en haut est un négoce, et que comme tout négoce elle se maintient tant qu’elle continue à générer des profits.

Felipe Calderón Hinojosa, le commandant en chef des forces armées ; le fervent admirateur de José María Aznar ; l’autodénommé « l’enfant terrible » ; l’ami d’Antonio Solá ; le « gagnant » de la présidence par un demi pour cent des voix, grâce à l’alchimie d’Elba Esther Gordillo ; celui des invectives autoritaires plutôt du style des caprices de gamin (« vous descendez, ou je vous envoie chercher ») ; celui qui veut masquer avec du sang encore celui des enfants assassinés à la garderie ABC à Hermosillo (Sonora) ; celui qui a accompagné sa guerre militaire d’une guerre contre le travail digne et le salaire juste ; celui de l’autisme calculé face aux assassinats de Marisela Escobedo et Susana Chávez Castillo ; celui qui distribue les étiquettes mortuaires de « membres du crime organisé » aux petites filles et petits garçons, hommes et femmes, qui ont été et qui sont assassinés parce que c’est comme ça, parce qu’ils ont eu la malchance de se trouver au mauvais endroit à la mauvaise date, et qui ne parviennent même pas à être nommés parce que personne n’en tient le compte, ni dans la presse ni dans les réseaux sociaux.

Lui, Felipe Calderón Hinojosa, est aussi un fan des jeux vidéo de stratégie militaire.

Felipe Calderón Hinojosa est le gamer « qui, en quatre ans, a transformé le pays en une version mondaine de The Age of Empires - son jeu vidéo préféré - (...) un amoureux - et mauvais stratège - de la guerre » (Diego Osorno, dans Milenio Diario, 3 octobre 2010).

C’est lui qui nous amène à demander : le Mexique est-il gouverné à la façon d’un jeu vidéo ? (Je crois que je peux poser ce genre de questions compromettantes sans risque d’être licencié pour manquement à « un code d’éthique » géré par la publicité payante.)

Felipe Calderón Hinojosa ne s’arrêtera pas. Et pas seulement parce que les forces armées ne le lui permettraient pas (les affaires sont les affaires), mais aussi à cause de l’obstination qui caractérise la vie politique du « commandant en chef » des forces armées mexicaines.

Rafraîchissons un peu les mémoires. En mars 2001, quand Felipe Calderón Hinojosa était le coordinateur parlementaire des députés fédéraux du Parti d’action nationale, a eu lieu ce lamentable spectacle du PAN qui refusait qu’une délégation indigène conjointe du Congrès national indigène et de l’EZLN fasse usage de la tribune du Congrès de l’Union à l’occasion de ce qu’on a appelé la « Marche de la couleur de la terre ».

Bien que cela désigne le PAN comme une organisation politique raciste et intolérante (ce qu’il est) qui refuse aux indigènes le droit à être écoutés, Felipe Calderón Hinojosa est resté campé dans son refus. Tout lui disait que c’était une erreur d’assumer cette position, mais le coordinateur des députés panistes n’a pas cédé (et a fini, avec Diego Fernández de Cevallos et d’autres illustres panistes dans un des salons privés de la chambre, à regarder à la télévision les indigènes prendre la parole dans un espace que la classe politique réserve pour ses saynètes).

« Tant pis pour le coût politique », aurait dit alors Felipe Calderón Hinojosa.

À présent il dit la même chose, même si aujourd’hui il ne s’agit plus des coûts politiques assumés par un parti politique, mais des coûts humains que paie le pays entier à cause de cet entêtement.

Sur le point de terminer cette missive, je suis tombé sur les déclarations de la secrétaire à la Sécurité intérieure des États-Unis, Janet Napolitano, spéculant sur de possibles alliances entre Al Qaeda et les cartels mexicains de la drogue. La veille, le sous-secrétaire de l’Armée des États-Unis, Joseph Westphal, avait déclaré qu’au Mexique il y a une forme d’insurrection dirigée par les cartels de la drogue qui, potentiellement, pourraient s’emparer du gouvernement, ce qui impliquerait une réponse militaire étasunienne. Il a ajouté qu’il ne souhaitait pas voir une situation où des soldats étasuniens seraient envoyés combattre une insurrection « sur notre frontière... ou avoir à les envoyer franchir cette frontière » vers le Mexique.

Pendant ce temps, Felipe Calderón Hinojosa assistait à un simulacre de libération d’otages dans un village reconstitué, façon décor de cinéma, dans l’État de Chihuahua et montait dans un avion de combat F-5, s’asseyait sur le siège du pilote et plaisantait avec un « envoyez les missiles ».

Des jeux vidéo de stratégie aux « simulateurs de combat aérien » et aux « tirs à la première personne » ? De Age of Empires à HAWX ?

Le HAWX est un jeu vidéo de combat aérien où, dans un futur proche, les entreprises militaires privées (private military company) ont remplacé les armées gouvernementales dans plusieurs pays. La première mission du jeu vidéo consiste à bombarder Ciudad Juárez (Chihuahua, Mexique), parce que les « forces rebelles » se sont emparées de la place et menacent d’avancer vers le territoire nord-américain.

Ce n’est pas dans le jeu vidéo, mais en Irak, qu’une des entreprises militaires privées embauchées par le Département d’État nord-américain et l’Agence centrale de renseignement (CIA) a été Blackwater USA, qui ensuite a changé son nom en Blackwater Worldwide. Son personnel a commis de sérieux abus en Irak, y compris l’assassinat de civils. À présent elle a encore changé son nom en Xe Services LLC et elle est le plus grand adjudicataire de sécurité privée du Département d’État nord-américain. Au moins 90 % de ses profits proviennent de contrats avec le gouvernement des États-Unis.

Le jour même où Felipe Calderón Hinojosa plaisantait dans l’avion de combat (10 février 2011), dans le même État de Chihuahua une fillette de huit ans est morte, touchée par une balle lors d’un échange de coups de feu entre des personnes armées et des militaires.

Quand cette guerre va-t-elle se terminer ?

Quand va apparaître sur l’écran du gouvernement fédéral le game over de la fin du jeu, suivi du générique avec les noms des producteurs et des sponsors de la guerre ?

Quand Felipe Calderón va-t-il pouvoir dire « nous avons gagné la guerre, nous avons imposé notre volonté à l’ennemi, nous avons détruit sa capacité matérielle et morale de combat, nous avons (re)conquis les territoires qui étaient en son pouvoir » ?

Depuis qu’elle a été conçue, cette guerre n’a pas de fin, et elle est perdue.

Il n’y aura pas de vainqueur mexicain sur ces terres (à la différence du gouvernement, le pouvoir étranger, lui, a un plan pour reconstruire/réorganiser le territoire), et le vaincu sera le dernier carré au Mexique de l’État national agonisant : les relations sociales, qui, en donnant une identité commune, sont la base de la nation.

Avant même la fin supposée, le tissu social sera totalement déchiré.

Résultats : la guerre en haut et la mort en bas

Voyons de quoi nous informe le ministre de l’Intérieur fédéral sur la « non-guerre » de Felipe Calderón Hinojosa :

« 2010 a été l’année la plus violente du sexennat, puisque se sont accumulés 15 273 homicides liés au crime organisé, 58 % de plus que les 9 614 enregistrés au cours de 2009, suivant les statistiques diffusées ce mercredi par le gouvernement fédéral. De décembre 2006 à la fin 2010 ont été comptabilisés 34 612 crimes, parmi lesquels 30 913 sont des cas signalés comme “exécutions” ; 3 153 sont qualifiés d’“affrontements” et 554 sont dans la catégorie “homicides-agressions”. Alejandro Poiré, secrétaire technique du Conseil de sécurité nationale, a présenté une base de données officielle élaborée par des experts qui fera apparaître à partir de maintenant “une information détaillée mensuelle, au niveau des États et des municipalités” sur la violence dans tout le pays » (journal Vanguardia, Coahuila, Mexique, 13 janvier 2011).

Posons les questions : sur ces 34 612 assassinés, combien étaient des délinquants ? Et les plus de mille petits garçons et petites filles tués (que le ministre de l’Intérieur a « oublié » de compter à part), c’étaient aussi des « tueurs à gages » du crime organisé ? Quand au gouvernement fédéral on proclame « nous sommes en train de gagner », à quel cartel de la drogue se réfèrent-ils ? Combien de dizaines de milliers d’autres constituent cette « ridicule minorité » qu’est l’ennemi à vaincre ?

Tandis que là-haut ils essaient inutilement de dédramatiser dans les statistiques les crimes que leur guerre a provoqués, il faut signaler qu’on détruit en même temps le tissu social sur presque tout le territoire national.

L’identité collective de la nation est en train d’être détruite, en train d’être supplantée par une autre.

Parce que « une identité collective n’est rien d’autre qu’une image qu’un peuple se forge de lui-même pour se reconnaître comme appartenant à ce peuple. L’identité collective, ce sont ces traits par lesquels un individu se reconnaît comme appartenant à une communauté. Et la communauté accepte cet individu comme une part d’elle-même. Cette image que le peuple se forge n’est pas nécessairement la perpétuation d’une image traditionnelle héritée, c’est généralement l’individu qui se la forge en tant qu’appartenant à une culture, pour rendre cohérents son passé et sa vie actuelle avec les projets qu’il a pour cette communauté.

Alors, l’identité n’est pas un simple legs dont on hérite, mais c’est une image qui se construit, que chaque peuple se crée, et par conséquent elle est variable et changeante suivant les circonstances historiques » (Luis Villoro, novembre 1999, entrevue avec Bertold Bernreuter, Aachen, Allemagne).

Dans l’identité collective d’une bonne partie du territoire national il n’y a pas, comme on voudrait nous le faire croire, la dispute entre l’étendard de la patrie et les narco-corridos (si on ne soutient pas le gouvernement, on soutient la délinquance, et vice-versa).

Non.

Ce qu’il y a, c’est une imposition, par la force des armes, de la peur comme image collective, de l’incertitude et de la vulnérabilité comme miroirs dans lesquels ces collectifs se reflètent.

Quelles relations sociales peuvent se maintenir ou se tisser si la peur est l’image dominante avec laquelle on peut identifier un groupe social, si le sens de la communauté se rompt au cri de sauve-qui-peut ?

Le résultat de cette guerre ne va pas être seulement des milliers de morts... et de juteux profits économiques.

Ce va être aussi, et surtout, une nation détruite, dépeuplée, brisée irrémédiablement.

(...)

Bon, don Luis. Salut, et que la réflexion critique encourage de nouveaux pas.

Depuis les montagnes du Sud-Est mexicain.
Sous-commandant insurgé Marcos.

Mexique, janvier-février 2011.

Source : Enlace Zapatista
Traduit par el Viejo.
photo: Marcos arrive à San Cristobal de Las Casas pour le lancement de l'Autre Campagne le 1er janvier 2006, Mexique. (SR)

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