Bonne année!

Après la pause de Noël, on retourne à nos réflexions sur Wikileaks, avec un article de rue89 traitant du manifeste de Julian Assange. Indispensable pour comprendre le phénomène Wikileaks.
Bonne lecture
" Aveugler la conspiration " : dès 2006, la conception de WikiLeaks
Photo : Julian Assange lors d'une conférence de presse à Genève, le 4 novembre 2010 (Valentin Flauraud/Reuters).
En 2006, alors qu'il s'apprêtait à lancer WikiLeaks, Julian Assange avait déjà théorisé sur son blog sa conception de la transparence, et l'importance de prendre le contrôle de l'information contre le pouvoir. Extraits de ce manifeste toujours d'actualité.
Le blog personnel de Julian Assange, Iq.org, n'est plus en ligne, mais il reste accessible via le site internet Archive. On y trouve notamment un texte daté du 3 décembre 2006, intitulé « De la conspiration comme mode de gouvernance ». Un manifeste annonçant les actions d'éclat de WikiLeaks, jusqu'à la révélation dimanche soir de milliers de documents sur les secrets de la diplomatie américaine.
Dans ce texte, Julian Assange estime que les régimes politiques « autoritaires » reposent sur des conspirations, et que ces conspirations tirent elles-mêmes leurs forces des informations dont elles disposent. Pour affaiblir ces régimes, il faudrait donc manipuler ces informations ou limiter leur circulation.
Avec WikiLeaks, Julian Assange est passé à la pratique. En allant plus loin : prendre le contrôle de l'information, ce n'est plus la manipuler pour tromper le pouvoir, mais la diffuser au plus grand nombre. F.K.
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Mais procédons par ordre. Le premier aspect de WikiLeaks, c’est la confirmation du fait que chaque dossier constitué par un service secret (de quelque nation que ce soit) est composé exclusivement de coupures de presse. Les «extraordinaires» révélations américaines sur les habitudes sexuelles de Berlusconi ne font que rapporter ce qui depuis des mois pouvait se lire dans n’importe quel journal (sauf ceux dont Berlusconi est propriétaire), et le profil sinistrement caricatural de Khadafi était depuis longtemps pour les artistes de cabaret matière à sketch.
La règle selon laquelle les dossiers secrets ne doivent être composés que de nouvelles déjà connues est essentielle à la dynamique des services secrets, et pas seulement en ce siècle. Si vous allez dans une librairie consacrée à des publications ésotériques, vous verrez que chaque ouvrage répète (sur le Graal, le mystère de Rennes-le-Château, les Templiers ou les Rose-Croix) exactement ce qui était déjà écrit dans les ouvrages antérieurs. Et ce non seulement parce que l’auteur de textes occultes n’aime pas faire des recherches inédites (ni ne sait où chercher des nouvelles sur l’inexistant), mais parce que ceux qui se vouent à l’occultisme ne croient qu’à ce qu’ils savent déjà, et qui reconfirme ce qu’ils avaient déjà appris. C’est le mécanisme du succès de Dan Brown. Idem pour les dossiers secrets. L’informateur est paresseux, et paresseux (ou d’esprit limité) le chef des services secrets (sinon il pourrait être, que sais-je, rédacteur à Libération), qui ne retient comme vrai que ce qu’il reconnaît. Les informations top secret sur Berlusconi que l’ambassade américaine de Rome envoyait au Département d’Etat étaient les mêmes que celles que Newsweek publiait la semaine d’avant.
Alors pourquoi les révélations sur ces dossiers ont-elles fait tant de bruit ? D’un côté, elles disent ce que toute personne cultivée sait déjà, à savoir que les ambassades, au moins depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et depuis que les chefs d’Etats peuvent se téléphoner ou prendre un avion pour se rencontrer à dîner, ont perdu leur fonction diplomatique et, exception faite de quelques petits exercices de représentation, se sont transformées en centres d’espionnage. N’importe quel spectateur de films d’enquête sait très bien cela, et ce n’est que par hypocrisie que l’on fait semblant de l’ignorer. Toutefois, le fait de le répéter publiquement viole le devoir d’hypocrisie, et sert à placer sous une mauvaise lumière la diplomatie américaine. En second lieu, l’idée qu’un hacker quelconque puisse capter les secrets les plus secrets du pays le plus puissant du monde porte un coup non négligeable au prestige du département d’Etat. Aussi le scandale ne met-il pas tant en crise les victimes que les «bourreaux».
Mais venons-en à la nature profonde de ce qui est arrivé. Jadis, au temps d’Orwell, on pouvait concevoir tout pouvoir comme un Big Brother qui contrôlait chaque geste de ses sujets. La prophétie orwellienne s’était complètement avérée depuis que, pouvant contrôler chaque mouvement grâce au téléphone, chaque transaction effectuée, l’hôtel visité, l’autoroute empruntée et ainsi de suite, le citoyen devenait la victime totale de l’œil du pouvoir. Mais lorsque l’on démontre, comme ça arrive maintenant, que même les cryptes des secrets du pouvoir ne peuvent échapper au contrôle d’un hacker, le rapport de contrôle cesse d’être unidirectionnel et devient circulaire. Le pouvoir contrôle chaque citoyen, mais chaque citoyen, ou du moins le hacker - élu comme vengeur du citoyen -, peut connaître tous les secrets du pouvoir.
Comment un pouvoir qui n’a plus la possibilité de conserver ses propres secrets peut-il tenir ? Il est vrai, Georg Simmel le disait déjà, qu’un vrai secret est un secret vide (et secret vide ne pourra jamais être dévoilé) ; il est vrai, aussi, que tout savoir sur le caractère de Berlusconi ou de Merkel est effectivement un secret vide de secret, parce que relevant du domaine public ; mais révéler, comme l’a fait WikiLeaks, que les secrets de Hillary Clinton étaient des secrets vides signifie lui enlever tout pouvoir. WikiLeaks n’a fait aucun tort à Sarkozy ou à Merkel, mais en a fait un trop grand à Clinton et à Obama. Quelles seront les conséquences de cette blessure infligée à un pouvoir très puissant ? Il est évident que dans le futur, les Etats ne pourront plus mettre en ligne aucune information réservée - cela reviendrait à la publier sur une affiche collée au coin de la rue. Mais il est tout aussi évident qu’avec les technologies actuelles, il est vain d’espérer pouvoir entretenir des rapports confidentiels par téléphone. Rien de plus facile que de découvrir si et quand un chef d’Etat s’est déplacé en avion et a contacté l’un de ses collègues. Comment pourront être entretenus dans le futur les rapports privés et réservés ? Je sais bien que, pour l’instant, ma prévision relève de la science-fiction et est donc romanesque, mais je suis obligé d’imaginer des agents du gouvernement qui se déplacent de façon discrète dans des diligences aux itinéraires incontrôlables, en n’étant porteurs que de messages appris par cœur ou, tout au plus, en cachant les rares informations écrites dans le talon d’une chaussure. Les informations seront conservées en copie unique dans des tiroirs fermés à clef : au fond, la tentative d’espionnage du Watergate a eu moins de succès que WikiLeaks.
J’ai eu l’occasion d’écrire que la technologie avance maintenant en crabe, c’est-à-dire à reculons. Un siècle après que le télégraphe sans fil a révolutionné les communications, Internet a rétabli un télégraphe sur fils (téléphoniques). Les vidéocassettes (analogiques) avaient permis aux chercheurs en cinéma d’explorer un film pas à pas, en allant en avant et en arrière et en en découvrant tous les secrets du montage, alors que maintenant les CD (numériques) ne permettent que de sauter de chapitre en chapitre, c’est-à-dire par macroportions. Avec les trains à grande vitesse, on va de Rome à Milan en trois heures, alors qu’en avion, et les déplacements qu’il inclut, il faut trois heures et demie. Il n’est donc pas extraordinaire que la politique et les techniques de communications en reviennent aux voitures à cheval.
Une dernière observation. Autrefois, la presse essayait de comprendre ce qui se tramait dans le secret des ambassades. A présent, ce sont les ambassades qui demandent les informations confidentielles à la presse.
Traduit de l’italien par Robert Maggiori
Umberto Eco est titulaire de la chaire de sémiotique de l’université de Bologne. «De l’arbre au labyrinthe : Etudes historiques sur le signe et l’interprétation», Grasset, 2010. «Il Cimitero di Praga», Bompiani, 2010.
Le soleil tapait fort sur les quelques personnes présentes au cimetière. Tonatiuh n’arrêtait pas de pleurer. Il aurait aimé voir le ciel pleuvoir. Mais non, le soleil demeurait aveuglant de préjugés, comme ces gens qui l’insultaient, maquillant leurs voix afin de masquer leur incapacité à comprendre la douleur qui le tenaillait. Pour eux, tout était clair, limpide comme le ciel et le Dieu qui y régnait. Les convictions de Tonatiuh se fissuraient. Sa représentation du monde se brouillait. Bien et mal s’entremêlaient dans sa morale. Le curé débitait ses âneries et Tonatiuh aurait eu envie de l’envoyer au diable, mais la tristesse et son épouse qui le tenait par la main, l’en empêchaient. Il ne pouvait croire que c’était sa fille, son bébé qui était enfermée là, dans cette boîte en bois. Il n’avait de cesse d’écouter le dernier message qu’elle lui avait laissé. Il se foutait bien des injures. Sa fille était bien moins putassière que n’importe lequel de ces politiciens qui vendent le bien commun pour une victoire.
Tôt dans la matinée étaient revenus les policiers. Ils dirent que les gamins qu’ils avaient arrêtés étaient maintenant libres comme l’air. Ils affirmèrent que Victoria, sa fille, ne travaillait pas dans la zone, qu’elle n’y était pas enregistrée, ni aucune de ces copines. Ils insinuèrent que l’affaire serait vite classée, sans suite. Tonatiuh se rendait compte que personne n’en avait rien à faire de la mort de trois putains. Comme pour le rassurer, ils ajoutèrent qu’elles s’étaient trouvées au mauvais endroit au mauvais moment… Le Mexique de 2010 ?
Dans la soirée, une fois leur fille incinérée, Tonatiuh, sa femme et quelques amis allèrent prendre des bières. En rentrant chez eux, devant l’église, des types éructaient leur haine des prostituées. Tonatiuh attrapa l’un d’eux. Il le chopa par le col. Un de ces gars qui n’a d’autre conscience que la croix qu’il porte. Il le plaqua contre le mur. Un de ces mecs qui vont à la zone le samedi soir et qui, le dimanche matin, s’en lavent les mains en famille à la messe. Il ne put le frapper. Il le laissa tomber à terre en petits morceaux de certitudes. Les traits de Nayeli l’avaient adouci. Elle avait toujours eu cet effet sur lui. Il l’aimait. Il n’aurait pas su définir l’amour, mais il était certain de l’aimer, qu’il n’avait jamais été aussi heureux qu’avec elle. Et maintenant, il ne lui restait plus qu’elle dans sa pauvre vie.
Jamais ils n’ont été riches. Jamais ils n’ont eu plus que pour survivre. Tonatiuh et Nayeli se rencontrèrent en 68. Il passait son temps avec des potes à essayer de sortir des revues de poésie. Elle faisait partie d’un groupe qui organisait manifs et grèves à la UNAM (1). Pour Nayeli Jésus était le premier communiste. Tonatiuh, lui, ne croyait pas... ni au Dieu unique, ni en ceux de l’ancien Mexique. Elle si, croyait. Elle n’allait pas à la messe, non, mais elle croyait en un Dieu-tout-puissant-qui-fera-justice-un-jour-ou-l’autre. Ils se marièrent des années plus tard. Elle était enceinte et ils ne voulaient pas se mettre sa famille à dos avec un enfant du pêché. Tonatiuh se fichait bien de se marier, mais il la voulait heureuse. Elle avait été magnifique dans sa robe de mariée, avec son ventre rond. Ils avaient alors reçu de nombreux appels anonymes. Ring ! Ring ! « Sale pute ! Vile chienne sans Dieu. »
Il était 2h30 et une fois de plus Victoria se couchait avant que son père n’ait garé son taxi. Elle l’appela, mais il ne répondit pas. « Je vais me coucher ‘pa. Courage. Mmuhaa ! » Trois heures plus tard elle l’entendit arriver. Une fois encore la douche le fit enrager… L’eau était froide. Il alla se coucher.
Victoria n’avait jamais aimé se réveiller tôt. Mais il n’y avait pas le choix. À 7h, elle eut du mal à se lever pour aller en cours. Pourtant elle aimait étudier. Son père aussi aimait la voir avec tous ces livres, lisant poésie et romans. Lui aussi avait aimé lire… avant, quand il avait le temps pour ce genre d’activités qui remplissent la tête mais laisse l’estomac sur sa faim. C’est son papa qui lui avait donné le goût de la lecture.
C’était un véritable personnage de roman. Il avait voyagé jusqu’en Alaska. Il avait tout fait: mineur, serveur, ouvrier, marin… Comme les chats Tonatiuh avait eu ses neuf vies. Avec Nayeli, ils s’étaient installés à Aguascalientes après le tremblement de terre de 85. Ils travaillaient alors pour l’INEGI (2). Les héros des histoires de Victoria avaient quelque chose de lui. C’est lui aussi, qui lui avait donné l’envie d’écrire.
Elle prit son café, ses œufs et ses céréales avec sa mère qui commençait à cuisiner. Le caméléon de José de Molina étalait ses couleurs dans toute la maison. Lorsque le vieux chanteur entonna la rencontre entre le Pape et le Christ, Victoria commença à chantonner. Nayeli rougit, se retourna et avec un grand sourire lui lança: « Surveille le mole vert pendant que je prie pour ton salut, maudite athée. » Elles rirent beaucoup. Le plaisir de Victoria résidait dans des yeux brillants et un sourire sur le visage de sa maman. Son portable sonna du Ska-P. « Ouais! J’suis crevé. Et toi? Ok, on s’retrouve là-bas. »
Tout au long de la nuit étaient passés les amis, des voisins, la famille. Les bougies coloraient la veillée funèbre de leurs tons feutrés. Les souvenirs s’invitèrent à la cérémonie. Chaque larme renfermait le sien. Tonatiuh y vit sa fille juste après sa naissance. Si petite. Si fragile. Puis elle avait grandi. Son développement physique et psychologique, les étapes de son apprentissage repassaient en boucle sur ses yeux vides. Victoria avait dû louper quelques cours et rebondissait de tafs en jobs pourris. Le père ne pouvait pas comprendre ce qui avait mené sa fille dans la zone. « J’ai toujours fait tout ce que j’ai pu pour elle… Alors pourquoi elle se prostituait ? » Et une fois de plus les larmes inondèrent son visage.
Ils n’avaient pas eu de quoi lui payer l’université. Elle dut se la payer elle-même. Jusqu’à il y a peu, elle travaillait dans une librairie, à une rue de la Carranza, de celles qui vendent des livres d’occase, des romans français, des philosophes allemands. Ce genre de locaux qui dans les souvenirs du jeune Tonatiuh fermaient tôt parce qu’ils n’avaient pas la lumière, mais qui avaient allumé en lui quelque étincelle. Il y emmenait Victoria depuis toute petite. La seule chose qui rendait le père qu’il était, pas peu fier de lui, était d’avoir transmis à sa fille l’amour des livres.
Quelques amies de Victoria passèrent, les yeux rougis comme les siens quand elle était défoncée, comme de petits feux sur son visage de sable. Il commença à pleuvoir. Fort. Elle avait tant aimé la pluie. Ils restèrent ainsi jusqu’au matin, accueillant les proches de leur fille. A deux heures, alors que Victoria gagnait sa place dans la nuit étoilée, ne restaient plus que quelques amis d’enfance. Des femmes d’âge mûr se présentèrent à la porte. Nayeli les reçut. Elles travaillaient dans la zone. Elles avaient connu Victoria là-bas. Une autre Victoria… plutôt sa propre défaite. Tonatiuh parla longuement avec elles. Il avait tellement de questions, tant de choses qu’il ne comprenait pas. Puis le téléphone. Encore une voix maquillée: « Sales putes! Crevez sales putes, chiennes de l’enfer! »
En arrivant à la UAA (3), Victoria tomba sur ce putain d’Gabriel, ange aux ailes de poudres. Il était si cool, maudit mec. Si cool qu’après quelques mois à la fac, il avait refermé sur elle les griffes d’une mauvaise fée, héroïne de cauchemar. Il lui avait ensuite proposé de mettre des petites annonces dans Le Soleil du centre (4). C’est ainsi que Victoria se brûla les ailes au contact d’un astre noir.
Depuis 2006 le Mexique était devenu fou. Aguascalientes aussi. La violence patrouillait dans les rues, percutante comme des balles dans un corps. Ce n’était toujours pas aussi grave qu’à Ciudad Juarez ; les jeunes profitaient encore de lieux mal famés. Il était encore anormal de lire dans la presse le nombre de morts que chaque nuit laisse. « Aguascalientes, terre des bonnes gens », dit le blason de la ville. « Ce n’est plus pareil maintenant avec tous ces chilangos (5). » disent les conneries du peuple. Pour les homos, les femmes, pour tous ceux qui ne correspondent pas au canon de la société, la peur a toujours été là. La peur du berger chez les moutons noirs. Mais Victoria n’écoutait ni le père, ni le chef.
Il y a quelques semaines elle avait laissé tomber la librairie. Elle gagnait plus dans la zone. Et puis elle avait ressenti ce besoin de continuer. Elle avait l’impression qu’elle ne pourrait s’engager en littérature sans se perdre dans les bas-fonds de la vie. Elle rêvait d’écrire des romans, aussi noirs que les eaux qui inondent ses veines, les fleuves de sa terre. Victoria vendait son vagin à des salauds comme Gabriel avait vendu son âme au diable. En sortant de son cours de français elle croisa quelques potes. Ils avaient de l’herbe et oublièrent bien vite leurs cours magistraux pour parcourir le terrain des idées sur des ailes lettrées. Le Gato López fit vibrer son téléphone. Elle raccrocha et son regard resta accroché à ses rêves. Ils allaient publier une de ses histoires.
Nayeli n’arrêtait pas de pleurer. Il y en aurait eu pour remplir mille ciels comme celui de sa terre. Elle était assise à même le sol dans la cuisine. L’appel suspendu à l’éternité. Ses grands yeux ouverts laissaient échapper toute l’horreur dont est capable le Mexique, ce pays sur le point de fêter le bicentenaire de son indépendance. Comme on dit en enfer : « Rien à fêter ! » Tonatiuh hurlait. Son cri (6) sera de vengeance ; de honte celui de sa femme.
« C’était la tante de la petite… de Maria, dit Nayeli, le frère de son père a appelé. Tu sais, celui qui vit au sud de la ville. Il y a eu une fusillade et… » Et une nouvelle fois ses pleurs tombèrent en perles au creux de ses mains. Quant aux larmes de Tonatiuh, elles couraient comme des fleuves sur une vie sèche. On venait de leur enlever le petit morceau de ciel bleu qu’il leur restait. La chair de leur chair. Le soleil venait de disparaître à tout jamais derrière la grisaille.
Puis les flics municipaux arrivèrent. Ils les emmenèrent jusqu’à la place Don Quichotte, chez le légiste. Ils firent leurs adieux à une dépouille. Les officiers n’eurent pas à demander, ils l’avaient identifiée. L’officier leur avait dit que Victoria était une pute. Qu’ils l’avaient trouvée avec deux autres filles, à une rue de la zone de tolérance (7). Qu’ils avaient arrêté quatre jeunes avec lesquels une patrouille avait eu maille à partir. « L’un d’eux est le fiancé d’une des meufs… enfin, fiancé, vous savez comment sont ces filles. » ria l’officier. Nayeli restait sans voix. Tonatiuh, lui, criait. Il n’arrivait pas à croire que sa fille était morte, ni qu’elle se prostituait. Il eut l’impression d’être heurté et traîné par un train qui fonçait droit dans le mur. Puis on leur demanda d’aller pleurer plus loin, dehors. La sonnerie du portable sous un ciel bleu-triste. Une cumbia sous la pluie. Encore un appel perdu.
Victoria arriva à la porte de la zone à 19h. Raymundo était assis, son ventre énorme tombait comme un masque. Il lui toucha le cul avec ses doigts boudinés. « Palpation de sécurité ma jolie. » Il éclata de rire. Il avait huit enfants et pas une thune. Le liquide servait à l’engraisser et engrosser sa femme. Il consigna son entrée dans la zone. « Le Zoo Narco, disait toujours Victoria, on est comme des animaux en cages, surveillées par le personnel des cartels. » Deux copines l’attendaient. Maria-Guadalupe et Chelsey. L’une comme l’autre aurait pu être sa mère. Elles avaient la quarantaine et des filles de son âge. Elles venaient d’autres états, Oaxaca et Chihuahua. Elles enchaînaient cinq nuits de travail ici et passaient le week-end en famille. Les salaires de ces mères faisaient vivre leurs familles et celles de leurs maris. Tous le savaient mais personne jamais ne le mentionnait. On ne parle pas de ces choses-là.
Deux mois plus tôt, elles avaient accueilli Victoria à son arrivée dans la zone. Elles lui avaient filé des préservatifs. MG lui avait raconté que lorsqu’elle était entrée dans la zone la concurrence était rude entre celles qui utilisaient les capotes et les autres. Les clients préféraient celles qui n’en utilisaient pas. Mais grâce au travail de quelques féministes, elles avaient réussi à réveiller des consciences essorées par une vie à faire le trottoir. La santé des putes s’améliora. « On doit faire des analyses régulièrement. Mais personne ne teste les clients. Si l’un d’eux te refile le Sida, tu perds ta place dans la zone. » Pour Lupita et Chelsey, la zone était tout. Elles y travaillaient et y habitaient. Elles ne connaissaient personne à l’extérieur à part Victoria, et leurs familles restées à des centaines de kilomètres.
Elles allèrent papoter dans leur bistrot habituel. Celui qui le tenait s’appelait Vincent. « L’aveugle… comme la justice » disait-il toujours. C’était le mec le plus con que Victoria ait jamais vu. L’un des plus violents aussi. Des narcos lui avaient confié la gestion de La chatte noire. Victoria n’avait jamais su distinguer les cartels, pour elle c’était tous les mêmes. Vincent avait un droit de cuissage et il en usait et en abusait aussi pour ses potes, gérants d’autres troquets, enseignes lumineuses d’obscurs patrons, marionnettes paradant au grand jour aux côtés des flics qui patrouillaient dans la zone. Une semaine après la descente des fédéraux, toutes les putes en parlaient encore. Elles avaient subi insultes, coups, vols et viols, et pas seulement de leurs droits de l’Homme. Elles allèrent ensuite vendre leur « corps d’œuvre ». Peu avant deux heures, Chelsey appela Victoria et Lupita. Son mac voulait la voir. Elle voulait qu’elles l’accompagnent. Elle avait peur. Dernier appel.
Il était 6h30. Tonatiuh écouta son message, celui de la nuit. Comme toujours quand il bossait, elle lui en avait laissé un sur son répondeur. Il essaya de l’appeler. Victoria ne répondit pas. C’était au tour du papa d’en laisser un à sa fille. « Elle doit être en train d’arriver à la fac », pensa-t-il. Fatigué après dix heures passées derrière le volant de son taxi, Tonatiuh ne voulait plus que dormir quelques heures. La veille, le patron lui avait demandé de lui rendre service. « Tu peux rouler deux heures de plus? Je viens d’envoyer Pedro se faire foutre et il me manque un chauffeur. Dieu te le remboursera. » « Ni Dieu ni ce putain de patron ne me rendront quoi que ce soit! Enfoirés! », avait-il pensé. Mais qui peut se permettre de refuser quelques heures de boulot en plus? Quelques jours auparavant, en huit heures il n’avait gagné que 15 pesos… « Merde, 15 pesos pour un jour de boulot! Vous vous rendez compte? C’est tout pour le patron ! » Avait-il commenté à son premier client le lendemain. Alors il continua. C’était son deuxième jour de travail de suite et il avait envie de voir sa femme et son bébé plus d’une demi-heure. Il disait encore son bébé, mais elle avait 20 ans. Elle étudiait la littérature à la fac. Tonatiuh n’avait jamais été à la fac… sauf pour les manifs en 68. C’était une autre époque et sa famille n’avait pu lui payer ses études. Il espérait que Victoria décroche son diplôme et peut-être pourrait-elle se sortir de toute cette merde qu’ils lui avaient offerte en la faisant naître à Aguascalientes, cette ville d’eaux. Eaux toujours moins chaudes et toujours plus troubles. L’eau de la douche était encore froide et le chauffe-eau refusait de s’allumer. « Dormir! Je verrai ça après. » Sa femme préparait les garnitures des tortas, des gorditas et rangeait le local où elle vendait films pirates, colliers et autres bijoux faits à la main… d’œuvre. Ring! Ring! « Allô. Oui c’est moi. »
« Putain, ça fait mal! Alors c’est comme ça qu’ça finit ? Tout a été si vite ! Tant de douleur et tant de haine. Rien de plus qu’une pincée de chance pour donner du goût à cette putain de vie! Et un petit morceau de métal pour la regretter. Les trois comme ça, abattues sur le trottoir comme des chiennes que l’on tire. Comment ils nous ont jeté d’la zone pour nous exécuter ! En nous tirant par les cheveux. A coups de pieds dans l’cul. En nous braquant avec les canons de leur virilité, gueulant, et nous pleurant et gémissant.”
Il avait tant manqué à Victoria… Elle aurait aimé vieillir, voir la vie avec un œil de vieille. Elle aurait aimé voir La vie, l’incarner, la nourrir de mille autres, de celles qui se lisent et s’écrivent dans les livres. Elle aimait les héroïnes. Elles l’avaient menée si haut, quand l’autre héroïne l’avait plongée dans de si bas quartiers… en zone de perdition.
Une légère bruine commença à tomber sur son corps, comme lorsqu’elle était petite et que sa maman la baignait délicatement. La pluie semblait chaude. Ou peut-être était-ce elle qui déjà était froide ? Le lever du jour était rouge. Quelque chose vibra… « Je ne peux pas vous répondre, laissez votre message après le bip sonore… Je suis morte ! »
1 : Université Nationale Autonome de Mexico
2 : Instituto Nacional de Estadistica Geografia e Informatica, sorte d’INSEE mexicain qui a déménagé de Mexico à Aguascalientes à la suite du tremblement de terre qui a touché Mexico en 1985
3 : Université Autonome d’Aguascalientes
4 : El sol del centro, quotidien d’Aguascalientes
5 : surnom péjoratif des habitants de la capitale, Mexico.
6 : El grito, le cri de l’indépendance marque les festivités de l’Indépendance. A l’origine il fut poussé par Hidalgo le 15 septembre 1810 et signe le début de la guerre d’Indépendance du pays.
7 : Pâté de maison ceint d’un mur où la prostitution est tolérée. L’entrée de la zone est interdite aux femmes autres que les prostituées.
La zone est la version française de ma nouvelle ZOoNArco écrite pour el invitad@ incomod@.
L’être humain est un animal protocolaire. Nos comportements obéissent, consciemment ou non, à des codes. Jusqu’à une époque récente, le protocole était un instrument de pouvoir hégémonique. Plus on maîtrisait les règles et leur construction, plus on contrôlait la population. L’écriture et la police des protocoles étaient le privilège des élites. Internet est aujourd’hui le lieu par lequel l’humanité est en train de prendre conscience que la liberté passe par la reprise en main collective de la construction et de la réinvention des protocoles. Le nom de WikiLeaks restera comme l’un des jalons de cette démocratisation. Dans le mot « WikiLeaks », « Leaks » est important : ce sont les « fuites » grâce auxquelles les cercles décideurs qui jadis apparaissaient solides comme le roc se liquéfient et perdent de leur superbe. Mais « Wiki » est tout aussi signifiant : cela veut dire que tout un chacun peut contribuer à cette démystification active des protocoles.
Quel est le point commun entre Internet et les cercles diplomatiques ? Ce sont deux mondes régis par des protocoles très stricts, mais de manière inversée. La rigueur diplomatique est un vernis de surface qui permet toutes les hypocrisies, les coups bas et trahisons. Le protocole est mis en scène, tandis que les manœuvres restent dans l’ombre. La rigueur d’Internet se trouve au contraire dans tout ce que l’on ne voit pas : dans ses codes sources, dans ses standards universels d’écriture des programmes et de traitement des informations (par exemple, sur Internet, les standards RFC, TCP/IP ou HTML). Ce qui est visible immédiatement, sur le Net, c’est un joyeux chaos, la turpitude, la liberté d’expression, toutes les manifestations du kaléidoscope humain. Nous sommes depuis longtemps vaguement familiers des codes qui régissent la vie plus ou moins feutrée des ambassades, ces règles plus ou moins tacites d’étiquette, de préséance et de relations entre les Etats et leurs émissaires. Nous connaissons moins bien la récente logique opératoire de la technologie numérique.
Wikileaks est le produit de la culture hacker. Un hacker, ce n’est pas un méchant boutonneux qui provoque la troisième guerre mondiale en bidouillant des computeurs. Un hacker est un acteur du réel : sa pratique repose sur le reverse engineering, ou rétroconception. Qu’est-ce à dire ? Il s’agit de déconstruire les programmes, les règles ou les protocoles construits par des groupes à vocation monopolistique pour comprendre comment ils sont bâtis à la source, afin de les modifier et de devenir acteur de ses propres instruments de communication, si possible en open source, c’est-à-dire conformément à l’esprit des logiciels libres, modifiables par tous ceux qui se donnent la peine de connaître la logique numérique des protocoles. Mais cette manière de faire, les hackers ne la limitent pas aux programmes numériques : à force de passer le plus clair de leur temps sur Internet, les jeunes générations ont désormais l’algorithme dans la peau : elles comprennent à quel point nos protocoles mondains, nos règles politiques et sociales, nos comportements, nos goûts, nos croyances, nos identités ont été construites et sont des instruments de contrôle.
Le monde diplomatique, celui des dirigeants, n’est certes pas sacré. Beaucoup l’ont répété dans leurs analyses, les fuites de WikiLeaks ne sont pas très surprenantes dans le contenu. Mais n’oublions pas que « le message, c’est le médium », selon la fameuse et toujours éclairante formule de Marshall McLuhan. La force de l’événement historique en cours réside dans la forme plutôt que dans le fond. Cet événement se dit ainsi : le « numérisme », à savoir la codification globale de nos représentations en suites électroniques binaires est un nouvel ADN universel. Ce numérisme, par effet de contraste, met de plus en plus à jour une tendance humaine complémentaire, le « créalisme », volonté de s’autonomiser, de se maintenir librement à l’écart des automatismes, tout en reprenant en main une recréation démocratique des protocoles. En anglais, cela se dit empowerment ; en français, capacitation.
Les vieux mondes analogiques élitistes du double langage et du bluff, ceux notamment de la politique, ne peuvent qu’être ébranlés. Le message qu’envoie WikiLeaks à ceux qui gouvernent est le suivant : à présent que vous avez recours à la logique numérique pour organiser le monde et contrôler les masses, sachez que les masses pourront avoir accès, comme vous, à ce protocole universel pour le détourner ou en démasquer les usages hégémoniques. Une démocratisation inévitable, sauf à mettre en prison tous ceux qui connaîtraient la programmation informatique, tentation qui semble démanger certains dirigeants, y compris en France.
Celui qui règne par le code tombera par le code. Ceux qui entendent contrôler les masses par la biométrie, le contrôle électronique, doivent s’attendre à voir les protocoles numériques se retourner contre eux grâce à la vigilance de quelques-uns, pourvu qu’Internet et la presse restent libres. Une liberté qui ne doit pas être que technique, mais critique et constructive. Car n’oublions jamais, avec Orwell, que le numérisme seul, sans créalisme collectif, ne mènera pas à plus de démocratie, mais seulement au meilleur des mondes.
Dernier ouvrage paru : « De l’art d’être libres au temps des automates » (Max Milo, 2010).
Paru dans Libération du 14/12/2010