"La plume est la langue de la pensée"
Miguel de Cervantes Saavedra

20/04/2012

Sur les pas de Traven


Une nouvelle écrite pour le fanzine A bloc! #2, sorti en novembre 2011. C'est un hommage - à mon humble niveau - à un immense auteur: B. Traven.
La forme de la nouvelle a été librement inspiré par l'un des romans fondateur de la littérature moderne mexicaine: Pedro Páramo de Juan Rulfo.

J'espère à travers cette petite histoire vous donner envie de (re)découvrir cet écrivain qui fut, plus qu'un pont dans la jungle, un pont entre les peuples d'ici et là-bas... où que ce soit!

 
Bonne lecture



 

Une si longue nuit

La chaleur était accablante. Elle tombait sur la canopée comme les pluies le faisaient le reste de l'année. La jungle transpirait, bruissait. Le vent, les oiseaux, les singes l'emplissaient de leurs chants, de leurs respirations, de leurs mouvements. Gales marchait depuis de longues heures, s'enfonçant toujours plus profondément dans cette trame végétale. Des moustiques tourbillonnaient sans cesse autour de lui. La machette battait sa cuisse, marquant le rythme régulier de la marche. Il but une gorgée d'eau à la gourde, en versa un peu sur un madras, le noua sur sa tête puis recoiffa son chapeau. La forêt Lacandone était le reflet fidèle de ses souvenirs. Ou étaient-ce ceux de son père ?
A l'image de l'agitateur et rédacteur du Ziegelbrenner (1), anarchiste de la République des conseils fuyant Munich vaincue par la charge de l'Histoire, Gales erra dans une Europe que ses frontières labyrinthiques et sa bureaucratie étriquée claquemuraient dans une absurdité kafkaïenne. Il s'embarqua sur un vaisseau des morts (2) et fut bien près d'y laisser sa peau. Sur les pas de son père il débarqua au Mexique, travailla comme cueilleur de coton, foreur sur un champ de pétrole... A Tampico, il avait côtoyé les Wobblies (3), ces adeptes d'un syndicalisme nomade vivant au grès des emplois, suivant le mouvement des grèves. Père et fils vécurent longtemps dans de simples huttes, entourés d'Indiens, au milieu de la jungle.
Alors qu'au-dessus des arbres gigantesques le soleil déclinait, Gales gravit une petite butte et déboucha sur un vieux ranch abandonné. Mère nature avait repris dans ses bras l'éphémère vanité humaine. Les racines, les lianes, les branches avaient repoussé les murs, soulevé le toit. Gales attacha ses deux mulets et perçut dans le brouhaha de la forêt les gazouillis timides d'un cours d'eau. Plus bas, un pont de bois branlant enjambait le lit d'une rivière que la saison avait en partie asséchée. Il promenait son regard tout autour, contempla longuement cet océan de verdure. Il était venu retrouver la piste de l'auteur de ses jours. Mais dans la jungle les traces meurent plus vite encore que les hommes.
La nuit tombait moins qu'elle ne montait de la forêt. Les flammes arrachaient à l'épais mur d'obscurité quelques éclats de lumière. Gales avait fini son repas. La symphonie de la jungle jouait de ses tonalités nocturnes. Il alluma un cigare avec un tison tiré du feu. Il fumait avec délectation, souriait, regardait le trabuco rouler entre ses doigts. Parfois il soufflait sur le bout incandescent puis tirait une bouffée. Il était assis à même le sol, appuyant son dos sur la grosse racine qui serpentait derrière lui. Il ferma les yeux pour chasser la fatigue et se laissa aller. Il imaginait Ret Marut, ce père qui en débarquant au Mexique en 1924 avait écrit : "Le Bavarois de Munich est mort." Comme était mort à l'aube du XXe siècle le prolétaire vagabond, cédant sa place à l'homme de théâtre puis au révolutionnaire. Gales songeait aux cendres de son auteur, dispersées au-dessus de cette jungle qu'il avait tant aimée.


Il fut sorti de sa torpeur par le crin-crin lancinant d'un violon. Devant lui, enveloppée de voiles de brume, se dressait une jolie petite brune. Il reconnut Irène Mermet, compagne de route de Marut sur les chemins de la révolution allemande. "Je ne l'ai jamais trahi." Elle s'assit tout près de lui. "Avec ma jeunesse j'ai perdu mes convictions, c'est vrai, mais j'ai toujours préservé le secret de ton père. Je l'ai tellement aimé !" Comme nimbée d'une aura d'éternité, Rosa Elena Lujan sortit des ténèbres à son tour. "C'est moi qui ai confirmé suivant ses dernières volontés, qu'il avait été Ret Marut." "Ce qui ne signifie en rien qu'il soit né sous cette identité !", trancha sèchement Esperanza Lopez Mateos. Elle éprouvait pour Rosa Elena une grande admiration mais dédaignait le charme paisible de celle qu'elle considérait comme sa rivale. Celle qui après son suicide en 1951 avait pris sa place auprès de l'écrivain. Celle qui était parvenue à toucher l'homme et qui l'avait épousé six ans plus tard.
"Mesdames, voyons !" Diego Rivera et Frida Kahlo entrèrent en scène hilares, sortant bras dessus bras dessous de la petite bâtisse de bois. "Pour les autorités mexicaines, il était Traven Torsvan, né le 3 mai 1890 à Chicago." L'imposant muraliste de la révolution mexicaine poursuivit. "Selon d'autres sources il serait né en 1882 à Schwiebus en Allemagne et se serait appelé Otto Albert Max Feige." La frêle Frida, grande artiste au corps tourmenté enchaîna, "Selon les autorités de résidence de Munich, Ret Marut serait né le 25 février 1882 à San Francisco. Mais le tremblement de terre de 1906 a englouti les archives de la ville. Son bulletin de naissance a été avalé par la Terre !" Diego ajouta : "Au cours de sa vie il aura utilisé plus d'une vingtaine d'identités, dont Hal Croves..." Humphrey Bogart hocha la tête en vidant sa coupe de champagne. Frida rappela un sourire aux lèvres que la rumeur avait fait de leur ami le fils caché de l'empereur Guillaume II, Jack London ou encore un groupe de scénaristes hollywoodiens. John Huston évoqua sa rencontre avec l'écrivain sur le tournage du Trésor de la Sierra Madre. "J'étais fasciné par le roman et par l'auteur. En 1946 j'ai rencontré Croves, son soi-disant imprésario. Un homme rugueux. J'ai encore du mal à croire qu'ils n'aient été qu'une seule et même personne." Le cinéaste Gabriel Figueroa se tourna vers Gales : "La seule chose dont on est sûr, c'est de la date de sa mort... Le 26 mars 1969 ! La veille il m'avait demandé du cyanure. Mais la Mort a été plus rapide que moi."
La jungle sous son lustre d'étoiles prenait des allures de salon mondain. Le vieux rancho, d'un jeux d'ombres et de lumières se parait des ors verts et des boiseries cuivrées de la jeune république mexicaine. Protagonistes et figurants d'un soir palabraient, plaisantaient, riaient en glissant dans le halo des flammes. Esperanza, femme d'une grande culture au sourire orgueilleux avait suspendu Gales aux commissures de ses lèvres carmin. "J'avais approché ses éditeurs dès 1939. Je voulais l'autorisation de traduire Le pont dans la jungle pour que Gabriel l'adapte au cinéma. J'ai essuyé un refus mais je l'ai tout de même traduit. Ma version lui a tellement plu qu'il m'a engagée comme agent littéraire et traductrice."
Gales reconnut Ernst Preczang, le premier directeur de la Guilde du livre Gutenberg et son successeur, Josef Wieder. Ce dernier évoquait le malin plaisir qu'avait pris l'écrivain à brouiller les pistes. "En 1951, alors qu'il obtient la nationalité mexicaine, nous publions le premier numéro des BT-Mitteilungen, un bulletin photocopié d'information ou plutôt de désinformation adressé aux agences littéraires. Ce petit jeu dura jusqu'en 1960 ! Marut savait aussi se montrer fidèle. Lorsqu'en 1933 la Guilde tomba entre les mains des nazis, il transféra ses droits à la filiale de Zurich que je dirigeais."
Preczang se vantait quant à lui d'avoir fait du rebelle un écrivain. "La Guilde n'en était qu'à ses débuts et nous étions à la recherche d'auteurs neufs et sociaux. Nous n'avions pas identifié derrière le pseudonyme le responsable de la presse de Munich insurgée. Son Baumwollpflücker (4) au ton anarcho-syndicaliste marqué, publié en épisodes l'année précédente, en 1924, avait attiré mon attention. Je lui ai proposé de publier ce qu'il écrirait, il a accepté. Mais lorsque nous lui avons demandé de nous fournir une photo, des éléments de biographie, il a répondu que sa vie ne regardait que lui. Il avait écrit, je cite de mémoire : Si on ne reconnaît pas l'homme à ses œuvres, de deux choses l'une, soit c'est l'homme qui ne vaut rien, soit ce sont ses ouvrages."
Esperanza profita du passage d'un ange pour reprendre la parole. "Neuf ans de silence entre ma mort et son ultime Aslan Norval... C'est long ! Suffisamment pour nourrir la légende. Sans œuvre, pas d’auteur !" Elle décrivit en détails la conférence de presse au cours de laquelle son frère Adolfo, alors président du Mexique, nia qu'elle fut le mystérieux écrivain. "Il réfuta également l'être lui-même." ajouta Rivera, balançant sa flûte de champagne d'une main à l'autre. "Le Chiapas, la forêt Lacandona, los indios, voilà ce qui le définissait. Il suffit de le lire pour s'en persuader. La terre des anciens Mayas le fascinait littéralement. Il admirait ces peuples capables de forger un mot, multepal, pour dire "gouverner ensemble" et de reléguer temples et palais à l'état de vestiges du passé. C'est d'ailleurs son journal de voyage au Pays du printemps, qui l'imposa à l'intelligentsia que nous formions dans ce Mexique des années 30. Beaucoup d'entre nous y décelèrent la profondeur du regard porté sur l'histoire de notre pays"
La nuit avançait à pas de félin et la fraîcheur couvrait de rebozos les épaules des femmes. Des lambeaux de chair, flammèches consumées par l'obscurité, s'élevaient des corps, asséchaient la bonhomie d'un Diego Rivera. Ses yeux ronds n'étaient plus ceux d'un batracien bon vivant mais un regard vide au fond d'orbites creuses. La stupeur avait jeté son masque sur le visage de Gales et les corps désincarnés des invités dansaient joyeusement dans des vêtements devenus trop amples. Frida Kahlo figurait, elle, une exquise Catrina.
Venant d'au-delà du pont, une indienne au visage raviné s'approcha de Gales. "Ton père et moi nous sommes rencontrés en 1926. Il se faisait appeler Torsvan. Il s'était joint comme photographe à l'expédition archéologique du docteur Palacios. Fin juin, il avait laissé ses compagnons à San Cristobal de las Casas pour s'enfoncer seul sur nos terres. C'est alors que je l'ai connu. Ensuite nous ne nous sommes plus vraiment quittés. Il est toujours revenu ici, vers cette terre, cette jungle, vers nous, Indiens qui y vivons." Elle rajeunissait et son teint de bronze, ses cheveux épais et noirs, la dignité de son regard s'effaçaient derrière le voile de nuit enveloppant ses traits et la lune. "Il a cherché dans les livres l'histoire de nos peuples, de nos cultures mais surtout il a posé sur nous, hommes et femmes sans visages, morts au monde, un regard dénué de préjugés. Nous étions ses frères de cœur, prolétariat inconnu de l'Europe, en lutte pour sa libération, pour accéder à la lumière du soleil." La femme posa sur Gales un regard que la passion ravivait. "Tu cherches à savoir qui était ton père ? Regarde au fond de ton cœur. Il y a autant de lui en toi, qu'il y avait de toi en lui. Vois tes frères, Andres, Candido, Celso... Regarde Juan Mendez, Martin Trinidad. Vois tous ces Indiens avec leurs charrettes et leurs bœufs, ceux qui vivent de l'acajou, des troncs qu'ils abattent. Vois celles et ceux qui ne possèdent rien, pas même leur propre vie. Regarde-nous ! Nous sommes nés de la nuit, nous vivons en elle. Et en elle nous mourrons !"
Pendant qu'elle parlait, fière, un groupe d'Indiens s'était assis autour du feu. Gales ne les avait pas vus sortir des ténèbres et pourtant ils étaient là, accroupis, vêtus de misère, le chapeau à la main. Les femmes portaient à leurs robes des fleurs sauvages, les hommes des machettes. L'un d'eux un violon. Tous et toutes dissimulaient leurs faces sous des passe-montagnes tissés d'obscurité. Une rumeur enflait. i Tierra y Libertad ! i Abajo la dictadura ! La mémoire du fils effeuillait La Rosa Blanca, soufflait les mots du père : "Mais lorsque les indiens s’éveillèrent de leur torpeur, qu’ils rejetèrent les petites habitudes qui pesaient sur eux depuis des temps immémoriaux, ils reconnurent qu’à la place de leur petite patrie étriquée, ils en avaient acquis une plus vaste qui avait elle aussi sa beauté. Et tandis que la petite patrie semblait toujours rester ce qu’elle était, la nouvelle patrie se développait de jour en jour avec leurs connaissances. Elle semblait n’avoir plus de limites et englobait tous les hommes, tous les pays, toutes les pensées que l’on pouvait concevoir." Macchabées en révolte et squelettes esthètes dessinaient une fresque passée au vitriol de Posada, une toile nocturne peuplée de ses calaveras. L'indienne tourna vers Gales un visage qui n'en était plus un ; ses traits était ceux de la Mort elle-même : "Tu es toi aussi né de cette si longue nuit "
Le jour naissant dissipait les dernières perles de rosée quand deux cavaliers débouchèrent devant l'ancien bungalow. L'un fumait tranquillement la pipe, les bras croisés sur le pommeau de sa selle. L'autre, don Durito, un étrange petit scarabée, avait mis pied à terre et examinait la figure chiffonnée de Gales. "Aucune nuit n'est si longue qu'elle ne finisse par reculer devant le jour", marmonna-t-il en guise de prière. El Sup, son fidèle écuyer, lui demanda s'il connaissait le gringo couché-là. Il acquiesça. "Gales est un personnage de roman, une identité de papier, le rejeton littéraire d'un vieil ami... Le fils de B. Traven."



1 : Le Fondeur de briques, journal radical où Marut exprimait son pacifisme et son anarchisme proche des thèses de Stirner.
2 : Le vaisseau des morts, premier roman de Traven, évoque ces navires voués au naufrage avec leur équipage afin que l'armateur empoche la prime d'assurance.
3 : Surnom donné aux membre du syndicat Industrial Worker of the World. http://www.iww.org/fr
4 : Les cueilleurs de coton fut publié en épisodes par le Vorwärts (En avant !), journal progressiste allemand de l'époque. Une version augmentée sera publiée par la Guilde Gutenberg sous le nom Der Wobbly.

La Guilde du livre Gutenberg : La maison d’édition Büchergilde Gutenberg est fondée en août 1924 à la Maison du peuple de Leipzig. Son but avoué est d'offrir une littérature de qualité, à petit prix aux travailleurs. Un an plus tard, à la recherche d’auteurs, son directeur Ernst Preczang sollicite Traven. Ce dernier publia tous ses romans à la Guilde Gutenberg.

Les journées révolutionnaires de Bavière commencent, comme ailleurs en Allemagne, le 7 novembre 1918 lorsqu’on proclame la République à Munich. Le Président du Gouvernement est l’écrivain berlinois Kurt Eisner, un leader du Parti social-démocrate indépendant. Il s’appuie sur des conseils d’ouvriers, de soldats et de paysans. Mais son parti essuie une énorme défaite aux élections de janvier 1919. Et, au moment même où il se rend à l’Assemblée pour présenter sa démission, le 21 février 1919, il est tué dans un attentat (Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht avaient déjà été assassinés à Berlin en janvier de la même année). Le 18 mars l’Assemblée choisit un gouvernement de coalition dont le Président est un Social-Démocrate, Johannes Hoffmann (qui était ministre dans le gouvernement de Eisner). Pendant tout ce temps les radicaux préparent le renversement violent du Gouvernement Hoffmann. Les principaux conjurés: Erich Mühsam, Landauer, Levien, Leviné, Toller, et probablement Marut. Ils proclament la République des Conseils (sorte de Soviets) le 7 avril. Le Gouvernement Hoffmann se réfugie à Bamberg. Dès le 13 avril la garde républicaine arrête les membres (principalement anarchistes) de la République des Conseils. Un nouveau gouvernement des Conseils est formé immédiatement par les communistes (avec l’assentiment des anarchistes). Il se prépare à proclamer la dictature du prolétariat. Cette fois-ci le Gouvernement Hoffmann avec l’aide de Berlin va rétablir l’ordre dans le sang (...) La deuxième République des Conseils tombera le 1er mai.

Traven sur la toile :
en français :
Deux articles de CQFD reviennent aussi sur l’œuvre et la vie de Traven : http://www.cequilfautdetruire.org/spip.php?article1353 et http://www.cequilfautdetruire.org/spip.php?article1923
A lire aussi la très bonne biographie de Golo, en BD et en français : B. Traven, portrait d'un anonyme célèbre
En espagnol :

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